stdClass Object ( [id] => 17923 [title] => Et le paradis est devenu une ville… [alias] => et-le-paradis-est-devenu-une-ville [introtext] =>L'Exil et la Promesse / 28 - Il y a toujours une parcelle de terre sacrée qu’on ne peut vendre, et qui est donc inestimable.
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 19/05/2019
"Le prix de la vie vient de choses inestimables. Dans la sphère de l'acte libre, du don de ce que l'on possède et de ce que l'on est, l'homme atteint sa plus haute dignité".
François Perroux, Le capitalisme
Nous arrivons à la fin du commentaire du livre d'Ézéchiel. Son dernier mot concerne la ville, pour nous rappeler que le sens de la prophétie est de nous parler du Ciel pour rendre la terre meilleure.
Ceux qui craignent la gratuité et le don ne cherchent généralement pas à les éliminer. Plus intelligemment, ils les encensent de compliments louangeurs, puis les enferment dans un espace étroit et séparé pour que, ligotés et emprisonnés, ils ne perturbent pas le cours normal du commerce qui se déroule « hors les murs ». Les noms de ces tentatives d’enferment idéologique portent aujourd’hui des noms : action non lucrative, bénévolat, secteur tertiaire, religieux. Il y a de faux prophètes qui font tout pour nous convaincre que le don et la fraternité ne sont bons et utiles que s'ils restent docilement cantonnés dans un territoire défini et limité, parce qu'ils savent que s'ils s’en libéraient et en sortaient, leur entreprise entrerait dans une crise profonde. Les grandes innovations se produisent lorsque, grâce à un authentique prophète, la gratuité sort de ses frontières et s'introduit dans la ville, en la transformant et en la changeant pour toujours.
[fulltext] =>« Ainsi parle le Seigneur Dieu : voici les frontières d’après lesquelles vous partagerez le pays entre les douze tribus d’Israël, avec deux parts pour Joseph. Vous l’aurez comme héritage, chacun à part égale, car j’ai juré, la main levée, de le donner à vos pères ; ce pays vous revient en héritage. » (Ézéchiel 47,13-14). À la fin du livre d'Ézéchiel, nous trouvons la terre, qui dans la Bible est une question qui dépasse largement la sphère juridique ou politique. Pour les prophètes, la terre est toujours une terre promise, surtout chez les prophètes de l'exil, lorsque la terre n'était plus là et que la promesse semblait avoir disparu pour toujours. L'une des grandes et principales missions des prophètes, peut-être la plus précieuse, consiste à maintenir la promesse en vie contre vents et marées - à nous parler de l'avenir alors que tout s’écroule, de la beauté quand la laideur nous envahit, de la santé quand on est malade, de la vie quand on meurt. On ne sort pas des grandes crises sans prophétie.
La terre promise est profondément inscrite dans l'ADN spirituel de l'humanisme biblique. C'est une part essentielle de la dot de son Dieu différent, fidèle à la vérité de sa promesse. C'est aussi pour cette raison que le peuple juif a été (et continue d'être) tenté et éprouvé sur la possession et la non possession de la terre. Mais ici aussi, le regard des prophètes n'est pas celui de la Loi. Ézéchiel dit que les parts de terre des douze tribus doivent être égales, qu’elles ne doivent donc pas être attribuées en fonction du nombre d’habitants. Ceci pour dire que s'il y a une justice proportionnelle, il y en a une autre qui reconnaît des droits égaux à des réalités différentes. Le fait d’être plus ou moins petits ne justifie pas toujours une moindre part, car la taille et la force ne sont pas toujours les premiers éléments du pacte social. Elles le sont souvent, mais pas toujours. Il y a des dimensions morales et sociales qui ne sont ni mesurées ni pondérées. Parfois les exigences de l'équité précèdent celles de l'égalité, mais dans certains cas le principe de l'égalité doit être absolu, surtout en matière de droits de la personne - sa dignité, son respect, sa liberté ne sont pas attribués selon des critères quantitatifs ni numériques. Et pour les prophètes, la terre promise n’appartient pas au règne de la quantité mais de celui de l'esprit et donc de la qualité.
La Loi avait par ailleurs souligné à plusieurs reprises que les étrangers ne sont pas comme les juifs, qui n'ont pas les mêmes droits (Dt 23,3-4). Au lieu de cela, le prophète change, rectifie, dit le contraire : « Vous partagerez le pays entre vous – entre les tribus d’Israël. Cela vous reviendra en héritage. Vous le ferez pour vous et pour les immigrés résidant parmi vous, qui ont engendré des fils parmi vous ; ils seront pour vous comme des israélites de souche au milieu des fils d’Israël… » (Éz 47, 21-22). La Loi/Torah, de par sa nature même, relègue les différentes règles du septième jour au seul Shabbat et fait tout pour qu'elles restent l'exception, mais la prophétie tend à étendre la loi jubilaire du septième jour à tous les jours de la semaine. En effet, pour la Loi, l'exception sabbatique est et doit rester une exception (égalité entre citoyens et étrangers, entre les hommes et la nature, entre hommes libres et esclaves...), tandis que pour la prophétie c’est la règle du Royaume qui doit venir. La controverse de Jésus sur le sabbat est la critique prophétique d'un système qui défendait jalousement le sabbat pour qu’il ne franchisse pas la clôture du septième jour - la prophétie de l'Évangile est un sabbat éternel, où la fraternité universelle est la règle d'or de la nouvelle loi.
Les communautés sans prophètes ni prophétie font une discrimination entre autochtones et étrangers, entre les catégories d'enfants. La Loi fait des distinctions, accorde des priorités et exclut ; les prophètes, au nom d'une autre loi, unifient, incluent, veillent à l’équité. Au sein de la société civile, les règles concrètes et changeantes résultent du dialogue, de la confrontation et de l'affrontement entre la Loi et la Prophétie et elles ne peuvent être qu’inhumaines et injustes si et quand le débat civil se prive de la parole irremplaçable des prophètes - ou quand ceux-ci sont réduits au silence, tués ou dénaturés.
Ézéchiel poursuit : « Les Lévites, le long du territoire des prêtres, auront une part (...) Ils ne pourront ni vendre, ni échanger, ni aliéner cette meilleure partie du pays, car elle est sacrée pour le Seigneur » (48,13-14). Il y a une partie de la terre promise, la partie centrale confiée à la tribu de Lévi, qui est régie par un statut encore différent : elle ne peut être achetée ni vendue, elle ne suit pas les règles de l'offre et de la demande, et, grâce à cet espace réservé et différent, toute la terre reste encore promise, même si elle est déjà habitée.
Cette terre ne relève pas d’un contrat parce qu'elle doit symboliser la mémoire du pacte. Voilà qui souligne avec clarté et force la différence entre les pactes et les contrats en fixant une limite aux échanges commerciaux. Il est dit que dans cette relation tout n'est pas à vendre, qu'il y a des réalités et des valeurs vraiment et littéralement non négociables. Dans la Bible, ce qui n’est pas le cas dans le monde latin, le négoce n'est pas le contraire de l'oisiveté (nec-otium), mais du sacré : "Car elle est sacrée pour le Seigneur". Un pacte n'est pas un contrat parce qu'il ne comporte pas un prix de réserve à partir duquel ce bien devient une marchandise. Même si quelque juriste a voulu l'appeler ainsi, un mariage n'est pas une affaire contractuelle, parce qu'il est fondé sur une parcelle de terre sacrée qui n'est pas une marchandise, mais seulement et entièrement un bien ; du fait que cette parcelle de terre commune est notre terre promise, elle n'a pas de prix, et cette absence de prix lui confère une valeur infinie.
La dernière vision d'Ézéchiel s’achève avec la nouvelle Jérusalem : « Les portes de la ville porteront les noms des tribus d'Israël » (48, 31). Et son Livre se termine par cette phrase : « La ville sera appelée à partir de ce jour : "Il y a YHWH" » (48, 35).
Le Livre d’Ézéchiel, le prophète qui nous a le plus parlé du ciel, des visions, des anges, se termine par la vision d'une ville nouvelle. Dans les grands livres, les premiers et les derniers mots sont révélateurs. Ils se distinguent par leur consistance et leur sens, aussi devrait-on souvent les lire ensemble. « La trentième année, le quatrième mois, le cinquième du mois, alors que j'étais parmi les déportés sur les rives du fleuve Chebar, les cieux s'ouvrirent et j'eus des visions divines.» C'est le premier verset du livre d'Ézéchiel, avec qui, il y a presque six mois, nous avons commencé ce long voyage. Les cieux s'ouvrirent, et il y eut donc des visions divines, dont beaucoup figurent dans son livre. Et, à la fin, son dernier mot est un terme profane et humble : "ville". Au cours de ces mois, Ézéchiel nous a livré beaucoup de mots évoquant la beauté et l'espoir, mais le plus beau est peut-être celui-ci. Voilà donc un message merveilleux pour ceux qui, comme nous, ne voient pas s’ouvrir le ciel, n'ont pas de visions, mais veulent et doivent se pencher sur la ville, sa politique, son économie, ses habitants, et y trouver leur paradis. Les visions et le ciel d'Ézéchiel sont devenus aussi les nôtres. Les prophètes nous font part de leurs visions pour qu'elles deviennent notre héritage et notre soutien pendant que nous menons les mêmes combats qu’eux, mais sans entendre : « C'est ainsi que le Seigneur dit ». C'est là un héritage étrange mais réel : poursuivre leurs luttes sans avoir leur lumière fait naître entre eux et nous une véritable fraternité.
Et voilà qu’une fois encore, arrive le moment des adieux. Nous devons quitter Ézéchiel avec la mélancolie qu’on éprouve en laissant un ami qui nous a accueillis pendant quelques mois dans sa belle maison. En sa compagnie, nous avons traversé les lumières et les ombres de cette époque, ses joies et ses espoirs. Beaucoup de choses restent imprimées dans l'âme, mais surtout des pages prodigieuses et infinies. Le récit de son appel prophétique en terre d'exil, un prêtre sans temple qui hérite d'un temple à la taille du monde. Le mutisme qui a accompagné sa vocation, la rendant encore plus vraie et humaine, parce que le prophète, plus que tout autre, sait qu'il n'est pas le maître des paroles qu'il dit, que chacune d’elles est un don qui brise le silence. Sans oublier la destruction de Jérusalem et du temple, qu'il avait prophétisée dès le premier jour de sa vocation : destin mystérieux d'un prophète qui reçoit la tâche d'annoncer la destruction de la ville sainte, "le délice de ses yeux". Puis ce nouveau « cœur de chair », et la grande vision des os desséchés et ressuscités, la Pentecôte de l'Ancien Testament. Et aussi ce nouveau temple qui devient la source d'une eau qui sort pour irriguer le monde, pour sacraliser le profane et la terre entière. Et enfin la ville. La sienne et la nôtre. Mais il y a, surtout et constamment: l’exil et la promesse. Ézéchiel est un grand prophète parce qu'il a su garder sa foi en la promesse pendant l'exil babylonien, le moment le plus difficile de l'histoire d'Israël. Il nous enseigne ainsi que la promesse peut rester vivante pendant que meurt le grand rêve. Que Dieu continue d'être vrai même s'il a été vaincu, que le succès n'est pas un bon critère de vérité. Que même si une histoire est finie, l’histoire n’est pas achevée. Sans les prophètes, que serait la religion, la vie ? Que serions-nous ?
Merci à ceux qui m'ont accompagné au cours de ces mois, dans un travail qui devient de plus en plus une entreprise « chorale ». Merci encore à Marco Tarquinio, rédacteur en chef de ce journal, qui contribue à l’heureuse fécondité de mon travail en cette saison de ma vie. Après une pause dominicale, le 2 juin, nous poursuivrons notre dialogue avec la Bible, grâce au commentaire du Livre des Rois, puis de l'histoire de Salomon et d'Élie. Prêts, une fois de plus, à être surpris par la Bible, et, à travers elle, par la vie.
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stdClass Object ( [id] => 17924 [title] => Le grand cantique de la laïcité [alias] => le-grand-cantique-de-la-laicite [introtext] =>L'exil et la promesse / 27 - Le Temple est trop petit pour contenir l'Amour et l'eau de la Sagesse
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/05/2019
« Aliocha se leva et regarda, et soudain, comme abattu, il se jeta à terre. Il ne savait pas pourquoi il l'embrassait ainsi, il ne savait pas comment expliquer son irrésistible désir de l'embrasser complètement, mais il l'embrassait en pleurant, en sanglotant et en la baignant de ses larmes et jurait, dans son exaltation, de l'aimer à jamais... Après trois jours, il quitta le monastère, conformément aux paroles de son staret défunt, qui lui avait ordonné de "demeurer dans le monde" ».
Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov - Cana de Galilée
La page du lieu sacré entouré des eaux qui arrosent la terre est l’une des plus grandes d'Ézéchiel et de la Bible. Elle contient l'image d'une foi authentiquement laïque, où le temple de Dieu devient la terre entière.
L’eau est l'un des grands symboles de la Bible. C'est son alpha et son oméga. Pison, Tigre, Euphrate, Nil, Jourdain, Yabbok, Noé, Abraham, Agar, Rachel, Moïse, Mara, le Baptiste, la Samaritaine, le Golgotha. Rivières, puits, femmes. L'eau et la vie, l'eau est la vie. Toujours et partout, surtout dans ces régions semi-arides du Proche-Orient, ou sur nos terres desséchées et désertifiées à cause de l’incurie des descendants d'Adam et de Caïn.
[fulltext] =>De temps en temps, dans les grands textes - et la Bible en fait partie - on trouve une page qui dit tout par elle-même. Ce sont des pages différentes qui résument tout le message du livre et de ce que l'on peut dire de vrai et de beau à son sujet. Une page dont la lecture nous comble de plénitude. Nous pouvons, nous devons, lire tout le livre d'Ézéchiel, puis ceux des autres prophètes, et ensuite les livres sapientiaux, jusqu'aux Évangiles et Saint Paul, et peut-être même quelques textes d'autres traditions spirituelles. Mais si, à la fin de cette démarche, nous voulions dire ce que nous avons compris de la religion, de l'esprit, du culte et du temple, nous ne trouverions peut-être rien de mieux que l'image d'Ézéchiel, précisément celle du nouveau temple immergé dans les eaux, qui s'en éloignent pour irriguer la terre : « L’homme me fit revenir à l’entrée de la Maison, et voici : sous le seuil de la Maison, de l’eau jaillissait vers l’orient, puisque la façade de la Maison était du côté de l’orient. L’eau descendait de dessous le côté droit de la Maison, au sud de l’autel. L’homme me fit sortir par la porte du nord et me fit faire le tour par l’extérieur, jusqu’à la porte qui fait face à l’orient, et là encore l’eau coulait du côté droit. » (Ézéchiel 47,1-2).
L'eau grandit vivante tandis qu'Ézéchiel, en compagnie de son ange gardien et géomètre, la regarde étonné et un peu effrayé : « L’ange s’éloigna vers l’orient, un cordeau à la main, et il mesura une distance de mille coudées ; alors il me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux chevilles. Il mesura encore mille coudées et me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux genoux. Il mesura encore mille coudées et me fit traverser : j’en avais jusqu’aux reins. Il en mesura encore mille : c’était un torrent que je ne pouvais traverser ; l’eau avait grossi, il aurait fallu nager : c’était un torrent infranchissable. » (47,3-5). Après les descriptions très détaillées du temple, du culte et des sacrifices des chapitres précédents, le prophète reprend la parole à la première personne, et nous offre une fresque d'une rare beauté. Nous sommes avec lui dans la rivière, nous sentons l'eau en train de monter de ses chevilles aux hanches et au-delà. Ézéchiel est dans un gué accompagné d’un ange. Cette fois, l'homme et l'ange ne luttent pas, il n'y a pas de blessure à la hanche. Tout ce qui reste est la bénédiction d'un message éternel sur l'esprit, le temple et la vie.
La vision continue : « Alors il me dit : « As-tu vu, fils d’homme ? » Puis il me ramena au bord du torrent. Quand il m’eut ramené, voici qu’il y avait au bord du torrent, de chaque côté, des arbres en grand nombre. Il me dit : « Cette eau coule vers la région de l’orient, elle descend dans la vallée du Jourdain, et se déverse dans la mer Morte, dont elle assainit les eaux. En tout lieu où parviendra le torrent, tous les animaux pourront vivre et foisonner. Le poisson sera très abondant, car cette eau assainit tout ce qu’elle pénètre, et la vie apparaît en tout lieu où arrive le torrent. » (47,6-9). L'ange montre à Ézéchiel le paysage. Là où il n'y avait auparavant que désert et aridité, beaucoup d'arbres ont poussé : « Leur feuillage ne se flétrira pas et leurs fruits ne manqueront pas. Chaque mois ils porteront des fruits nouveaux, car cette eau vient du sanctuaire. Les fruits seront une nourriture, et les feuilles un remède. » (47,12). Et la Mer Morte, région considérée comme maudite et stérile par d'anciennes traditions, renaît à la vie, les eaux salées deviennent douces, et sont peuplées d'infinies variétés de poissons, comme en Méditerranée (" La Grande Mer " : 47,10). L'eau apporte avec elle la fertilité et la guérison, et surtout la vie. C'est ainsi qu'Ézéchiel développe après quelques chapitres la puissante image du vent de l'esprit qui ressuscite les os desséchés et nous fait maintenant vivre la même expérience avec l'eau qui coule du temple et inonde la terre. L'eau et l'esprit, l'eau est l'esprit.
La Bible est un immense chant infini à la vie. Tout ce qui s'y trouve ne célèbre que la vie, et toujours la vie. Elle le dit de nombreuses manières et avec beaucoup d'images, mais dans cette culture, l'eau chante d'une manière particulièrement forte. Ce peuple, héritier de l'Araméen errant, habitant des tentes mobiles, a dans son code génétique la recherche de l'eau pour vivre. Depuis des millénaires, il l'a vue arriver avec la saison des pluies et ramener à la vie ce qui semblait mort et qui serait vraiment mort sans elle. Il avait vu le désert fleurir en mille couleurs après les pluies du printemps, et lors de ces résurrections sont nées les plus belles prières, ont fleuri les psaumes les plus poétiques. Si nous voulions deviner quelque chose de cette vision du temple-source, nous devrions la lire dans le désert de Sur, à côté de Agar, ou dans le désert avec Moïse et le peuple murmurant à cause de la soif ; ressentir la soif dans notre chair et ensuite l'eau qui vient et nous sauve. L'eau est l’humble sœur de l'esprit : utile et modeste, précieuse et chaste.
La grande image de l'eau et de la vie culmine avec l'homme et son travail : « Alors des pêcheurs se tiendront sur la rive depuis Enn-Guèdi jusqu’à Enn-Églaïm ; on y fera sécher les filets. » (47,10). Sans travailleurs ni travailleuses, le miracle des eaux n'est pas complet. La vision du temple a commencé par les portes du temple, puis l'autel, les sacrifices, les règles pour les prêtres, les cuisines. Puis les eaux, la vie, la fertilité, le désert en fleurs. Mais au sommet on trouve l'homme, et enfin le travail. C'est l'humanisme biblique, c'est le chant d'Adam, qui au sommet d'une manifestation cosmique de Dieu, place des travailleurs, des pêcheurs étendant les filets. Quelques siècles plus tard, d'autres pêcheurs apporteront l'eau de l'esprit dans le monde entier, lorsque, appelés tandis qu’ils travaillaient, ils reconnurent dans cette voix celle de la vie parce qu’en travaillant, ils étaient restés reliés à la même source.
Ce temple-source, immergé dans les eaux qui engendrent un fleuve qui inonde, féconde et anime le monde, compte parmi les plus belles pages de toute la Bible et parmi les plus prophétiques d'Ézéchiel. Parce qu’il dit tout à la fois le passé et l’avenir : bereshit et eskaton. L’eau, nous la trouvons dans le premier chapitre du premier livre (Genèse), et dans le dernier chapitre du dernier livre (Apocalypse). Chez Ézéchiel, cette eau contient l'un des messages religieux, théologiques et sociaux les plus puissants de l'humanisme biblique. Le temple peut être une source jaillissante d'eau vivifiante si celle-ci ne reste pas enfermée et jalousement gardée dans son enceinte. L’eau doit en sortir pour inonder le monde. L'eau du temple n'est pas destinée à la consommation interne du temple. Cette eau n'est pas produite pour les besoins de pureté du culte religieux. Au contraire, elle naît à l'intérieur, mais coule à l'extérieur.
C'est une eau profane, civile, séculière. Le prêtre Ézéchiel de Jérusalem croit que le temple est le lieu de la présence de la gloire de YHWH sur terre. Mais le prophète Ézéchiel sait et dit que cette présence n'est pas là pour être consommée par les fidèles lors du culte, mais pour être donnée à ceux qui sont à l’extérieur du temple. "La source n'est pas pour moi", cette belle expression de Bernadette de Lourdes, est une maxime prophétique universelle sur la relation entre le temple et l'esprit. L'eau vient fertiliser la terre. Elle n'est pas donnée gratuitement par le Ciel pour purifier les conduits d’écoulement du sang des sacrifices sous l'autel du temple. Les religions et les communautés spirituelles ne peuvent continuer à produire de l'eau vive et à étancher la soif des gens que si elles surmontent, grâce à la tempérance, la tentation permanente de boire l’eau dont ils sont la source.
Ézéchiel, qui reçoit cette vision après la destruction du temple par Nabuchodonosor, se rend compte que si, après l’exil, il y a encore un nouveau temple, la foi et le temple ne peuvent pas rester les mêmes qu'avant - chaque grande crise change la relation entre la foi et le culte. Le fait d’avoir appris, dans une immense douleur, que leur Dieu restait vrai même s'il était vaincu, que la foi était possible même sans un espace sacré parce que celui de Dieu est la terre entière, avait changé la religion et le culte pour toujours.
Le temple aux grandes eaux est un grand héritage spirituel d'Ézéchiel, un message qui part de la terre d'exil de Babylone et parcourt toute l'Écriture. Nous le trouvons, par exemple, dans le livre de Ben Sirac le Sage, qui reprend l'image du temple-source d'Ézéchiel et l'applique à la sagesse : « Quant à moi, j’étais comme un canal venu du fleuve, comme un aqueduc menant vers un paradis. Je me suis dit : "J’arroserai mon jardin, je vais irriguer mon parterre." Et voici que mon canal est devenu un fleuve, et mon fleuve, une mer ! » (24,30-31). Le temple est trop petit pour contenir l'Amour et l'eau de la sagesse. Et, enfin, on retrouve Ézéchiel dans la conclusion de l'Apocalypse, à travers une autre image prodigieuse, où culmine une prophétie, datant de plus d’un demi-millénaire, qui avait ouvert le temple pour le faire coïncider avec le monde entier : « Puis l’ange me montra l’eau de la vie : un fleuve resplendissant comme du cristal, qui jaillit du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place de la ville, entre les deux bras du fleuve, il y a un arbre de vie qui donne des fruits douze fois : chaque mois il produit son fruit ; et les feuilles de cet arbre sont un remède pour les nations. » (Ap 22, 1-2).
Ici, l'eau ne jaillit pas de dessous le temple, mais du "trône de Dieu et de l'Agneau". Dans la dernière révélation de l'esprit, le temple n'est plus là. Il a disparu du paysage de la nouvelle Jérusalem, comme nous le lisons quelques versets plus tôt dans un autre passage paradoxal et merveilleux : « Dans la ville, je n’ai pas vu de sanctuaire, car son sanctuaire, c’est le Seigneur Dieu, Souverain de l’univers, et l’Agneau. » (Apocalypse 21,22). Comme la Loi, le temple est aussi un pédagogue, qui un jour devra disparaître pour faire place à la rencontre immédiate avec l'eau vive. Dans ce nouveau monde, l'"arbre de vie" ne se trouve plus dans le jardin d'Eden, mais pousse au milieu de la place de la ville. Une phrase merveilleuse. La place sera le nouveau nom du temple. C'est le grand cantique de la laïcité biblique : sœur place, frère bureau, sœur usine, frère travail. Sœur Eau. À quand la venue de cette plénitude ? « Oui, je viens sans tarder!» (Apocalypse 22,20).
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Le Temple est trop petit pour contenir l'Amour et l'eau de la Sagesse
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/05/2019
« Aliocha se leva et regarda, et soudain, comme abattu, il se jeta à terre. Il ne savait pas pourquoi il l'embrassait ainsi, il ne savait pas comment expliquer son irrésistible désir de l'embrasser complètement, mais il l'embrassait en pleurant, en sanglotant et en la baignant de ses larmes et jurait, dans son exaltation, de l'aimer à jamais... Après trois jours, il quitta le monastère, conformément aux paroles de son staret défunt, qui lui avait ordonné de "demeurer dans le monde" ».
Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov - Cana de Galilée
La page du lieu sacré entouré des eaux qui arrosent la terre est l’une des plus grandes d'Ézéchiel et de la Bible. Elle contient l'image d'une foi authentiquement laïque, où le temple de Dieu devient la terre entière.
L’eau est l'un des grands symboles de la Bible. C'est son alpha et son oméga. Pison, Tigre, Euphrate, Nil, Jourdain, Yabbok, Noé, Abraham, Agar, Rachel, Moïse, Mara, le Baptiste, la Samaritaine, le Golgotha. Rivières, puits, femmes. L'eau et la vie, l'eau est la vie. Toujours et partout, surtout dans ces régions semi-arides du Proche-Orient, ou sur nos terres desséchées et désertifiées à cause de l’incurie des descendants d'Adam et de Caïn.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 05/05/2019
« Tu ne feras pas dévier le droit de l’immigré ni celui de l’orphelin, et tu ne feras pas saisir comme gage le manteau de la veuve. Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte et que le Seigneur ton Dieu t’a racheté. Voilà pourquoi je te donne ce commandement. Lorsque tu feras ta moisson, si tu oublies une gerbe dans ton champ, tu ne retourneras pas la chercher. Laisse-la pour l’immigré, l’orphelin et la veuve »
Libro del Deuteronomio, cap. 24
La parole d'Ézéchiel, qui devient aussi mesure fiscale, nous offre une bonne occasion de réfléchir à la nature de la réciprocité des impôts, et au respect avec lequel ils doivent être pensés et utilisés surtout par ceux qui détiennent le pouvoir..
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Je commente la Bible depuis des années mais je ne m'habitue toujours pas à l'émotion que j’éprouve en lisant, à côté des descriptions des anges et de Dieu, les mesures des poids et les noms des pièces. Mon étonnement en voyant la parole s’incarner dans les réalités économiques et commerciales est toujours aussi fort, sans oublier les prophètes qui, en regardant le ciel et parlant de "bouche à oreille" avec Dieu, sont capables de parler de monnaie et de finances publiques. Nous rappelant ainsi qu'il n'y a pas de mots plus spirituels que : balance, taxes, ephas (22 litres, pour les céréales), bat (22 litres, pour les liquides), homer (un chargement d'âne), huile, brebis. Les prophètes savent que ces humbles mots profanes sont ceux avec lesquels s'écrit la dignité ou le mépris des pauvres, et si la foi veut se traduire en paroles de vie, Dieu doit alors apprendre à parler aussi le langage de l'économie et des finances. Quand au contraire les experts en matière religieuse et théologique commencent à penser que les réalités vraiment importantes sont seulement "spirituelles" et à considérer les affaires économiques comme trop terrestres et trop basses, au point de les ignorer et de laisser la "gestion des cantines" aux seuls laïcs, la religion perd contact avec la vraie vie du peuple et l'économie finit par exercer un pouvoir tyrannique sur la foi, le temple et les prêtres.Les prophètes nous parlent encore parce qu'ils ont su dire « sœur économie » : « Ayez des balances justes, un épha juste, un bath juste…Voici la contribution que vous prélèverez : un sixième d’épha par homer de blé et un sixième d’épha par homer d’orge… dix baths font un kor. On prélèvera un mouton par troupeau de deux cents têtes des pâturages d’Israël lors de l’offrande de céréales, lors de l’holocauste et des sacrifices de paix » (Ézéchiel 45,10-15). La Bible est aussi une histoire du développement de l'éthique sociale et économique. Beaucoup de principes économiques et fiscaux que nous trouvons dans la Bible sont semblables à ceux pratiqués dans les régions voisines ; d'autres sont différents, certains sont uniques, en raison des éléments de diversité et d'unicité du peuple juif, dus, avant tout, à la spécificité de sa religion.
La première expérience d'Israël avec son Dieu-YHWH a été celle de la libération de l'esclavage, si importante et si fondamentale qu'elle a suscité une vision économique différente. Le shabbat, que l'on ne trouve qu'en Israël, symbolise la libération de la tutelle pharaonique qui se traduit en libération de l'esclavage du temps, du travail, de la nécessité, des hiérarchies et du statut social. L'interdiction des prêts avec intérêts, autre exception biblique, est l'incarnation économique d'une théologie de la libération où le pauvre ne doit pas devenir, parce qu’insolvable, l’esclave de son créditeur. Et si, malgré toutes ces précautions, les pauvres continuaient à tomber en disgrâce et à devenir esclaves des puissants, lors de l’année sabbatique et du grand jubilé, ils redevenaient libres : dans l'humanisme biblique, aucun homme ne doit rester définitivement esclave, car la liberté est le plus grand don qui soit : aucune erreur ne peut la supprimer à jamais. Pour ces raisons, les taxes doivent être comprises à partir du shabbat, du jubilé, du glanage, de l'Égypte et du passage de la mer Rouge. La libération, en fait, mettait immédiatement fin aux vexations et aux abus de la part des puissants. Un des premiers devoirs prophétiques a toujours été de défendre le peuple et les pauvres contre les abus des dirigeants politiques et religieux (on trouve ici la racine de la méfiance prophétique envers l'institution monarchique). Les prophètes rappellent aux rois qu'ils ne sont pas des dieux, et quand les prophètes viennent à manquer (ou sont tués), le premier signe de leur absence est la tendance des dirigeants à se prendre pour des dieux et à se comporter en conséquence.
La Bible nous dit aussi que les princes n'écoutent pas les prophètes. Même la force de leur parole ne suffit pas pour arrêter le délire de leur toute-puissance et leurs crimes contre la loi et la justice. La Bible, cependant, en conservant les différentes paroles des prophètes, a permis à chaque génération de retrouver dans leurs livres matière à critiquer le pouvoir, pour dire "assez" : « Ainsi parle YHWH : c’en est trop, princes d’Israël ! Loin de vous la violence et la dévastation ; pratiquez le droit et la justice ; cessez vos exactions contre mon peuple » (45,9). Ici, on remarque immédiatement que ces taxes ne sont pas lourdes (1,66% de chaque epha de blé et d'orge et 0,5% pour le troupeau). Même la dîme, le principal impôt direct sur le revenu (et non sur la fortune), était important mais supportable. Par exemple, c'était la moitié de celle que Joseph avait fixée en Égypte : « Joseph dit au peuple : au moment de la récolte, vous en donnerez un cinquième à Pharaon. Les quatre autres seront pour vous… En conséquence, Joseph prit un décret concernant la terre de l’Égypte, décret toujours en vigueur aujourd’hui : le cinquième des récoltes appartient à Pharaon. » (Gen 47, 24-26).
La grande expérience de la libération de l'Égypte a suscité un impôt moins élevé que celui en vigueur là-bas, parce que la terre promise se caractérise aussi par sa justice fiscale et la redistribution, qui doit être différente de celle de l'esclavage. Cette nouvelle terre est aussi celle où Dieu lui-même ne détient qu'un dixième des richesses, et en laisse neuf dixièmes à son peuple : le Dieu biblique ne veut pas la misère de son peuple, mais sa paix, shalom. C’est aussi un Dieu différent parce qu'il ne demande pas à ses fidèles d'utiliser trop de leurs richesses pour le culte religieux. Il n'est pas là pour exploiter son peuple, il n’est pas jaloux du bien-être des hommes, mais c’est un Père qui se réjouit du bonheur de ses enfants.
Par ailleurs, ces chapitres nous apprennent que ces impôts étaient liés au temple et destinés à l'acquisition de certains biens publics essentiels à la vie du peuple, liés au fonctionnement du temple (sacrifices, moyens de subsistance pour les prêtres et certaines activités d'assistance aux pauvres), et aux grandes fêtes : « Le premier mois, le quatorzième jour du mois, ce sera pour vous la Pâque, une fête de sept jours… Il fera l’offrande d’un épha de farine par taureau et d’un épha par bélier.» (45,21-24). Nous ne cesserons jamais de souligner l'importance de la fête. Le peuple d’Israël a réussi à survivre pendant des milliers d'années, au milieu des destructions, des diasporas, des infidélités, des déportations, des persécutions, précisément parce qu'il a entretenu, gardé et préservé ses grandes fêtes populaires. Et à l'heure où nous vivons une forme de capitalisme qui élimine les fêtes (trop subversives parce que sans but lucratif et sous le signe de la gratuité) pour les remplacer par mille formes de divertissement essentiellement individuelles, nous ne devons pas oublier la nature essentiellement symbolique des fêtes. On ne peut survivre aux exils et aux persécutions collectives sans la capacité de faire la fête, et sans la faire ensemble, parce que les fêtes sont la racine et la condition préalable de tout bien commun et public. Les premiers lieux publics étaient des lieux de culte et donc destinés à la fête. Si celle-ci est en voie de disparition, les biens communs et les lieux publics disparaîtront aussi, récupérés par le business et ses fêtes dépourvues de tout esprit de gratuité. La préservation des biens communs et du bien public doit aujourd'hui devenir le maintien collectif de la fête et des fêtes populaires où la gratuité fait sens.
Les impôts étaient donc le principal moyen d’offrir des biens publics. Ce n’était donc pas une usurpation pour remplir les coffres privés des princes (46,18). Le livre d'Ézéchiel appelle ces taxes des "offrandes votives". Et c'est très important. La nature religieuse de ces impôts a immédiatement mis en évidence une dimension fondamentale des impôts, peut-être la plus importante. En Israël, et dans le monde antique en général, les impôts étaient le principal moyen par lequel les gens redonnaient à Dieu et à la communauté une partie de la richesse qu'ils avaient reçue. Dans la Bible "toute la terre appartient à YHWH", et il était donc naturel de lui rendre une partie de la richesse générée par cette terre qu'ils possédaient sans en être les maîtres - ce n'était pas par hasard que la dîme et presque tous les impôts étaient prélevés uniquement sur les produits agricoles. Tout est grâce, tout est providence, ce que nous sommes et avons est avant tout don et gratuité. Les impôts étaient donc l'expression de la règle d'or de la réciprocité. Et ils le sont encore aujourd'hui, même si nous l'avons oublié. Les impôts n'étaient pas, ne sont pas, ni altruisme, ni usurpation, mais seulement réponse, restitution, reconnaissance, gratitude - l'altruisme des citoyens devient nécessaire lorsque les impôts quittent le registre de la réciprocité et deviennent un instrument d'usurpation du pouvoir.
Le pacte fiscal, cœur de tout pacte social, ne peut être écrit et vécu que dans cet horizon de réciprocité et de providence qui précède le mérite et les incitations. La Bible et les prophètes nous le rappellent aujourd'hui, lorsque nous perdons notre sens de la providence et de la gratitude, nous considérons les impôts comme une usurpation, un abus, une pure coercition, et nous essayons par tous les moyens de les éviter ou de les contourner. Même si l'idéologie méritocratique essaie de nous le faire oublier, la richesse que nous générons et possédons est un don avant d'être un mérite. Nous sommes entourés de gratuité. Nous ne sommes pas nés par mérite, mais parce qu'une main libre et bienveillante nous a accueillis sur cette terre. Nous n'étions pas accueillis en classe le premier jour d'école pour nos mérites, mais parce que ceux qui nous ont précédés voulaient nous donner un héritage de millénaires de culture, d'art, de religion, de beauté, de science. Et puis nous avons appris un métier, souvent en le "volant" à quelqu'un qui a consenti à se le faire voler dans cet esprit de générosité et de réciprocité qui anime et féconde chaque jour la terre. Et puis un jour, nous nous sommes retrouvés en mesure de percevoir un revenu, fruit d’une coopération avec des milliers de personnes, qui nous ont enrichis par leur seule présence. Bien sûr, dans tout ce jeu de réciprocité, il y a eu aussi notre mérite, nos vertus et notre engagement. Mais d'abord et avant tout, nous avons reçu et recevons de nombreux bienfaits, d’innombrables dons, une générosité sans limites.
Ce sont ces humbles vérités profanes que nous rappellent et nous offrent les prophètes. Ils nous rappellent que nous devons recommencer à voir différemment et avec plus d'estime nos propres impôts et ceux des autres. Et ils rappellent à nos dirigeants qu’ils doivent considérer nos impôts avec la même dignité et le même respect que la Bible accordait aux offrandes que le peuple faisait à Dieu dans son temple.
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La richesse est un don avant d'être mérite. 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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 05/05/2019
« Tu ne feras pas dévier le droit de l’immigré ni celui de l’orphelin, et tu ne feras pas saisir comme gage le manteau de la veuve. Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte et que le Seigneur ton Dieu t’a racheté. Voilà pourquoi je te donne ce commandement. Lorsque tu feras ta moisson, si tu oublies une gerbe dans ton champ, tu ne retourneras pas la chercher. Laisse-la pour l’immigré, l’orphelin et la veuve »
Libro del Deuteronomio, cap. 24
La parole d'Ézéchiel, qui devient aussi mesure fiscale, nous offre une bonne occasion de réfléchir à la nature de la réciprocité des impôts, et au respect avec lequel ils doivent être pensés et utilisés surtout par ceux qui détiennent le pouvoir..
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 28/04/2019
« Rabbi Giosuè ben Levi a également dit : quand il y avait un temple, si un homme offrait un holocauste il recevait le mérite d'un holocauste ; s'il s'agissait d'une offrande, il recevait le mérite d'une offrande. Mais celui qui est humble de l'esprit, l'Écriture le considère comme s'il avait offert tous les sacrifices. »
Talmud Babylonien
La description du temple par Ézéchiel nous offre un excellent exercice pour identifier quelques traits distinctifs de la perspective à partir de laquelle les prophètes perçoivent les religions et le monde, qui est différent de celle des prêtres. Surtout en matière de gratuité et de sacrifice.
La religion des prophètes est différente de celle des prêtres. Dans la Bible, ils font partie du même peuple, ils sont dans la même alliance, ils vénèrent le même Dieu, ils disent les mêmes prières, ils lisent les mêmes livres sacrés.... Mais la perspective, les formes et les chemins de la foi des prophètes ne sont pas ceux des prêtres. Les prophètes rappellent et disent avec force que la justice et le salut des individus et des peuples ne dépendent pas des mérites acquis par les œuvres et les sacrifices, que nous sommes d'abord sauvés et qu’ensuite nous devenons pieux, religieux et peut-être bons et saints. Les prophètes vident le temple pour pouvoir voir et nous faire voir la présence de la gloire de YHWH, parce qu'ils savent que les temples, encombrés d'objets sacrés et de mobilier religieux, ne sont pas assez vides pour contenir la gloire de Dieu. Loi et esprit, mérite et grâce, Jacques et Paul, identité et inclusion, pureté et métissage. La dynamique prophétie-sacerdoce, une constante biblique et de la vie civile, ne doit pas être considérée de manière superficielle.
[fulltext] =>Tout d'abord, elle ne concerne pas seulement les religions : la prophétie est un bien commun universel, et la tendance à la cléricalisation n'est pas un phénomène propre aux Églises, mais une constante anthropologique inhérente à la gestion du pouvoir. En politique et en économie, il y a beaucoup de cléricalisme athée. Jeunes, nous sommes tous un peu comme des prophètes et avec l’âge nous avons tous tendance à nous cléricaliser (dans le sens que nous allons voir). Il y a aussi des prêtres qui sont beaucoup plus prophétiques que les laïcs (Ézéchiel était aussi prêtre).
Beaucoup de communautés naissent d’un élan prophétique et, avec le temps, elles finissent souvent par devenir des communautés sacerdotales rassemblées dans et autour du temple. Cela se produit quand l'importance donnée à l'autel à l'intérieur des églises nous fait oublier les croix qui sont à l'extérieur, parce que seul le cri des crucifiés parvient à déchirer les voiles séparateurs dans tous les temples de la terre ; quand la valeur du "sabbat pour le sabbat" (qui est aussi une valeur essentielle) nous fait oublier l'autre valeur (également essentielle) du "sabbat pour l'homme" ; ou lorsque la vertu de prudence remplace l'audace des Béatitudes, lorsque l'ordre prévaut sur le désordre de la vraie vie, lorsque les impératifs liturgiques éclipsent le souci des pauvres ou que le timing des cultes et des prières devient plus important que les visites non programmées de l'ami qui arrive et frappe à la porte quand il peut et quand il veut. Le prophète est une sentinelle, la Bible nous le dit souvent. Elle se tient sur le seuil du temple pour nous rappeler qu'à l'intérieur de ces murs il ne peut y avoir une vraie présence de Dieu que parce qu'il y en a une encore plus vraie dehors : si un jour nous commencions à penser la trouver seulement ou davantage dans le temple, en entrant nous y trouverions une idole insignifiante, même en continuant à invoquer le nom de Jésus ou de YHWH. Le prophète profane le sacré et sanctifie le profane, parce qu'il sait que "la terre est remplie de l'esprit de Dieu", et qu'il n'y a donc aucun espace profane que son souffle ne puisse atteindre. Et il le reconnaît, il l'entend, il le chante pour nous.
Ces chapitres d'Ézéchiel consacrés au nouveau temple nous offrent une excellente occasion d’apprendre à reconnaître les signes caractéristiques de la religion des prophètes. Ézéchiel ne veut pas réglementer le culte du second temple qui sera un jour reconstruit à Jérusalem ; il ne s'intéresse pas à la législation relative au temple, à l’ordonnancement des nombreux types de sacrifices, aux vêtements, aux règles du mariage, ni aux rites de purification des prêtres. Le temple qu’il voit est mystique, ressuscité, c’est l’image de la nouvelle Jérusalem "céleste" : « Fils d’homme, c’est ici le lieu de mon trône, le lieu sur lequel je pose les pieds, et là je demeurerai au milieu des fils d’Israël, pour toujours. La maison d’Israël ne rendra plus impur mon saint nom ; ni elle, ni ses rois avec leurs débauches, ni les cadavres de ses rois avec leurs tombes. » (Ézéchiel 43:7). Ézéchiel voit et décrit le temple avec une foule de détails, mais ne s'attarde pas sur l'ameublement intérieur, ni sur le travail des artistes et artisans, ni sur leurs œuvres, éléments très importants et soigneusement énumérés dans les descriptions du temple de Salomon et, encore bien avant, dans celles de l'Arche d'Alliance. Sa vision du temple est théologique et non pas éthique, elle est eschatologique et non pas historique. C'est un message sur Dieu et l'homme, et non sur le culte.
Pourquoi, alors, ces chapitres regorgent-ils de lois et de règlements religieux ? Lorsque, après l'exil, une école de scribes modifia et développa le manuscrit original d'Ézéchiel, cette vision prophétique fut transformée en une sorte de charte pour rétablir le culte dans le nouveau temple de Jérusalem. La théophanie des débuts se transforma en une légitimation très rigoriste des nouvelles normes religieuses : c’est ainsi que la prophétie devint religion. Le grand nom d'Ézéchiel, prophète et prêtre, a légué un noble héritage qui a servi à fonder une réforme des pratiques religieuses et sacerdotales. C'est ainsi que ces chapitres sont devenus un recueil de règles pour la réforme de la gestion ordinaire et extraordinaire du temple : « YHWH m'a dit : Fils d’homme, sois attentif et regarde de tes yeux, écoute de tes oreilles tout ce que je vais te dire au sujet de toutes les prescriptions relatives à la Maison du Seigneur et concernant toutes ses lois » (44,5). Entre-temps, le peuple était rentré d'exil, et même si Ézéchiel avait prophétisé des années auparavant que la fin de l'exil serait aussi la fin de l'infidélité et de l'idolâtrie, les péchés et les trahisons avaient ressurgi et n’étaient pas moindres que ceux des temps passés. Les continuateurs et (peut-être) les disciples d'Ézéchiel ont donc ressenti le besoin d'amender les prophéties originelles, de les transformer en règles utiles pour gérer la religion d'un peuple qui était revenu corrompu.
Examinons de plus près deux exemples. Ézéchiel, comme les autres grands prophètes, avait écrit de merveilleux versets sur l'universalisme et l'inclusion des étrangers. Le second Isaïe, par exemple, contemporain d'Ézéchiel et lui aussi prophète de l'exil, en violation de la loi de Moïse qui interdisait aux eunuques d'entrer dans le temple, avait osé écrire ces versets magnifiques : « Ainsi parle le Seigneur : concernant les eunuques... Je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un monument et un nom, mieux que ceux des fils et des filles. Je les remplirai de joie dans ma maison de prière » (Isaïe 56:4-7). En revanche, ces prêtres de l’époque qui fait suite à l’exil, en rédigeant la version finale du livre d'Ézéchiel, ont éprouvé, pour des raisons réglementaires et institutionnelles, le besoin d'ajouter des mots éloignés de l'esprit du prophète Ézéchiel : « Ainsi parle YHWH : aucun étranger, incirconcis de cœur et incirconcis de chair, n’entrera dans mon sanctuaire ; aucun étranger qui réside au milieu des fils d’Israël. » (44,9). Cette deuxième prudence institutionnelle a prévalu sur la première audace prophétique. Les exigences pragmatiques liées à la gestion du temple ont conduit les adeptes de la tradition d'Ézéchiel à rectifier certains des piliers de cette prophétie, et les préoccupations (légitimes) "pastorales " ont produit, probablement en toute bonne foi, une exégèse idéologique du prophète.
Nous sommes ici en présence d’un épisode significatif qui s’inscrit dans le processus de normalisation d'une prophétie, de la part de ses continuateurs. On peut le retrouver, entre autres, ponctuellement dans la dynamique des relations entre les fondateurs des communautés charismatiques et les deuxième et troisième générations qui suivent. Un prophète-fondateur, qui par vocation est porteur d'une nouveauté spirituelle et/ou sociale, par sa vie et sa parole, innove et change la pensée religieuse et civile dominante. Dans la génération suivante, les besoins pastoraux et organisationnels (la gestion du "temple", c'est-à-dire du mouvement ou de l'organisation) engendrent un redimensionnement progressif des vraies nouveautés apportées par ce charisme et la réabsorption de cette nouveauté dans le courant principal (mainstream). C'est ainsi que les prophéties épuisent ou redimensionnent leur élan de changement, et ce qui reste est, en général, un héritage spirituel et éthique dépourvu de sa charge de transformation sociale et spirituelle (à moins que n’arrivent des réformateurs qui, par vocation, ravivent le charisme du prophète : dans la Bible cela était en partie possible car au cours des siècles de nouveaux prophètes ont continué la prophétie de ceux qui les avaient précédés). Le deuxième exemple, qui peut être considéré comme une application du processus de réabsorption de la prophétie originelle, est le discours sur les sacrifices, qui dans ces chapitres, édités et amendés, occupe une place considérable : « Aux prêtres lévites de la lignée de Sadoc, qui m'approcheront pour me servir, vous donnerez - oracle du Seigneur Dieu - un bœuf pour le sacrifice du péché...". Pendant sept jours, tu sacrifieras une chèvre par jour pour le péché, et on offrira aussi un bœuf et un bélier du troupeau sans défaut..." (43,19-26). Dans ce monde, les prêtres ne pouvaient s'empêcher de défendre les sacrifices, parce que leur tâche et leur profession tournaient entièrement autour d'eux. Ils vivaient grâce aux sacrifices et ils vivaient bien. « Le meilleur de toutes les prémices, les contributions de toutes sortes, parmi toutes celles que vous prélèverez, seront pour les prêtres… » (44,30).
Les prophètes, en revanche, n'aiment pas les sacrifices. Ils savent qu'ils font partie de la tradition de leur peuple, qu'ils sont dans la Loi de Moïse, laquelle est aussi pour eux. Mais depuis longtemps et de façon radicale, les prophètes savent que les sacrifices ne sont pas le bon langage pour communiquer avec Dieu, car les sacrifices offerts à YHWH sont très, voire trop semblables aux sacrifices offerts aux idoles. La religion des sacrifices était celle que les Juifs avaient trouvée en arrivant à Canaan, celle pratiquée par les peuples voisins et qui les influença grandement. Voilà qui a conditionné tout le monde, sauf les prophètes. Parce que, en raison d’un appel intérieur, ils ont continué à annoncer un Dieu différent, précisément parce qu'il n'avait pas recours au langage sacrificiel. Les hommes aiment les sacrifices parce qu'ils pensent qu'ils peuvent ainsi influencer et même contrôler Dieu. Mais - nous disent les prophètes - c'est une erreur de penser ainsi.
C'est pourquoi les prophètes ont été et sont naturellement les premiers détracteurs de l'industrie du temple qui, avant et après Jésus de Nazareth, tue les prophètes qui annoncent une « économie de la grâce" et de la miséricorde gratuite. Celle-ci met radicalement en crise l’ "économie du salut" fondée sur les sacrifices et leur nécessaire rémunération. Les sacrifices du temple n'ont de valeur que s'ils ont un prix ; la théocratie annoncée par les prophètes, au contraire, a une valeur précisément parce qu'elle n'a pas de prix. Et en nous disant que le vrai salut a une valeur infinie parce qu'il n’a pas de prix, les prophètes annulent la valeur des prix des offrandes religieuses et des sacrifices. Les prophètes libèrent les colombes des autels du temple. Ils les font s'envoler, les transforment en icône de l'Esprit libre et désintéressé.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 28/04/2019
« Rabbi Giosuè ben Levi a également dit : quand il y avait un temple, si un homme offrait un holocauste il recevait le mérite d'un holocauste ; s'il s'agissait d'une offrande, il recevait le mérite d'une offrande. Mais celui qui est humble de l'esprit, l'Écriture le considère comme s'il avait offert tous les sacrifices. »
Talmud Babylonien
La description du temple par Ézéchiel nous offre un excellent exercice pour identifier quelques traits distinctifs de la perspective à partir de laquelle les prophètes perçoivent les religions et le monde, qui est différent de celle des prêtres. Surtout en matière de gratuité et de sacrifice.
La religion des prophètes est différente de celle des prêtres. Dans la Bible, ils font partie du même peuple, ils sont dans la même alliance, ils vénèrent le même Dieu, ils disent les mêmes prières, ils lisent les mêmes livres sacrés.... Mais la perspective, les formes et les chemins de la foi des prophètes ne sont pas ceux des prêtres. Les prophètes rappellent et disent avec force que la justice et le salut des individus et des peuples ne dépendent pas des mérites acquis par les œuvres et les sacrifices, que nous sommes d'abord sauvés et qu’ensuite nous devenons pieux, religieux et peut-être bons et saints. Les prophètes vident le temple pour pouvoir voir et nous faire voir la présence de la gloire de YHWH, parce qu'ils savent que les temples, encombrés d'objets sacrés et de mobilier religieux, ne sont pas assez vides pour contenir la gloire de Dieu. Loi et esprit, mérite et grâce, Jacques et Paul, identité et inclusion, pureté et métissage. La dynamique prophétie-sacerdoce, une constante biblique et de la vie civile, ne doit pas être considérée de manière superficielle.
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stdClass Object ( [id] => 17927 [title] => La sacralité de la vie ordinaire [alias] => la-sacralite-de-la-vie-ordinaire [introtext] =>L’Exil et la Promesse/24 - Sans lieux ni clôtures, on apprend à adorer Dieu "en esprit et en vérité".
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 21/04/2019
"Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène. Cette disparité spatiale se manifeste concrètement par une opposition entre l'espace sacré, le seul qui existe réellement, et toute l'étendue informe qui l'entoure. »
Mircea Eliade, Le sacré et le profane
Les grandes épreuves de la vie sont souvent une purification de la spiritualité et de la morale, parce qu'elles nous enseignent que les choses vraiment nécessaires pour continuer à vivre et à grandir sont peu nombreuses et très simples. Dans la bonne évolution de la vie spirituelle, nous commençons simples, nous nous compliquons, nous finissons par redevenir simples, quand la sagesse du vieil homme que nous sommes devenus rencontre la pureté du jeune homme que nous étions, et au milieu, il ne reste que beaucoup de gratitude. Au cours des longues traversées des déserts, on apprend qu'en plus de l'eau et du pain, le matériel indispensable se réduit à peu - c'est plutôt lors de voyages brefs et confortables que l'on s’encombre d'équipements lourds et souvent inutiles. Le prophète Élie a dû se retrouver au désert, avec dans son cœur le désir de mourir, pour découvrir que la voix de Dieu était dans une "brise légère", après l’avoir imaginé et cherché en vain dans le tremblement de terre et le feu (1 Rois 19,12). Assoiffés de vie et de paradis, nous passons de nombreuses années à chercher Dieu dans les temples et les lieux sacrés, pour nous rendre compte, à la fin, que ce que nous cherchions était, simplement, sous notre toit.
[fulltext] =>Dans une vision qu’il situe précisément, Ézéchiel est à nouveau transporté à Jérusalem, sur la montagne de Sion : « La vingt-cinquième année de notre déportation, au début de l’année, le dix du mois, quatorze ans après la chute de la ville, en ce jour même, la main du Seigneur se posa sur moi. Il m’emmena là-bas. » (Ézéchiel 40:1). Après avoir vu au chapitre 37 la résurrection des os desséchés de son peuple mort, le prophète voit maintenant la résurrection du temple, détruit quatorze plus tôt. Ézéchiel avait vu et annoncé la destruction du temple des années avant qu'elle n'ait lieu, et autour de cette nécessaire destruction "théologique" il avait construit toute son activité prophétique en exil. Et un jour, désormais proche de la fin de sa mission et de sa vie, il eut la grâce de voir le nouveau temple dans la nouvelle Jérusalem, comme signe avant-coureur de la fin de l'exil et de la restauration d’un nouvel Israël au « cœur nouveau ».
Pour Ézéchiel, le Temple de YHWH, Dieu différent et vrai, était quelque chose d'extrêmement important. Ezéchiel est un ancien, un homme du Moyen-Orient, un prêtre. Dans son monde, il n'aurait pas pu affirmer une foi où « les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4, 23). L'adoration de Dieu avait besoin d’un lieu. Mais à la différence des prophètes et des prêtres qui l'ont précédé, Ézéchiel a vécu un événement historique décisif : l'exil babylonien.
Ézéchiel a accompli toute sa mission le long des fleuves de Babylone, donc privé du lieu sacré qu’est le temple. Aussi devait-il apprendre une foi essentielle : la fréquentation même du temple et l’offrande de sacrifices ne s’avéraient plus indispensables. La vie lui a appris, et il lui en a coûté, à simplifier la religion ; la contrainte imposée par l’absence de conditions matérielles de culte l'a conduit à une foi plus spirituelle et plus pure. Être un prêtre privé de temple l'obligeait à repenser ce qu'était réellement le temple par rapport à la foi - et ce qu'était réellement le sacerdoce (comme cela arrive à ceux qui réapprennent le sacerdoce en étant bloqués pendant des mois et des années sur un lit d'hôpital, sans communauté ni culte).
Ainsi, exilé sur une terre sans temple, mais non sans Dieu, serviteur d'un Dieu vaincu mais toujours vrai, Ézéchiel reçoit la vision du nouveau temple. Il accomplit toute sa mission en portant dans son âme le souvenir du temple de Salomon aux couleurs de plus en plus défraîchies, où il s'était formé durant sa jeunesse ; et maintenant, à la fin de sa vie, il a cette vision prophétique, comme une "récompense" pour avoir terminé sa course et conservé sa foi en un Dieu dépouillé de son temple : «Dans des visions divines, il m’emmena en terre d’Israël ; il me déposa sur une très haute montagne, sur laquelle, au sud, il y avait comme les constructions d’une ville. Il m’emmena là-bas ; et voici : il y avait un homme ; son aspect était comme l’aspect du bronze. Il avait à la main une sorte de cordon de lin ainsi qu’une canne à mesurer. Il se tenait à la porte. » (40,2-3). Sous la conduite d'un être céleste, Ézéchiel voit cette immense construction : il en décrit minutieusement les formes architecturales et religieuses en trois longs chapitres très fournis, qui nous donnent, entre autres, la possibilité de nous plonger symboliquement dans l'expérience du sacré propre à la Bible.
Dans un monde désacralisé et désenchanté, où les seules traces du sacré sont désormais celles de la consommation et des rites corporatistes du capitalisme, nous avons complètement perdu le contact avec le monde antique pour pouvoir comprendre la manifestation du sacré, la hiérophanie, dans ce monde. Dans l’antiquité, l'expérience première et immédiate que l'homme faisait du monde était celle du chaos, un tout indistinct et irrationnel où le seul "ordre" possible était celui, inaccessible et incompréhensible, géré par les démons. Les religions ont été, entre autres, une tentative pour mettre de l'ordre dans le chaos, en identifiant dans ce désordre ordinaire des lieux différents, des lieux sacrés, dotés d'une certaine rationalité et d'une certaine lisibilité. Les autels et les sanctuaires, et dans la Bible la tente, l'arche, et enfin le temple de Jérusalem, traduisaient la façon dont l'espace était géré, fondée sur la distinction entre le sacré et le profane. La conclusion de la description architecturale du temple d'Ézéchiel est à cet égard significative : « Il mesurait le temple de quatre côtés ; il avait autour de lui un mur de cinq cents cannes longues et cinq cents larges, pour séparer le sacré du profane. » (42,20).
Même dans la Bible, qui entretient une relation particulière avec le sacré, le temple sert à séparer le sacré du profane. Le sacré concernait l'espace et le temps. Le seuil du temple marquait et délimitait l'espace, le séparant de tout l'environnement extérieur, apparemment semblable mais substantiellement différent ; mais en franchissant le seuil de cet espace, on entrait dans un autre temps, un autre ordre temporel commençait (chronos devenait kairos), marqué par un autre rythme, avec une autre horloge qui indiquait une autre heure. Ainsi, dans le chaos général des forces de la nature et des relations sociales, l'homme de l’antiquité, à la merci de forces irrationnelles, en franchissant le seuil du temple, franchissait aussi celui du temps et goûtait à l'éternité, il surmontait, dans ce temps sanctuarisé, l’angoisse de la mort qui est une des racines des religions. Dans ce lieu, l'éternel communiquait avec le temps, la nuée de feu descendait encore sur le Sinaï, et là, en dehors de l'espace et du temps ordinaire, Moïse dialoguait encore et vraiment avec YHWH dont le peuple n'entendait pas la voix, mais croyait et voyait quelque chose d'extraordinaire. Le temple est le nouveau Sinaï : le sommet de la montagne sainte coïncide désormais avec le "Saint des Saints", ce cœur mystérieux du temple où le grand prêtre n’accède qu’une seule fois par an.
Il y avait peut-être tout cela dans le cœur d'un Juif qui franchissait le seuil du temple de Salomon, y compris dans celui d'Ézéchiel. Le cours du temps incertain et chaotique de la dure vie quotidienne s’interrompait, et dans le temps du temple, le prophète retournait sur les pentes du Sinaï, revoyait Moïse, la mer s’ouvrir à nouveau, il sentait qu'il n'était plus un esclave. Une expérience merveilleuse, qui faisait de ce lieu différent un nouvel Éden, où Dieu se promenait encore à la "brise du jour". Les Juifs n'avaient pas besoin de croire en un paradis au-delà de la vie, parce qu'ils le touchaient chaque fois qu'ils se rendaient au temple. C'est pourquoi ils aimaient éperdument cet endroit, et c'est pour cette raison qu’ils le pleurent encore.
Aussi lorsqu’à la fin de sa vision, Ézéchiel voit la "gloire" de YHWH revenir au Temple dont il s’était éloigné avant qu’il soit détruit à cause des infidélités du peuple, il revit une expérience semblable à celle de son appel prophétique près du fleuve Chebar : « Cette vision ressemblait à celle que j’avais eue lorsque le Seigneur était venu détruire la ville ; elle ressemblait aussi à la vision que j’avais eue quand j’étais au bord du fleuve Kebar. Alors je tombai face contre terre. La gloire du Seigneur entra dans le Temple par la porte qui fait face à l’orient. » (43:3-4). Le retour de la Gloire dans le temple produit en Ézéchiel la même théophanie que sa première vocation, il revit alors le moment le plus divin de toute son existence. Parce que pour lui et pour son peuple, rien n'était plus divin que le Temple.
Mais il y a encore quelque chose à ajouter. Le développement historique de la foi biblique constitue aussi une grande pédagogie autour du sacré et du véritable lieu de Dieu. Dans les temps les plus anciens, il y avait en Israël plusieurs sanctuaires où l'on pouvait trouver YHWH. Ensuite la demeure de YHWH fut limitée au seul temple de Jérusalem. Avec la destruction du temple et l'exil, le peuple d'Israël s'est rendu compte, grâce aux prophètes, que Dieu continuait à être présent aussi à Babylone, que l'expérience de la présence de la gloire de Dieu ne se limitait pas aux confins sacrés du temple. Et même si après l'exil le temple de Jérusalem a été reconstruit, l'expérience de la présence de Dieu libérée du périmètre de sa maison avait marqué un point de non-retour dans l'âme collective du peuple, ce qui a changé la nature de l'expérience religieuse pour toujours. Pouvoir éprouver la même présence de Dieu à l'extérieur de la terre d’Israël et loin du Temple fut un changement profond dans la foi biblique, peut-être le plus important dans toute l'histoire du salut.
La critique du Temple que nous retrouvons dans les paroles et les gestes de Jésus de Narareth, décisive pour sa condamnation à mort, n'aurait pas été possible sans l'expérience de l'exil et la révolution religieuse de "l'espace sacré" qui, pendant ce temps, a mûri dans la conscience des prophètes et donc du peuple. Une âme d'Israël a réussi à reconnaître le "fils de Dieu" dans ce "fils de l'homme" crucifié sur le Golgotha, donc hors du périmètre de la ville sainte, parce que, des siècles avant, certains prophètes avaient expérimenté et ensuite enseigné à tous la présence de YHWH dans un pays d'exil, sans temple et "hors les murs". Ils ne pouvaient pas le savoir, mais à Babylone les Juifs commencèrent à adorer Dieu "en esprit et en vérité".
Les Évangiles ne nous parlent pas d’apparitions de Jésus ressuscité dans le temple. Au lieu de cela, ils parlent d'une maison, d'un jardin, des rives d'un lac, de deux voyageurs déçus qui descendent de Jérusalem. Nous pouvons continuer à le chercher dans les lieux sacrés, à fréquenter, à construire et à reconstruire des temples, et peut-être sentirons-nous parfois sa présence là aussi. Mais les endroits où nous pouvons certainement le sentir sont les maisons, les jardins, les rives d'un lac, en parlant avec des gens découragés et déçus qui marchent sur nos routes. Joyeuses Pâques.
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L’Exil et la Promesse/24 - Sans lieux ni clôtures, on apprend à adorer Dieu "en esprit et en vérité".
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 21/04/2019
"Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène. Cette disparité spatiale se manifeste concrètement par une opposition entre l'espace sacré, le seul qui existe réellement, et toute l'étendue informe qui l'entoure. »
Mircea Eliade, Le sacré et le profane
Les grandes épreuves de la vie sont souvent une purification de la spiritualité et de la morale, parce qu'elles nous enseignent que les choses vraiment nécessaires pour continuer à vivre et à grandir sont peu nombreuses et très simples. Dans la bonne évolution de la vie spirituelle, nous commençons simples, nous nous compliquons, nous finissons par redevenir simples, quand la sagesse du vieil homme que nous sommes devenus rencontre la pureté du jeune homme que nous étions, et au milieu, il ne reste que beaucoup de gratitude. Au cours des longues traversées des déserts, on apprend qu'en plus de l'eau et du pain, le matériel indispensable se réduit à peu - c'est plutôt lors de voyages brefs et confortables que l'on s’encombre d'équipements lourds et souvent inutiles. Le prophète Élie a dû se retrouver au désert, avec dans son cœur le désir de mourir, pour découvrir que la voix de Dieu était dans une "brise légère", après l’avoir imaginé et cherché en vain dans le tremblement de terre et le feu (1 Rois 19,12). Assoiffés de vie et de paradis, nous passons de nombreuses années à chercher Dieu dans les temples et les lieux sacrés, pour nous rendre compte, à la fin, que ce que nous cherchions était, simplement, sous notre toit.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 14/04/2019
« Voilà ce qui est difficile à notre époque : les idéaux, les rêves et les bonnes espérances n’ont même pas le temps de naître qu’ils sont déjà atteints et complètement dévastés par la réalité la plus cruelle. C'est très étrange que je n'aie pas abandonné tous mes rêves parce qu'ils semblent absurdes et irréalisables. Au lieu de cela, je m'y accroche, malgré tout, parce que je crois encore en la bonté intime de l'homme »
Anne Frank, Journal, juillet 1944
L'autre qui tout à la fois nous attire et nous effraie est une constante qui a marqué toutes les civilisations humaines depuis l’aube des temps. Une ambivalence radicale et tenace, expression de cette "insociable sociabilité" qui, selon Kant, caractérise l'être humain. L'autre nous fascine en tant qu’il est différent et porteur d'un monde inconnu, mais cette différence et cet inconnu engendrent la peur et la méfiance qui, à de nombreux moments de l'histoire humaine, l’ont emporté et l’emportent sur le charme et la beauté de la rencontre avec ce qui est différent. L'autre a été aimé et combattu, mais les combats étaient plus fréquents et plus longs que les amours. Les grandes traditions religieuses peuvent aussi être considérées comme des systèmes éthiques et sociaux qui gèrent cette ambivalence anthropologique fondamentale. Dans la Bible aussi, l'autre est l'ennemi dont il faut se protéger mais aussi l'étranger que la Torah ordonne d'accueillir comme un hôte sacré. Dans certains récits bibliques, les étrangers sont porteurs d'une bénédiction et dans d'autres ils renvoient l'image de dieux et d'idoles ennemis, qui viennent détruire le peuple élu et son vrai Dieu. Les deux premiers frères, l'un doux et l'autre fratricide, renvoient aussi aux deux visages de l'humanisme biblique et occidental. Le christianisme ajouta donc "ne pas toucher Abel" à la morale fondée sur "ne pas toucher Caïn". Caïn symbolise le marchand et le citadin qui a réduit la violence à la vengeance mimétique, et Abel, le bon berger et l'homme vulnérable qui a placé l'éthique de la douceur et de l'amour-agapè comme fondement d'une civilisation différente - que nous attendons toujours et ne nous lassons pas d'attendre et de vouloir. Malgré tout.
[fulltext] =>Le mythe de Gog et Magog dans le livre d'Ézéchiel, où il occupe deux longs chapitres, est l'un de ceux où l'autre qui vient de loin est une icône du mal absolu : « La parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d’homme, dirige ton regard vers Gog, au pays de Magog, grand prince de Mèshek et de Toubal ; prophétise contre lui… Tu diras : me voici contre toi, Gog, grand prince de Mèshek et de Toubal. Je te ferai faire volte-face, je mettrai des crochets à tes mâchoires, je te ferai sortir avec toute ton armée : chevaux, cavaliers superbement vêtus, vaste troupe portant grands et petits boucliers, et maniant tous l’épée… Avec eux, la Perse, l’Éthiopie et Pouth... de nombreux peuples seront avec toi. » (Ézéchiel 38,1-6). Gog reçoit l'ordre de YHWH de détruire Israël, qui est rentré chez lui après un long exil : « C’est pourquoi, prophétise, fils d’homme. À Gog tu diras : ainsi parle le Seigneur Dieu : le jour où mon peuple Israël habitera en sécurité, ne vas-tu pas te mettre en route ? Tu viendras de ton pays, de l’extrême nord, toi et de nombreux peuples avec toi ; tous montés sur des chevaux, vous formerez une grande troupe, une immense armée. Tu monteras contre mon peuple Israël, comme une nuée recouvrant le pays. » (38,14-15). Mais à la fin, Gog sera vaincu : « Je briserai ton arc dans ta main gauche et je ferai tomber tes flèches de ta main droite. Tu tomberas sur les montagnes d’Israël, toi, tous tes bataillons et les peuples qui sont avec toi. Je te donnerai en pâture aux rapaces, aux oiseaux de toute espèce et aux bêtes sauvages. Tu tomberas en plein champ.» (39,3-5).
Qui étaient Gog et Magog ? Dans le livre d'Ézéchiel Gog, roi du pays de Magog, remonte à de très anciennes traditions moyen-orientales qui sont si éloignées qu'elles ne permettent pas d'identifier le personnage ni ses terres d’origine. Au fil des siècles, commentateurs et chercheurs ont donné libre cours à des hypothèses historiques et géographiques (allégorie des Babyloniens, Gygès, roi de Lydie, etc.). Un élément déterminant dans l'histoire du mythe de Gog/Magog est qu’il figure dans le livre de l'Apocalypse. Celui-ci reprend ces chapitres mystérieux du livre d'Ézéchiel, en change le sens et le contexte, les place dans une perspective eschatologique et sombre qui a inspiré beaucoup de récits et de légendes du Moyen Âge : « Et quand les mille ans seront arrivés à leur terme, Satan sera relâché de sa prison, il sortira pour égarer les gens des nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; ils sont aussi nombreux que le sable de la mer. » (Apocalypse 20,7-8).
L'historien juif Josèphe Flavius en parle dans ses "Antiquités juives" (fin du Ier siècle après J.-C.), et contribue de façon décisive à créer la légende d'Alexandre le Grand qui confina Gog et Magog derrière un mur qu'il construisit dans la région du Caucase, une barrière physique et symbolique qui délimitait la frontière insurmontable de la civilisation occidentale, car au-delà il ne restait que les peuples sataniques du mal. Cette même légende se retrouve plus tard dans le Coran : « Quand il atteignit un pays situé entre deux digues, il trouva derrière elles un peuple qui pouvait à peine comprendre une parole. Ils dirent : "Ô Bicorne, Gog et Magog apportent un grand désordre sur la terre ! Pourrions-nous te payer un tribut qui te permettrait de construire une digue entre nous et eux ? Il dit : ce que mon Seigneur m'a accordé est bien mieux. Aidez-moi avec zèle, et je placerai une digue entre vous et eux » (Sourate XVIII : 93-95).
Augustin, Isidore de Séville, Ambroise, Jérôme, puis le pseudo-Méthode et la Sybille Tiburtine ont contribué à créer au cours du premier millénaire de l'ère chrétienne le mythe de Gog et Magog comme image de la grande menace militaire et religieuse. Elle a été appliquée à de nombreux peuples étrangers, y compris les Juifs, jusqu'à la récente guerre en Irak où Gog et Magog ont été à nouveau évoqués par Bush et Chirac à l’occasion de cette "croisade" contre le mal. Les régions de Gog et Magog sont également mentionnées dans "Le Millon" de Marco Polo (73), et sur les cartes et les globes pour désigner quelques terres reculées d'Asie (près de Babylone, près de la mer Caspienne, ou dans la région des Tatars ou des Turcs).
Le mythe de Gog et Magog est l'une des plus pertinentes inventions de peuples imaginaires qui ont eu des effets politiques, religieux et culturels très concrets. Tout au long du Moyen- Âge, l’arrivée en Europe chrétienne d’un peuple descendu du Nord et de l'Est (Goths, Huns, puis Arabes, Turcs...) était interprétée comme l'accomplissement des paroles d'Ézéchiel et de l'Apocalypse concernant le déchaînement de Gog et Magog et de leur empire du Mal. La légende de Gog et Magog constitue donc une étape importante dans la construction idéologique de la catégorie du "grand ennemi", qui a tant marqué et continue de marquer la culture occidentale. Bien que la Bible et les Évangiles contiennent d'innombrables versets porteurs de paix et de fraternité, l'homme occidental a davantage privilégié les passages sombres et menaçants des textes sacrés en y trouvant des justifications pour continuer à "pratiquer l'art de la guerre". Les passages paisibles et lumineux de la Bible n’ont aucun lien avec la force obscure de Gog-Magog ou de l'Antéchrist.
Mais Ézéchiel, même au milieu des ténèbres des oracles de Gog et de Magog, peut trouver et nous offrir des paroles différentes et pleines de bonté : « Les habitants des villes d’Israël sortiront et feront du feu ; ils alimenteront un brasier avec le matériel de guerre : petits et grands boucliers, arcs et flèches, javelots et lances ; de quoi faire du feu pendant sept ans. Ils n’auront pas à ramasser de bois dans la campagne, ni à abattre des arbres dans les forêts, car c’est avec ce matériel de guerre qu’ils feront du feu. » (39,9-10). Se chauffer avec des armes brûlées : telle est la véritable énergie alternative que le monde n'a jamais voulu inventer, malgré un profond courant éthique qui l’a toujours désirée. Si aujourd'hui nous devions transformer les entreprises qui produisent des armes en entreprises qui nous chauffent sans "couper les arbres", si nous dirigions les efforts technologiques consacrés à l'art de la guerre vers les nombreux arts de la paix, nous pourrions nous chauffer et vivre correctement pendant "soixante-dix fois sept ans". Mais nous ne le faisons pas, et nous continuons à associer ceux qui viennent de loin à Gog et Magog, à voir des monstres sur les visages des hommes et des femmes qui viennent nous rendre visite, à publier des cartes et des globes portant les nouveaux noms de Gog et Magog ("migrants économiques", "clandestins", "immigrants irréguliers"...). Et à construire des murs pour empêcher ces monstres imaginaires de troubler notre tranquillité à l'intérieur de nos forteresses.
Mais la prophétie ne peut laisser le dernier mot au mal absolu. Elle le connaît, parle de lui, nous dit qu'elle est consciente de sa présence dans le monde, puis elle s’achève par des paroles pleines d'espérance messianique : « Lorsque je les ferai revenir d’entre les peuples, je les regrouperai depuis les pays de leurs ennemis, et à travers eux je manifesterai ma sainteté aux yeux de nombreuses nations… car, après les avoir déportés chez les nations, je les rassemblerai sur leur propre sol ; je ne laisserai aucun d’entre eux là-bas. Je ne leur cacherai plus mon visage, parce que j’aurai répandu mon esprit sur la maison d’Israël – oracle du Seigneur Dieu. » (39:27-29).
L'Europe a imaginé beaucoup de Gogs et Magogs inexistants ; mais parfois de rares Gogs et Magogs se sont vraiment manifestés... Ils ont détruit, brûlé, pendu les enfants, des nuages noirs couvraient le ciel. Nous avons hurlé, nous sommes tous morts. Mais ensuite, nous avons pu ressusciter, tous ensemble. L'Europe d'aujourd'hui est le résultat de ces morts et de ces résurrections extraordinaires. Son histoire a écrit l'une des plus grandes vérités de l'humanisme biblique et occidental : le bien est plus inépuisable que le mal. Celui-ci peut parfois gagner, mais il ne peut pas toujours gagner. Caïn a tué et continue de tuer Abel, mais il n'a pas tué ou est incapable de tuer Adam, qui demeure ce "très bel et très bon ouvrage" au terme de la création.
Dans le livre de la Genèse (10,2) Magog est le fils de Japhet, puis le petit-fils de Noé, le juste, le bâtisseur de l'arche du salut. Si nous reléguons le mal au-delà du "mur d'Alexandre", aucun mal ne se transforme en bien, aucune arme en carburant, aucune mort d’homme en résurrection. Le mal ne vient pas de loin, ni de l'est, ni du nord, ni de la mer : le mal est simplement notre petit-fils, c'est notre fils. Il vit parmi nous. Caïn est aussi le fils d'Adam. Dans la Bible, le plus grand mal s’inscrit dans l’horizon plus vaste du bien. Sa première racine n'est pas pourrie, c'est une bonne racine. Tel est le don immense que nous offre la Bible depuis trois millénaires : croire en la vie. Malgré tout.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 14/04/2019
« Voilà ce qui est difficile à notre époque : les idéaux, les rêves et les bonnes espérances n’ont même pas le temps de naître qu’ils sont déjà atteints et complètement dévastés par la réalité la plus cruelle. C'est très étrange que je n'aie pas abandonné tous mes rêves parce qu'ils semblent absurdes et irréalisables. Au lieu de cela, je m'y accroche, malgré tout, parce que je crois encore en la bonté intime de l'homme »
Anne Frank, Journal, juillet 1944
L'autre qui tout à la fois nous attire et nous effraie est une constante qui a marqué toutes les civilisations humaines depuis l’aube des temps. Une ambivalence radicale et tenace, expression de cette "insociable sociabilité" qui, selon Kant, caractérise l'être humain. L'autre nous fascine en tant qu’il est différent et porteur d'un monde inconnu, mais cette différence et cet inconnu engendrent la peur et la méfiance qui, à de nombreux moments de l'histoire humaine, l’ont emporté et l’emportent sur le charme et la beauté de la rencontre avec ce qui est différent. L'autre a été aimé et combattu, mais les combats étaient plus fréquents et plus longs que les amours. Les grandes traditions religieuses peuvent aussi être considérées comme des systèmes éthiques et sociaux qui gèrent cette ambivalence anthropologique fondamentale. Dans la Bible aussi, l'autre est l'ennemi dont il faut se protéger mais aussi l'étranger que la Torah ordonne d'accueillir comme un hôte sacré. Dans certains récits bibliques, les étrangers sont porteurs d'une bénédiction et dans d'autres ils renvoient l'image de dieux et d'idoles ennemis, qui viennent détruire le peuple élu et son vrai Dieu. Les deux premiers frères, l'un doux et l'autre fratricide, renvoient aussi aux deux visages de l'humanisme biblique et occidental. Le christianisme ajouta donc "ne pas toucher Abel" à la morale fondée sur "ne pas toucher Caïn". Caïn symbolise le marchand et le citadin qui a réduit la violence à la vengeance mimétique, et Abel, le bon berger et l'homme vulnérable qui a placé l'éthique de la douceur et de l'amour-agapè comme fondement d'une civilisation différente - que nous attendons toujours et ne nous lassons pas d'attendre et de vouloir. Malgré tout.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 07/04/2019
« Nicodème dit à Jésus : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le ventre de sa mère et naître à nouveau ? »
Évangile de Jean, chapitre 3
Les prophètes sont des experts et des maîtres spirituels. Ils reconnaissent l’Esprit quand il souffle sur la terre, à l'extérieur et à l'intérieur d'eux. Parmi tous les souffles, ils savent reconnaître ce qui le caractérise. Ils en ont un besoin vital pour répondre à leur vocation. Sans l'esprit, les prophètes ne seraient pas capables de comprendre les paroles qu'ils écoutent et transmettent. C'est l'exégète de la parole qu'ils reçoivent. Ils l'attendent, ils le prient, ils l'implorent, et ils savent se taire si tout en accueillant des paroles, ils ne reçoivent pas aussi l'esprit. Dans la Bible, l'esprit va de pair avec la parole. Tous deux donnent la vie, tous deux créent, transforment, fertilisent, baignent, génèrent et régénèrent. Elohim, Parole, Ruah ; Père, Logos, Pneuma. L'unité et la multiplicité du Dieu biblique étaient déjà présentes dans la Bible et dans l'expérience historique de cette foi. Les prophètes sont donc essentiels pour discerner les esprits, pour distinguer le souffle de la vanité, l’havel, du souffle de l'esprit, le ruah. La Bible les connaît bien tous les deux, les prophètes les connaissent et les reconnaissent très bien.
[fulltext] =>Même le havel de Qohèleth - havel havalim : vanité des vanités - est souffle, est vent ; c'est ce type de souffle, de vent que nous connaissons aussi, celui qui nous révèle l'inconsistance des choses, le caractère éphémère de la vie, qui nous rappelle que tout passe, et passe vite. Havel est aussi le nom du frère tué par Caïn, et c'est le mot qui désigne les idoles (chez Jérémie), ce qui est vide, le rien, le néant. Le vent-havel ressemble au vent-ruah, et parfois ils sont aussi amis. Parce que sans le souffle de l'esprit, nous ne serions pas capables de reconnaître la dimension de la vanité même si elle est présente au cœur de la réalité, nous serions trompés par la richesse et les biens et nous serions piégés à jamais dans l’autosatisfaction et les illusions. Parce que l'esprit-ruah nous fait don de cette intelligence particulière qui sait identifier ce qui est éphémère et, au-delà, célébrer la vie : celle-ci, pour être comprise et authentiquement vécue, a besoin d'être d’abord saisie dans sa dimension fragile et fugace. Mais si une fois expérimentée la vanité de toute chose (étape essentielle de l'existence), nous ne découvrons pas l'autre brise de l'esprit, si ruah ne prend pas la place du havel, dans la vie adulte il ne reste plus que le vide qu’engendrent le pessimisme et la dépression. Il y a des vies qui ne s'épanouissent pas parce qu'elles n'ont jamais atteint la phase du havel/vanité, et restent prisonnières d’illusions, y compris religieuses ; mais il y en a d'autres qui régressent parce qu'une fois touchées par le vent-havel elles n'ont pas pu prendre leur envol au souffle nouveau du vent-ruah. Les prophètes par vocation savent nous dire que "ruah l’emporte sur havel", que le souffle vivifiant et innovateur est plus fort et plus vrai que le souffle nihiliste. Voilà pourquoi les prophètes sont nécessaires.
Ézéchiel est le prophète de l'esprit-ruah, parce qu'il a également bien connu l'esprit-havel. Le mot ruah revient dans son livre plus que dans tout autre texte de l'Ancien Testament. Le cœur ne peut changer que dans l'esprit. Le souffle d'Élohim a donné vie au premier homme, et un mystérieux souffle spirituel continue à générer et à régénérer la vie dans l'univers. Ainsi, après nous avoir annoncé le miracle d’un cœur de chair nouveau, Ézéchiel nous livre une des scènes les plus originales, les plus bouleversantes et les plus belles de toute la Bible : « La main du Seigneur se posa sur moi, par son esprit il m’emporta et me déposa au milieu d’une vallée ; elle était pleine d’ossements. Il me fit circuler parmi eux ; le sol de la vallée en était couvert, et ils étaient tout à fait desséchés. Alors le Seigneur me dit : « Fils d’homme, ces ossements peuvent-ils revivre ? » Je lui répondis : « Seigneur Dieu, c’est toi qui le sais ! » (Ézéchiel 37,1-3). Nous entrons ici dans une autre vision d'Ézéchiel. Elle a lieu dans une vallée de Babylone, peut-être celle-là même où le jeune Ézéchiel avait été transporté en songe au début de sa vocation (3,22) : il n'est pas rare que chez les prophètes les appels de l’âge mûr se produisent dans les mêmes lieux enchanteurs que ceux du premier appel. Ézéchiel voit maintenant la grande vallée complètement couverte d'os desséchés, secs, arides, vieux, sans chair ni nerfs. Dieu lui dit : « Prophétise sur ces ossements. Tu leur diras : Ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur. Ainsi parle YHWH à ces ossements : Je vais faire entrer en vous l’esprit, et vous vivrez. Je vais mettre sur vous des nerfs, vous couvrir de chair, et vous revêtir de peau ; je vous donnerai l’esprit, et vous vivrez. Alors vous saurez que Je suis le Seigneur. » (37,4-6). Une scène d'une puissance narrative et lyrique infinie. Ézéchiel exécute l'ordre et prophétise : « Je prophétisai, comme j’en avais reçu l’ordre. Pendant que je prophétisais, il y eut un bruit, puis une violente secousse, et les ossements se rapprochèrent les uns des autres. Je vis qu’ils se couvraient de nerfs, la chair repoussait, la peau les recouvrait, mais il n’y avait pas d’esprit en eux. » (37,7-8).
Seuls des témoins de la scène l’ayant activement vécue pouvaient l'écrire et nous la raconter ainsi. La Bible n'est pas une fiction. Et si nous ne voulons pas la réduire à un film, nous devons croire en la parole d'Ézéchiel, croire qu'il a "vu" ces os et "entendu" un bruit - les prophètes bibliques sont les mendiants d’une confiance que nous ne leur accordons presque jamais : les lecteurs que nous sommes continuent à se moquer d'eux et, tout comme leurs contemporains, à les tourner en dérision. Il faut voir avec Ézéchiel ces os bouger et se regrouper, entendre leur grincement ; puis se rendre compte avec lui qu’il leur manque l’essentiel, le souffle de l’esprit : « Le Seigneur me dit alors : « Adresse une prophétie à l’esprit, prophétise, fils d’homme. Dis à l’esprit : Ainsi parle YHWH : Viens des quatre vents, esprit ! Souffle sur ces morts, et qu’ils vivent ! » Je prophétisai, comme il m’en avait donné l’ordre, et l’esprit entra en eux ; ils revinrent à la vie, et ils se dressèrent sur leurs pieds : c’était une armée immense ! » (37,9-10).
L'esprit est le grand protagoniste de cette vision. À cette époque l’homme voyait plus de choses que nous. À côté de la rose des vents, il percevait le souffle d’un vent différent qui redonnait vie aux choses. Et il l'a reconnu, il l'a célébré. La Bible est aussi une longue pédagogie qui nous enseigne que l'esprit de vie n'était pas seulement celui des montagnes ou des forêts, mais que sa propre essence recélait un autre nom du Dieu vrai et invisible, vrai parce qu’esprit. Et pour affirmer la nature spirituelle de Dieu, la Bible s'est engagée dans une lutte radicale avec les idoles qui, en se présentant comme la source du souffle divin sur terre, ont asphyxié l'homme. Or celui-ci ne peut respirer que dans une atmosphère proprement infinie. C'est cette préservation absolue du mystère de l'esprit qui a permis un jour aux chrétiens de l'appeler Dieu.
Ces os qui reviennent à la vie sont la Pentecôte de l'Ancien Testament. Une église effrayée et morte sur le Golgotha qui se remet à vivre dans une résurrection collective; un peuple détruit et humilié qui espère toujours une promesse à la fois nouvelle et ancienne. Deux manifestations de l'esprit, vivant et vivifiant.
La transformation de ces os en êtres humains vivants se déroule en deux étapes. Au début, les os deviennent des squelettes autour desquels la chair et les tendons reprennent forme et se recomposent. Ce premier miracle, cependant, ne crée que des cadavres s’il n’est pas accompagné du souffle de l’esprit.
Ce travail en deux actes d'Ézéchiel contient un message précieux pour les communautés spirituelles mortes qui espèrent une vie nouvelle.
Jérusalem a été détruite. Le peuple exilé et découragé : « Fils de l'homme, ces os sont toute la maison d'Israël. » La foi chancelle, l'espoir s'éteint. Le peuple en larmes répétait : « Nos os sont desséchés, notre espérance est partie, nous sommes perdus » (37,11). Dans cette immense tragédie, Ézéchiel nous propose une grammaire pour renaître après les grandes crises. Et nous devons apprendre à l'écouter, en ces temps de temples détruits et de terres promises disparues.
Quand une communauté charismatique se rend compte que ses os sont « desséchés », que son espérance a "disparu", qu'elle s’est perdue", il y a encore la possibilité de renaître si un prophète réussit à prophétiser et à invoquer l'esprit. Il y a cependant une condition préalable : la communauté doit entonner un chant funèbre, elle doit être consciente que ses os sont desséchés - beaucoup de communautés mortes ne ressuscitent pas parce qu'elles se croient vivantes. Il ne faut pas exclure que cette vision puisse avoir été une réponse à la prière de lamentation du peuple en exil. Célébrer le deuil est la première prière nécessaire à la résurrection.
Nous avons ensuite besoin d'un prophète qui ait survécu à la persécution, qui n'ait pas été chassé ni se soit transformé en faux prophète (de bonne ou de mauvaise foi). Toutes les communautés aux os desséchés n'ont pas de prophètes, car ils meurent trop souvent pendant la destruction de la ville et du temple. Mais quand il en reste au moins un - la "masse critique" prophétique est 1 - la première partie de sa prophétie consiste à recomposer le squelette, et à faire renaître autour de lui les chairs et les tendons. Ces communautés après être mortes et avoir compris qu'elles le sont vraiment – à cause du manque de vocations, pour avoir vieilli dans des liturgies et des formes devenues plus vieilles qu’elles, en raison de graves scandales, de schismes, pour ne pas avoir réussi à écrire un nouveau récit charismatique après la mort du fondateur qui est toujours une mort mystique de la communauté, pour avoir consacré toute l’énergie qui lui restait à des combats inappropriés... – entament une nouvelle étape. De nouvelles personnes reviennent, des ressources économiques arrivent, des projets, des structures, des énergies, de nouvelles activités et de nouveaux chantiers. Les os dispersés se rassemblent et donnent vie à un squelette ordonné, et autour de lui se reforment la chair et les nerfs. La communauté reprend alors forme et commence peu à peu à ressembler à celle qui s'était éteinte.
Mais, nous dit Ezéchiel, cette phase nécessaire ne suffit pas encore pour que cette communauté revienne vraiment à la vie. Il y manque le souffle de l’esprit. Il y a des personnes mais les vocations manquent ; il y a des histoires mais pas de récits charismatiques ; il y a des mots mais sans le verbe qui les relie ; il y a des œuvres mais sans souffle de vie ; il y a des projets mais sans grandes visions ; il y a des prières mais elles ne savent pas parler. La résurrection du Christ n'était pas la réanimation de son cadavre. Et si la résurrection de Lazare n'est pas reçue comme un signe et une annonce de la résurrection du Christ, qui est différente, c'est seulement l'exhumation du corps d'un homme dont le triste destin est de mourir deux fois. La renaissance des communautés ne se produit pas (ou n'est que celle de Lazare) si seuls se reforment le squelette et des signes extérieurs de vie. Il faut qu'un vrai prophète, retournant dans la vallée de sa première vocation, devenue désormais une vallée d'ossements, réussisse à invoquer l'esprit et que cela advienne humblement. Certaines de ces invocations sont appelées réformes.
Ézéchiel nous dit que ces résurrections sont possibles. Que les cimetières peuvent être transformés en jardins d'Éden. Que nous pouvons nous endormir vieux et nous réveiller enfants.
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Paroles pour ces temps de temples détruits et de terres promises disparues
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 07/04/2019
« Nicodème dit à Jésus : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le ventre de sa mère et naître à nouveau ? »
Évangile de Jean, chapitre 3
Les prophètes sont des experts et des maîtres spirituels. Ils reconnaissent l’Esprit quand il souffle sur la terre, à l'extérieur et à l'intérieur d'eux. Parmi tous les souffles, ils savent reconnaître ce qui le caractérise. Ils en ont un besoin vital pour répondre à leur vocation. Sans l'esprit, les prophètes ne seraient pas capables de comprendre les paroles qu'ils écoutent et transmettent. C'est l'exégète de la parole qu'ils reçoivent. Ils l'attendent, ils le prient, ils l'implorent, et ils savent se taire si tout en accueillant des paroles, ils ne reçoivent pas aussi l'esprit. Dans la Bible, l'esprit va de pair avec la parole. Tous deux donnent la vie, tous deux créent, transforment, fertilisent, baignent, génèrent et régénèrent. Elohim, Parole, Ruah ; Père, Logos, Pneuma. L'unité et la multiplicité du Dieu biblique étaient déjà présentes dans la Bible et dans l'expérience historique de cette foi. Les prophètes sont donc essentiels pour discerner les esprits, pour distinguer le souffle de la vanité, l’havel, du souffle de l'esprit, le ruah. La Bible les connaît bien tous les deux, les prophètes les connaissent et les reconnaissent très bien.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 31/03/2019
« Et mon âme s'est affligée pour les enfants de l'homme, parce qu'ils sont aveugles de cœur, et puisqu’ils sont venus dans le monde nus, ils essaient d’en sortir à nouveau nus »
Évangile de Thomas
L'un des plus beaux spectacles au monde : des enfants en train d’apprendre à parler ! En quelques semaines, leur vocabulaire explose, et les quelques mots appris au cours de leurs deux premières années se multiplient, d’abord par centaines puis par milliers. Chaque jour apporte avec lui son lot de nouveaux vocables, que l'enfant assimile tous à la fois. Mais à l’âge adulte on ne les apprend qu'un à un, quand une rencontre, une maladie, une grande crise se font accoucheuses de mots. Soudain, une parole-entendue, prononcée des milliers de fois, se fait chair. Qui sait ce qu'Abraham savait du mot autel avant d’y déposer son fils ; ou ce que Moïse pensait de la mer avant d’en voir l’étendue sous ses yeux. Familier du bois dans l'atelier de son père depuis son plus jeune âge, Jésus n’a peut-être compris le sens du mot bois qu’au Golgotha. La Bible est aussi un grand atlas universel du monde mystérieux de la parole et des mots. Beaucoup de gens, après des décennies de mutisme spirituel et moral, l'ont rencontrée un jour et ont appris à parler à nouveau, et commencé à prier avec ces mots, sans s'en rendre compte.
[fulltext] =>Dans la Bible, certains mots sont si fondamentaux et évocateurs qu'ils sont comme des livres ineffables dans le Livre. Nous pourrions raconter l'histoire de la Bible en l’abordant à travers le pain, les enfants, l'eau, la douleur, les mères. Ou en suivant les déclinaisons et les sens du mot cœur.
Leb (ou Lebab) apparaît environ mille fois dans la Bible, plus de huit cents fois dans l'Ancien Testament. Comme tous les très grands mots qu’on y trouve du début à la fin, il comporte une ambivalence radicale. Le cœur équilibré ne cède rien au sentimentalisme, et même lorsqu'il reflète des sentiments, il garde le sérieux et la sobriété de la vie qu'il symbolise par excellence. Nous le trouvons pour la première fois dans un contexte très tragique, entre Caïn et Noé, au centre de la première nuit obscure de l'humanité qui culminera avec le déluge : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre, et que toutes les pensées de son cœur se portaient uniquement vers le mal à longueur de journée. » (Gen 6,5). Et il fera sa dernière apparition dans le livre de l'Apocalypse, toujours dans un contexte sombre et menaçant, dans le dialogue de l'ange avec la femme et la bête (17,17).
Mais dans l'Exode, le cœur est aussi le lieu où Dieu insuffle l'inspiration, où naît la créativité artistique : « Dans le cœur de tout artiste j'ai insufflé la sagesse » (Ex 31,6). Par ailleurs toute la loi de Moïse est une affaire de cœur : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6,5). La dureté du cœur des Israélites est un grand thème prophétique, mais celui de l'invocation du cœur chez Jérémie, dans sa plus terrible crise vocationnelle, l’est encore plus : « Je me suis dit : je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom ! Mais dans mon cœur, il y avait comme un feu ardent » (Jr 20:9). Il n'y a pas de lieu plus profond que celui d’où vient la voix qui nous appelle par notre nom, et le mot cœur (leb) n’a pas d’équivalent pour désigner cette profondeur des profondeurs. Il existe également une relation spéciale entre les femmes et le cœur. Dans son Magnificat, Anne emploie le mot cœur pour désigner le lieu où s’élève l'exultation de l'esprit : « Mon cœur se réjouit dans le Seigneur » (1 Sam 2,1). Et le cœur continue d'occuper aussi une place centrale dans le Nouveau Testament : il brûle chez les disciples d'Emmaüs, il est au centre d’une délicieuse béatitude, c'est la demeure confiée à la garde de Marie.
Mais parmi les nombreux et remarquables passages où la Bible nous explique la sémantique du mot cœur, le chant d'Ézéchiel mérite attention. Nous sommes en exil, Jérusalem a été détruite ainsi que son temple. Le peuple d'Israël est plongé dans la désolation et l'échec total qu’Ézéchiel interprète comme le point culminant d'une longue histoire de perversion et d'infidélité qui a commencé quand le peuple était encore esclave en Égypte et qui se poursuit pendant plus de cinq siècles dans la terre promise (Ézéchiel 36,17). Ce chapitre d'Ézéchiel sur le "cœur nouveau" vient après mille idolâtries, après des cultes ininterrompus dans de faux sanctuaires, après de multiples holocaustes d'enfants, de nombreuses orgies avec les prostituées sacrées dans les hauteurs du Pays de Canaan, après les séductions des faux prophètes… sans parler d’Ézéchiel, tourné en dérision dès les premières années de sa prédication, juste parce qu’il avait publiquement dénoncé la corruption de sa communauté. Le chant d'Ézéchiel résonne dans ce paradis perdu, dans le pacte rompu et l'Alliance trahie, dans cette très longue éclipse de la Promesse. Et c’est de là que son tableau tire sa couleur, son sens et sa force.
Si nous voulons essayer de saisir quelque chose de ce chant, nous devons essayer de nous mettre dans le désert moral et théologique qui est le sien, nous asseoir à côté d'Ézéchiel dans son poste de guet, et de là entendre ses paroles, les intercepter au milieu du bruit assourdissant des dieux égyptiens, cananéens et babyloniens. Nous devrions alors essayer d'écouter son psaume comme si nous ne l'avions jamais entendu, comme s'il nous était annoncé pour la première fois ; comme si nous étions nés aujourd'hui, ignorant la Bible et ses mots. Écoutez-le, assis sur les ruines des innombrables idolâtries de notre temps, sur le silence de notre Dieu vaincu, au milieu du bruit assourdissant des bavardages religieux de nos spiritualités à bon marché. Ce n'est qu'en écoutant cette indigence anthropologique et théologique que le chant d'Ézéchiel peut aujourd'hui conserver un écho de la force avec laquelle ses premières paroles ont atteint les exilés qui les écoutaient pour la première fois le long des fleuves de Babylone – aucune lecture de la Bible ne nous laisse indemnes si nous revivons le miracle de la première écoute : « Je vous prendrai du milieu des nations, je vous rassemblerai de tous les pays, je vous conduirai dans votre terre. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. » (36,24-25). Retour dans la patrie et élimination de toutes les idoles et contaminations : pour de nombreux poètes et théologiens ces deux versets suffiraient à indiquer la grande lumière qui attend le peuple encore plongé dans les ténèbres. Pour Ézéchiel non. Parce qu'il veut nous dire quelque chose d'extrêmement important pour comprendre la logique des retours.
Cela signifie que pour mettre fin à l'exil, il ne suffit pas de rentrer chez soi. Même en ce grand jour du retour – le prophète et poète anonyme connu sous le nom de "troisième Isaïe" nous le répétera plus tard avec une force extraordinaire - une fois rentré chez lui, le peuple persévèrera dans son infidélité, à moins que quelque chose de beaucoup plus important qu'un retour matériel ne se passe. Des exils, on revient toujours pire qu'on est parti, si le retour ne devient pas un nouvel exode vers une nouvelle terre promise.
C'est pourquoi les rituels de purification ne suffisent pas pour vraiment recommencer après les déportations. Après une longue maladie, il ne suffit pas de retourner chez le coiffeur, d'aller acheter une belle robe neuve, peut-être de se confesser, d'inviter tous ses amis à dîner, de se remettre « extérieurement » au goût du jour. Tout cela est important et, dans bien des cas, c'est aussi nécessaire ; mais pour vraiment recommencer, nous avons besoin de quelque chose de différent et de plus profond : une autre terre promise, un nouvel appel, un nouveau grand rêve. Et c'est pour nous dire tout cela qu'Ézéchiel ne trouve pas d'image plus appropriée que celle du "cœur nouveau", avec laquelle il compose l'un des versets les plus beaux et les plus sublimes de la Bible et de la littérature sacrée de tous les temps: « Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. » (36,26).
Des paroles à couper le souffle, qui deviennent immédiatement prière parce qu'elles nous font nous exclamer : « Ah, quel désir et quelle nostalgie pour ce cœur nouveau : qu'il en soit ainsi, amen, amen, amen. Pour nous, pour moi, pour nos enfants, pour ceux que nous aimons. » La bonne nouvelle est que ces conversions intimes et secrètes (le cœur est invisible de l'extérieur) ont parfois réellement lieu. Elles sont très rares, mais elles existent. Nous ne devrions pas quitter cette terre sans en avoir vécu au moins une - en nous-mêmes, ou, et c'est la même chose, sans l'avoir vue chez un enfant ou un ami. Elles surviennent après avoir essayé en vain à maintes reprises de changer de vie, après s’être fait cent promesses à soi-même et aux autres et n’en avoir tenu aucune. Et puis arrive un jour différent et notre "cœur" change vraiment. Il s'agit d'une journée inattendue et non planifiée, d’une journée généralement normale et ordinaire. Elle ne résulte pas de notre engagement ni de nos vertus, mais elle advient quand nous sommes assez faibles pour ne pas résister au cours normal de la vie. Nous ne l'attendions pas, mais elle est arrivée. Nous ne l'avons pas reconnue à son arrivée ; ce n'est qu'à la fin de la lutte nocturne qu'elle nous a révélé son nom, tandis qu'elle nous a changé le nôtre, pour toujours. Parce que les événements vraiment décisifs de l'existence ne viennent pas récompenser notre engagement, nous ne les construisons pas, parce qu'ils sont seulement et simplement un don. Trop souvent, nous ne réalisons pas combien la grâce remplit nos vies parce que nous sommes trop occupés à mériter nos conquêtes - et ainsi, dans le mur de nos mérites, il n'y a pas de chemin où la Providence peut entrer et atteindre nos cœurs. C'est pourquoi Ézéchiel nous dit que cette alchimie de la pierre morte et dure en une chair vivante et douce est opérée par l'Esprit, et nous la verrons mieux dans le prodigieux chapitre des os desséchés.
La dernière partie de ce grand chapitre est aussi très évocatrice et révélatrice : « Je vous délivrerai de toutes vos souillures, je convoquerai le froment, je le multiplierai, je ne vous soumettrai plus à la famine. Je multiplierai le fruit de l’arbre, le produit des champs, afin que vous n’ayez plus à supporter l’humiliation de la famine parmi les nations. » (36,29-30). La faim est une honte. Une phrase que nous devrions afficher à l'entrée de chaque institution et organisation pour le développement humain.
Le langage de l'économie et de la prospérité revient à nouveau pour exprimer la bénédiction et la vie nouvelle. Nous savons maintenant que les prophètes n'ont que des paroles de vie pour parler de Dieu, parce qu'ils sont beaucoup plus séculiers que nous. Et c'est ainsi que le travail fait son retour : « Cette terre désolée... sera cultivée à nouveau et on dira : "La terre, qui était désolée, est maintenant devenue comme le jardin d'Eden" ». (36,34-35). Il n'est pas rare pour nous de nous rendre compte que nous avons reçu un cœur nouveau quand nous recommençons à travailler. Nous retournons au travail normal que nous avons toujours fait, et nous sentons alors que quelque chose de profond a changé, mais nous ne le savions pas jusqu'à notre retour au bureau ou à l'usine. Travailler, c'est aussi tout cela.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 31/03/2019
« Et mon âme s'est affligée pour les enfants de l'homme, parce qu'ils sont aveugles de cœur, et puisqu’ils sont venus dans le monde nus, ils essaient d’en sortir à nouveau nus »
Évangile de Thomas
L'un des plus beaux spectacles au monde : des enfants en train d’apprendre à parler ! En quelques semaines, leur vocabulaire explose, et les quelques mots appris au cours de leurs deux premières années se multiplient, d’abord par centaines puis par milliers. Chaque jour apporte avec lui son lot de nouveaux vocables, que l'enfant assimile tous à la fois. Mais à l’âge adulte on ne les apprend qu'un à un, quand une rencontre, une maladie, une grande crise se font accoucheuses de mots. Soudain, une parole-entendue, prononcée des milliers de fois, se fait chair. Qui sait ce qu'Abraham savait du mot autel avant d’y déposer son fils ; ou ce que Moïse pensait de la mer avant d’en voir l’étendue sous ses yeux. Familier du bois dans l'atelier de son père depuis son plus jeune âge, Jésus n’a peut-être compris le sens du mot bois qu’au Golgotha. La Bible est aussi un grand atlas universel du monde mystérieux de la parole et des mots. Beaucoup de gens, après des décennies de mutisme spirituel et moral, l'ont rencontrée un jour et ont appris à parler à nouveau, et commencé à prier avec ces mots, sans s'en rendre compte.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/03/2019
"Après avoir prié à la maison, je m'asseyais sur le canapé, quand un homme d'apparence magnifique entre, vêtu comme un berger. Il me salue et je réponds à son salut. Il s'est immédiatement assis à côté de moi et m'a dit : " J'ai été envoyé par le plus vénérable des anges pour vivre avec toi le reste de ma vie ".
Le berger d'Erma, Révélation V
« Quel malheur pour les bergers d’Israël qui sont bergers pour eux-mêmes ! N’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ? Vous, au contraire, vous buvez leur lait, vous vous êtes habillés avec leur laine, vous égorgez les brebis grasses, vous n’êtes pas bergers pour le troupeau ». (Ézéchiel 34,2-3).
Jérusalem est tombée. Ézéchiel, le prophète sentinelle, dans sa terre désolée d'exil, voit un troupeau dispersé à cause de la négligence de ses bergers : « Vous n’avez pas rendu des forces à la brebis chétive, soigné celle qui était malade, pansé celle qui était blessée. Vous n’avez pas ramené la brebis égarée, ni cherché celle qui était perdue. Mais vous les avez gouvernées avec violence et dureté. Elles se sont dispersées, faute de berger, pour devenir la proie de toutes les bêtes sauvages.» (34,4-5) Ce ne sont pas des bergers mais des « mercenaires » (Jn 10, 12), parce qu'ils exploitent les brebis les plus grasses à leur profit.
[fulltext] =>Le métier de berger est un art complexe, très prisé par la Bible, les prophètes et de nombreuses civilisations antiques. Il vit dans une relation de réciprocité avec son troupeau, un ensemble composite et varié. Outre les moutons gras et sains, il existe cinq catégories d'animaux fragiles, qualifiées par cinq adjectifs : faibles, malades, blessés, perdus, égarés. La majeure partie du troupeau est donc constituée de moutons nécessitant des soins particuliers et spécifiques de la part du berger. Il y a des moutons faibles, peut-être parce que ce sont encore des agneaux, des brebis malades en permanence à cause de handicaps et d'accidents ou d'autres blessures causées par l'attaque de loups ou de sangliers ; certaines se sont perdues à la suite d'une forte tempête ou d'une agression, d'autres se sont égarées lors d'une difficile traversée nocturne. Le bon berger est celui qui a développé la capacité de garder tout le troupeau, qui a élargi son regard à toutes ses brebis, en commençant par la dernière. Avant que le philosophe John Rawls, en 1971, ne fixe le critère de la maxi-min (parmi les alternatives sociales possibles, celle où les derniers doivent être privilégiés) comme pierre angulaire d'une société démocratique, juste et fraternelle, les bergers savaient depuis des millénaires que la qualité et l’efficacité de leur travail dépendent de leur capacité à soigner les animaux les plus défavorisés. Le premier marqueur d’un bon berger n'est pas, en fait, le lait ou la laine qu'il reçoit des brebis, mais l'équilibre et l'harmonie du troupeau dans son ensemble, et donc la guérison des brebis les plus vulnérables : le nombre de blessures qu’il a guéries, de brebis égarées qu’il a retrouvées, de bêtes fragiles qu’il a su raffermir.
Comparé à celui du général au combat, du capitaine de navire pendant une tempête ou, aujourd'hui, du chef d'entreprise, le leadership du berger est spécifique et différent. Son objectif n'est pas de rentabiliser son intérêt personnel ou son profit économique, car si tel était le cas, dépenser son énergie et prodiguer ses soins avant tout aux animaux les plus fragiles et malades n’aurait aucun sens. La culture de gouvernance du berger est celle du bien commun, c'est-à-dire de tous et de chacun - du troupeau et de chaque brebis. Le leadership qui consiste à maximiser les intérêts économiques est plutôt centré sur l'efficacité, ce qui conduit à négliger et à rejeter les éléments les moins productifs pour se concentrer sur les meilleurs et les plus méritants. La prise en compte du bien commun ne peut en exclure aucun, parce que chacun est lié à tous les autres, et la perte d'un seul mouton équivaut à un échec général. L'élevage ovin suit donc la règle du maillon faible : la force d'une chaîne dépend de la force du maillon le plus faible, et donc le négliger pour se concentrer sur les maillons les plus forts rend l'ensemble du processus extrêmement fragile. Le bon berger prend soin des maillons faibles du troupeau, car il sait que la qualité et le bon déroulement de tout son travail en dépendent, y compris le rendement des éléments les plus forts. La direction du bon berger est donc capable de perdre du temps à de longues recherches nocturnes, à ralentir la marche de tout le troupeau si un seul mouton est en souffrance ; il sait accorder le pas de tous au rythme du plus lent. Elle est anti-méritocratique, car la logique qui guide l'action du pasteur n'est pas celle du mérite mais celle du besoin, qui indique l'ordre, les priorités et les hiérarchies d'intervention. Le mouton gras et robuste n'a pas plus de mérite que celui qui s’est perdu ou blessé, et même s'il en avait, il ne serait pas préféré pour ses mérites ; la brebis faible nécessite plus de soins uniquement parce qu'elle a plus de besoins que la brebis forte.
L'image du bon pasteur comme paradigme de bonne gouvernance communautaire a profondément inspiré l'humanisme occidental qui, au fil des siècles, a donné naissance à une culture politique centrée sur l'objectif prioritaire de ne pas perdre ses composantes les plus fragiles - le bien-être n'est rien de plus que la traduction mature de l'humanisme du bon pasteur. Le XXIe siècle, cependant, écrit une autre histoire, même en Europe. La culture du leadership d’entreprise, centrée sur les catégories de l'efficacité et de la méritocratie, devient un paradigme universel. Elle a quitté la sphère économique pour investir les sphères civile et politique (et peut-être bientôt aussi les religions), convainquant tout le monde que les soins prodigués aux personnes faibles et fragiles doivent être subordonnés à des contraintes d'efficacité et doivent être méritocratiques : le jour où un hôpital commencera à se demander si un patient qui arrive aux urgences mérite d'être soigné, nous évincerons le dernier vestige du bien-être.
La condamnation du prophète ne se limite pas aux chefs religieux et politiques. Elle inclut aussi les élites économiques, qui ont utilisé leur force et leur pouvoir pour écraser et opprimer les plus faibles: «Ne vous suffit-il pas de paître dans un bon pâturage ? Faut-il encore que vous fouliez aux pieds ce qui reste du pâturage ? Ne vous suffit-il pas de boire une eau limpide ? Faut-il que vous troubliez le reste avec vos pieds ? Ainsi mes brebis doivent paître dans ce que vos pieds ont foulé, et boire l’eau que vos pieds ont troublée. » (34:18-19). Les membres les plus robustes de la société ont abusé de leur position dominante pour accroître leurs propres avantages et ont rendu la vie de ceux qui vivent au-dessous d'eux encore plus difficile et plus pauvre.
Nous devons relever un aspect d'une extrême importance. Ézéchiel, pour décrire le déclin moral et spirituel de son peuple, la rupture de l'Alliance avec son Dieu différent qui est la cause de la tragédie de la défaite, n'a pas recours aux arguments religieux ou au culte. Il n'a pas invoqué la théologie ou l'idolâtrie. Il parle au contraire de bonne gouvernance, de politique et d'économie, de la trahison de la vocation du pasteur, de déni du droit et de la justice économique. Telle est la grande laïcité de la prophétie et de la Bible : dans le plus terrible ‘de profundis’ de l'identité religieuse d'Israël, il ne trouve pas d'arguments plus "religieux" que la politique et l'économie, il ne trouve pas de mots plus élevés que ceux, très humbles, du métier de berger. Comme cet autre Bon Pasteur qui, reprenant ces paroles d'Ézéchiel, nous a révélé (Mt 25) ses critères et ses indicateurs spirituels, le tout résumé en quelques mots très profanes : La faim, la soif, la nudité, les prisons, les maladies, les étrangers - cela me frappe et m'émeut toujours de relire que dans le texte le plus "céleste" et le plus eschatologique de l'Évangile, il n'est pas fait référence aux pratiques du culte religieux mais seulement à celles de la fraternité humaine, et où les faits nus comptent plus que les intentions : « C’est à moi que tu l’as fait. »
Mais ici un rayon de soleil pénètre ce paysage désolé, et tout s'illumine : «Car ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici que moi-même, je m’occuperai de mes brebis, et je veillerai sur elles… C’est moi qui ferai paître mon troupeau, et c’est moi qui le ferai reposer, – oracle du Seigneur Dieu. La brebis perdue, je la chercherai ; l’égarée, je la ramènerai. Celle qui est blessée, je la panserai. Celle qui est malade, je lui rendrai des forces. Celle qui est grasse et vigoureuse, je la garderai, je la ferai paître selon le droit. » (34,11-16).
Des paroles très fortes. En ces jours sombres et terribles, où le temple est détruit, son Dieu vaincu, le peuple déporté à Babylone, dans une terre étrangère et idolâtre, le prophète chante l'espérance, prophétise que les "barres du joug" seront brisées (34,27), chante le salut qui vient car il ne peut qu’advenir. Les vrais et les grands prophètes sont ainsi faits : au temps de l'illusion ils annoncent la vérité dure et amère de la défaite imminente ; mais au jour de la catastrophe, ils se font la voix d’un futur meilleur, ils chantent la vie au milieu des décombres de la mort, ils rallument l’espoir en l’avenir quand le présent s’éteint. Et pendant qu'ils chantent l'avenir, ils le prient, ils le demandent à leur Dieu, ils espèrent que ces paroles-chansons se réaliseront en les disant.
Mais son chant nouveau ne s'arrête pas là : « Je susciterai à leur tête un seul berger ; lui les fera paître : ce sera mon serviteur David. Lui les fera paître, il sera leur berger… Je conclurai avec mes brebis une alliance de paix, je supprimerai du pays les animaux féroces ; elles habiteront en sécurité dans le désert et dormiront dans les forêts… Je ferai tomber la pluie en sa saison, et ce seront des pluies de bénédiction. L’arbre des champs donnera son fruit, et la terre donnera ses produits. Tous seront en sécurité sur leur sol. » (34,23-27).
David, le berger, le roi selon le cœur de Dieu, revient. Et avec lui l'attente messianique d'un nouveau David qui, finalement, sera encore un bon pasteur. Isaïe, l'Emmanuel, revient, la prophétie de la paix éternelle et universelle, la fin de la souffrance et de la peur. C'est la promesse d'une nouvelle alliance de paix - la berit shalom -, un pacte de prospérité, qui inclura les animaux, les arbres, la création entière. Quand les prophètes doivent annoncer un grand salut lors des tragédies les plus sombres, ils sentent que la seule sphère humaine est insuffisante. Après le déluge et l'arche du salut, les animaux, toutes les créatures, l'arc-en-ciel et tout le cosmos doivent aussi trouver leur place dans l'Alliance. Au temps des grandes résurrections, les paroles des hommes sont trop pauvres. De ces heures magnifiques, nous nous souvenons des visages et des mots, mais nous nous souvenons aussi des sons et des fleurs, et de la lumière.
Et si nous sommes aujourd'hui capables d'une nouvelle alliance de prospérité, de nouvelles politiques, de nouvelles économies et de nouvelles cultures de gestion la célébreront. Mais il y aura aussi des arbres, des animaux, de l'air, le ciel et la lumière. Et si nous sommes capables de fraternité avec eux aussi, " c’est à moi que tu l'as fait " deviendra le chant de la terre et du ciel.
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Le salut (y compris politique et économique) ne peut qu’advenir
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/03/2019
"Après avoir prié à la maison, je m'asseyais sur le canapé, quand un homme d'apparence magnifique entre, vêtu comme un berger. Il me salue et je réponds à son salut. Il s'est immédiatement assis à côté de moi et m'a dit : " J'ai été envoyé par le plus vénérable des anges pour vivre avec toi le reste de ma vie ".
Le berger d'Erma, Révélation V
« Quel malheur pour les bergers d’Israël qui sont bergers pour eux-mêmes ! N’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ? Vous, au contraire, vous buvez leur lait, vous vous êtes habillés avec leur laine, vous égorgez les brebis grasses, vous n’êtes pas bergers pour le troupeau ». (Ézéchiel 34,2-3).
Jérusalem est tombée. Ézéchiel, le prophète sentinelle, dans sa terre désolée d'exil, voit un troupeau dispersé à cause de la négligence de ses bergers : « Vous n’avez pas rendu des forces à la brebis chétive, soigné celle qui était malade, pansé celle qui était blessée. Vous n’avez pas ramené la brebis égarée, ni cherché celle qui était perdue. Mais vous les avez gouvernées avec violence et dureté. Elles se sont dispersées, faute de berger, pour devenir la proie de toutes les bêtes sauvages.» (34,4-5) Ce ne sont pas des bergers mais des « mercenaires » (Jn 10, 12), parce qu'ils exploitent les brebis les plus grasses à leur profit.
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stdClass Object ( [id] => 17937 [title] => Les prophètes répondent pour tous [alias] => les-prophetes-repondent-pour-tous [introtext] =>L’Exil et la Promesse/19 – Devant Dieu la solidarité du prophète avec sa communauté est unique et sans réserve.
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/03/2019
« Nous avons perdu notre capacité de chanter. L'homme dans son angoisse est un messager qui a oublié le message. La Bible n'est pas un livre sur Dieu : c'est un livre sur l'homme. Dans la perspective biblique : Qui est l'homme ? Un être aux prises avec la souffrance, mais qui détient les rêves et les projets de Dieu »
Abraham Heschel, Qui est l'homme ?
Le rôle du prophète ressemble beaucoup à celui de la sentinelle. Les prophètes aiment et utilisent souvent cette image, empruntée à la vie quotidienne de leurs villes - le chant nocturne de la sentinelle d'Isaïe (chapitre 21) est un des passages les plus intenses et les plus profonds de toute la Bible. Comme la sentinelle, les prophètes font preuve d’une fidélité absolue au poste de garde, ils ont l’œil sur tout, aucun son ne leur échappe ; gardiens de la frontière qui sépare un royaume d’un autre, ils savent se tenir sur la ligne séparant l'intérieur de l'extérieur. La sentinelle a une mission très claire : elle doit sonner de la trompe, avertir, alerter. Elle n'a que cela à faire, mais si elle y manque, les conséquences sont très graves. Et voilà qu’en plein cœur du drame et de la vocation d'Ézéchiel, en pleine chute de Jérusalem, l’image de la sentinelle se présente à nouveau : « Et toi, fils d’homme, je fais de toi une sentinelle pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part… Si tu n’avertis pas le méchant, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang.» (Ézéchiel 33,7-9).
[fulltext] =>Le prophète ne doit pas seulement transmettre des messages adressés au peuple. Ses avertissements, surtout en temps de crise, sont personnalisés. Il doit parler aux justes et aux impies, avec des messages appropriés. Mais nous lisons ici que la sentinelle parle avant tout aux impies, c'est pour eux qu'elle accomplit l'essentiel de sa mission salvatrice. Le prophète est donc d’un grand secours pour tous ceux qui vivent dans l’erreur et le péché, c’est en réalité un véritable ami pour eux. Il leur transmet ce qui se révèle être souvent l'ultime avertissement. Le pécheur peut ne pas écouter, mais le prophète ne se sauve pas s'il n'accomplit pas pleinement son devoir de messager et de mise en garde.
Nous touchons ici un aspect essentiel à toute prophétie : la solidarité entre le prophète et sa communauté. Une solidarité qui, pour être comprise, doit être entendue au sens juridique. Si le prophète n'accomplit pas son devoir d’avertissement envers l’impie, il est solidairement tenu responsable de sa non conversion. Tout se passe comme si, en répondant oui à l’appel, le prophète signait un engagement, devenant ainsi le garant qui lève la main pour répondre à la place de son peuple et le sauver (Job 17). Aussi, en raison de cette responsabilité civile, pénale et spirituelle objective, les vocations et nos réponses sont des questions extrêmement sérieuses. Et elles nous invitent à réfléchir sur la relation entre culpabilité et responsabilité. Un prophète qui n'accomplit pas bien sa mission se rend coupable du péché d'un autre. Dans la prophétie, il n'y a pas seulement la souffrance par procuration ; Ézéchiel nous dit ici que le prophète exerce une fonction de responsabilité par procuration : « je te demanderai compte de son sang.» Dieu demande au prophète de répondre de la faute d'un autre, et le prophète répond pour lui (responsabilité signifie répondre de). Nous ne savons pas très bien en quoi consiste cette responsabilité, quel est le contenu de la question adressée au prophète défaillant. Ce pourrait être quelque chose d’analogue à la responsabilité et aux questions qui nous sont posées concernant les erreurs et les péchés des enfants, des conjoints, des amis que nous n'avons pas prévenus ni préservés jusqu'au bout ; ou bien ce sera la terrible interpellation faite à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère? », cette même et unique question, à laquelle tout prophète et tout homme doit répondre, en premier lieu devant sa propre conscience, et que la vocation prophétique amplifie et renforce pour en faire un signe et un message universel.
La vocation du prophète est exigeante. Il ne peut s'arrêter de parler ni de rapporter ce qu'il entend et voit. Si Ézéchiel, au cours des six premières années de sa mission, avait cessé de réprimander son peuple, il aurait trahi sa vocation et partagé le même sort que celui qui était resté ou devenu mauvais de son propre fait. On touche ici à quelque chose d'essentiel à la dynamique même des communautés prophétiques et charismatiques. Quand on voit quelqu'un perdre le nord, s’égarer et finalement tomber, on ne sait pas si derrière cette défaillance se cache un prophète qui n'a pas eu le courage ni la force de lui parler jusqu'au bout. Nous ne savons pas non plus s'il est perdu parce que les prophètes sont tous morts, parce qu'ils ont fui, parce qu'ils ont été chassés, ou parce qu'ils sont devenus de faux prophètes qui ne résistent pas, seuls à leur poste de garde, pendant les hivers les plus froids.
« La douzième année de notre déportation, le dixième mois, le cinq du mois, un rescapé arriva vers moi de Jérusalem pour dire : « La ville est tombée ! » La main du Seigneur avait été sur moi le soir précédant la venue du rescapé, et quand celui-ci arriva vers moi le matin, le Seigneur m’ouvrit la bouche. Ma bouche s’ouvrit : je n’étais plus muet. » (33,21-22).
La ville est tombée. Il n'y avait rien d'autre à ajouter. Ézéchiel est resté muet, probablement, pendant le siège de Jérusalem. Désormais commence une nouvelle phase de sa vie et de celle de son peuple. Et ainsi il retrouve la parole, même si ce ne sera plus la parole d’avant le siège ni d’avant la mort de sa femme, le « délice de mes yeux ». Les paroles de vie ne reviennent pas, elles ne peuvent ressusciter qu'après avoir été capables de mourir. Ézéchiel parlera à nouveau et dira de nouvelles paroles engendrées par la mort de son épouse, de la ville sainte et de son temple. Son mutisme cesse grâce à l'arrivée d'un réfugié, d'un fugitif, rescapé d'un massacre, de quelqu’un qui avait fui une guerre, une destruction. Aujourd'hui encore, les muets peuvent retrouver à nouveau la parole parce qu'ils sont visités par un réfugié qui, par sa souffrance muette, nous réapprend à parler.
Voici quelques-unes de ces paroles différentes et nouvelles qu'Ézéchiel nous communique aussitôt : La parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d’homme, ceux qui habitent ces ruines sur le sol d’Israël disent : Abraham était seul quand il eut le pays en possession ; or nous sommes nombreux, c’est à nous que le pays est donné en possession.» (33,23-25). Le premier message de la parole retrouvée est destiné aux survivants de Jérusalem, à ceux qui avaient échappé à la chute de la ville, qui n'avaient pas été déportés par Nabuchodonosor et qui étaient restés au milieu des ruines de la ville et du temple. Une nouvelle idéologie se répandait parmi eux (l'idéologie, comme la mauvaise herbe, est la première à renaître sur les ruines). Ceux qui s’étaient échappés pensaient qu'ils étaient le nouvel Abraham, à qui YHWH avait confié la terre promise. Aussi se considéraient-ils comme les propriétaires de ces ruines, les véritables continuateurs de l'Alliance ; pour eux les exilés étaient maudits et répudiés par Dieu et leurs terres pouvaient être réquisitionnées. Les survivants s'étaient attribué le statut de "reste d'Israël", ils s'étaient indûment approprié un rôle prophétique exceptionnel. Ézéchiel continue son travail de sentinelle et critique sévèrement leur illusion. Leur vie et leurs pratiques idolâtres montrent clairement qu'ils ne sont pas le "reste" mais seulement des "survivants" : «Je ferai du pays une solitude désolée : l’orgueil de sa force sera supprimé ; les montagnes d’Israël seront des lieux désolés car nul n’y passera plus. » (33,27-28).
Il n'est pas rare qu'après les grandes crises des communautés un groupe de survivants s'identifie au "au petit reste prophétique" dans une nouvelle terre promise. Le fait d'avoir survécu est associé à une mission spirituelle et messianique : nous avons échappé à la mort, nous sommes donc les dépositaires légitimes du charisme authentique. Ézéchiel nous dit ici que ces spéculations sont très dangereuses, et que la légitimité d'un groupe de survivants ne peut être qu'extérieure au groupe lui-même : seul un vrai prophète peut verser de l'huile sur nos têtes et l'effort des communautés consiste surtout à savoir comment identifier ce vrai prophète, car les marchés regorgent de charlatans prêts à oindre des têtes déjà courbées.
Alors qu'Ézéchiel critique et réfute les fausses affirmations des survivants à Jérusalem, il a aussi une parole vraie et sévère pour ses compagnons déportés à Babylone. Après la chute, la réalisation de sa prophétie avait entraîné un changement radical d’attitude des exilés envers lui. La méfiance, les moqueries et les sarcasmes des premières années ont fait place à des louanges sans précédent, qui se sont traduites par un va-et-vient de gens se précipitant vers lui pour l’écouter. Et voici qu’une parole de YHWH lui murmure la clé pour interpréter correctement ce printemps : « Et toi, fils d’homme, les fils de ton peuple discutent à ton sujet le long des murs et aux portes des maisons, se parlant l’un à l’autre, chacun à son frère. Ils disent : "Venez écouter quelle parole vient du Seigneur !” Et ils vont vers toi comme se rassemble le peuple ; ils s’asseyent devant toi, eux, mon peuple ; ils écoutent tes paroles sans les mettre en pratique ; car leur bouche est pleine des passions qu’ils veulent assouvir, et leur cœur s’attache au profit. » (33,30-31). Ils se gargarisent de mots, mais ils continuent à faire des bénéfices injustes : ce ne sont que des consommateurs de paroles prophétiques qu’ils dégustent pour leur propre confort. Encore une fois, la pratique économique est ici révélatrice de la vérité du cœur : la place que les prophètes attribuent à l'économie est toujours surprenante !
La voix continue à lui parler : « Te voilà pour eux comme un chant passionné, à la sonorité agréable, avec une belle musique.» (33,32). L’image est très belle : les gens écoutent les chants du prophète comme n'importe quel chansonnier. Cette précision historique laisse entendre que les prophètes chantaient leurs versets : voilà qui embellit leur vocation, que la Bible ne cesse d’exalter. Ézéchiel comprend que les raisons de son succès sont sans fondement, superficielles et mesquines. Les prophètes doivent être très attentifs à l'interprétation qu’ils font des rares et brefs moments où ils sont ovationnés. On en revient presque toujours à l’expérience d’Ézéchiel : un prophète est perdu s'il interprète mal le succès qui est parfois le sien, c’est une erreur très courante surtout si, comme Ézéchiel, il a une personnalité brillante et de nombreux talents. Il entretient alors longtemps ce bonheur illusoire, trompé par sa belle voix et sa rhétorique séduisante.
C'est la voix de Dieu qui a révélé ce piège à Ézéchiel. Il l’a écouté, il a compris et a ensuite écrit pour nous, alors que nous, nous continuons à nous réjouir et à chercher consolation auprès de louanges trompeuses.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/03/2019
« Nous avons perdu notre capacité de chanter. L'homme dans son angoisse est un messager qui a oublié le message. La Bible n'est pas un livre sur Dieu : c'est un livre sur l'homme. Dans la perspective biblique : Qui est l'homme ? Un être aux prises avec la souffrance, mais qui détient les rêves et les projets de Dieu »
Abraham Heschel, Qui est l'homme ?
Le rôle du prophète ressemble beaucoup à celui de la sentinelle. Les prophètes aiment et utilisent souvent cette image, empruntée à la vie quotidienne de leurs villes - le chant nocturne de la sentinelle d'Isaïe (chapitre 21) est un des passages les plus intenses et les plus profonds de toute la Bible. Comme la sentinelle, les prophètes font preuve d’une fidélité absolue au poste de garde, ils ont l’œil sur tout, aucun son ne leur échappe ; gardiens de la frontière qui sépare un royaume d’un autre, ils savent se tenir sur la ligne séparant l'intérieur de l'extérieur. La sentinelle a une mission très claire : elle doit sonner de la trompe, avertir, alerter. Elle n'a que cela à faire, mais si elle y manque, les conséquences sont très graves. Et voilà qu’en plein cœur du drame et de la vocation d'Ézéchiel, en pleine chute de Jérusalem, l’image de la sentinelle se présente à nouveau : « Et toi, fils d’homme, je fais de toi une sentinelle pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part… Si tu n’avertis pas le méchant, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang.» (Ézéchiel 33,7-9).
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/03/2019
"Au milieu de la place de la ville, et des deux côtés du fleuve, il y a un arbre de vie, qui produit douze fruits par mois ; les feuilles de l'arbre guérissent les nations."
Livre de l'Apocalypse
Dans toute forme d'autolégitimation du pouvoir, les dons reçus sont considérés comme les fruits de mérites personnels, et le pouvoir est ainsi libéré de toute source extérieure (Dieu ou le peuple). La gratuité de chaque talent reçu est effacée, la logique du crocodile revient, et tôt ou tard nous finissons par répéter : "Le Nil est à moi, c’est ma créature".
[fulltext] =>« Me voici contre toi, pharaon, roi d'Égypte ; grand crocodile, couché au milieu du Nil, tu as dit : "Le Nil est à moi, il est ma créature » (Ézéchiel 29,3). L'Égypte évoque beaucoup de choses dans la Bible. Ses premières images sont l'esclavage, le travail forcé, les pestes, puis la libération et la Pâque. Les pharaons égyptiens étaient alors les symboles de l'idolâtrie la plus radicale, du fait qu’ils sont au rang des divinités. La racine du péché de l'Égypte réside dans l'attitude religieuse de son pharaon, qui prétendait être le maître du Nil. Le crocodile-Leviathan du Nil se sent Dieu, et par conséquent créateur et maître du monde.
Les avertissements prophétiques contre l'Egypte furent prononcés par Ezéchiel quelques mois avant et après le siège de Jérusalem par les troupes babyloniennes de Nabuchodonosor II, qui dura environ un an et demi. Au cours de ces mois, les dirigeants du peuple de Jérusalem avaient bon espoir d'être sauvés par l'intervention militaire de l'Égypte, en particulier de son jeune pharaon Hofra, qui venait d'arriver au pouvoir. Ezéchiel, comme Jérémie, est convaincu que l'aide tant attendue de l'Égypte n'est qu'une illusion, une vaine consolation qui a empêché le peuple d'accepter la seule issue possible : la chute de Jérusalem, la destruction du temple et l'exil du peuple juif. Mais les dirigeants du peuple, inspirés et soutenus par la prédication des faux prophètes, continuaient d'attendre l'arrivée des Égyptiens et se retrouvaient ainsi dans un siège inutile et épuisant.
Pour comprendre ou du moins saisir quelque chose de ces prophéties contre l'Egypte, il faut imaginer, voir Ézéchiel en train de les proclamer dans les rues de sa terre d'exil, tandis que les familles rationnaient les dernières céréales et les faibles réserves d'eau, et faisaient cuire les pains en brûlant le fumier (comme Ézéchiel lui-même avait prophétisé au début du livre : chapitre 4). Ézéchiel depuis son exil disait à ce peuple exténué que la main de Nabuchodonosor était dirigée par YHWH, que rien de bon ne serait venu d'Égypte, et que le seul bon choix était la reddition. Il n'est donc pas impossible d'imaginer la divergence profonde et radicale entre les paroles d'Ézéchiel et les sentiments de son peuple. Il a certainement été critiqué, réduit au silence, détesté par son peuple vers qui il avait été envoyé par vocation.
Mais Ézéchiel ne reste pas silencieux, il ne peut se taire, il ne déforme pas sa prophétie qu'il répétait depuis au moins cinq ans, quand avait débuté son activité de prophète de l’exil. Il ne peut en rien la modifier. Les vrais prophètes n'adaptent pas leurs propos aux besoins des "consommateurs", ils n'ont pas une marchandise à vendre, mais seulement une voix à écouter et à laquelle ils obéissent. Ils n'ont pas le choix, ils n'ont pas d'échappatoire. La vocation prophétique est l'une des plus terribles qui soit – de nos jours comme autrefois. Elle va à contre-courant. Les gens cherchaient réconfort et consolation, et Ézéchiel démasquait les illusions et les faux espoirs : « Tous les habitants de l'Égypte sauront que je suis le Seigneur, car tu as été un roseau pour la maison d'Israël. Quand ils ont voulu te saisir, tu t'es brisé, tu leur as déchiré toute l'épaule, et quand ils se sont penchés contre toi, tu t'es brisé, en agitant tous leurs flancs.» (29,6-7). Pour le peuple juif claudicant, l’Égypte est une béquille de roseau, qui se brise sous le poids du corps, en le blessant. Ni plus ni moins. Des mots impitoyables et très durs.
Dans ces prophéties contre l'Égypte, on en trouve aussi une datée de nombreuses années plus tard (en 571), qui s'avère être la dernière de l'activité publique d'Ézéchiel, qui a duré environ vingt-deux ans. Une prophétie originale et controversée, mais particulièrement importante parce qu'elle comporte une prédiction qui ne s'est pas réalisée : « Le Fils d’homme, Nabuchodonosor, roi de Babylone, a engagé son armée dans un grand effort contre Tyr : … mais ni lui ni son armée n’ont retiré aucun salaire de Tyr pour l’effort qu’ils ont engagé contre la ville. » (29,18). Ézéchiel, de nombreuses années auparavant (chapitres 26-28), avait prophétisé la chute de Tyr et sa destruction par la main de Nabuchodonosor. Il note alors que le roi de Babylone venait de terminer son long siège, mais que Tyr n'avait pas été détruite ni pillée.
La force de vérité de la prophétie réside dans sa source. Le vrai prophète, contrairement au faux prophète, fonde sa légitimité sur la vraie voix qui lui parle et qu'il/elle à son tour réfère au peuple. Les prophéties ne sont pas des spéculations théologiques ou des traités éthiques, mais des propos rapportés de YHWH. La dimension prédictive de la prophétie était importante parce qu'elle était l'un des tests qui la distinguait de la fausse prophétie, et pour cette raison elle était tenue en haute estime par les prophètes et le peuple. Mais ce n'était pas et ce n'est pas sa dimension essentielle. Ézéchiel, dans ses oracles contre Tyr, se voit contraint d'annoncer une destruction, suggérée par Dieu, et d'admettre des années plus tard que cette destruction n'a pas eu lieu. Ézéchiel partage ici un destin semblable à celui de Jonas, envoyé pour prophétiser la destruction de Ninive qui ne se produira pas ; ou à celui du Christ, qui nous a annoncé le royaume des Béatitudes que nous attendons toujours, ainsi que son retour. Nous savons que le Dieu biblique est un Dieu capable de changer d'avis. Il n'a pas peur de se montrer comme un Dieu qui se repent, qui menace de punitions qu'il retire ensuite, qui demande d'offrir un enfant sur un autel et envoie ensuite le bélier. Nous le savons. Mais nous savons aussi que derrière ces prédictions erronées des prophètes, se cache peut-être autre chose d'extrêmement important.
Le prophète n'est pas propriétaire de la parole qu'il annonce. Si c’était le cas, il serait trop semblable au pharaon-crocodile Léviathan. C'est cette situation qui le rend juste et, en même temps, radicalement fragile et vulnérable. Il annonce une parole qu’il sait être vraie, tout comme sa vocation est vraie ; mais il ne sait pas si cette voix dira demain des choses différentes de celles d’aujourd’hui, si elle changera d'avis. Parce que la parole qu'il annonce est la parole d'une voix qui est un présent éternel, et donc le présent de demain peut modifier celui d'aujourd'hui et celui d'hier. Pour cette raison, aucun prophète honnête ne compte sur l'avenir pour fonder la vérité de son présent, et quand il le fait (les vrais prophètes le font aussi : ce sont leurs erreurs les plus communes), il fait face à de retentissants démentis. Savoir vivre avec cette pauvreté du lendemain fait partie du travail du bon prophète, qui n'est pas vrai parce qu'il annonce des prophéties qui se réalisent, mais parce qu'il écoute et transmet une voix.
Quelque part dans son âme Ézéchiel a peut-être craint que même sa grande prophétie concernant la chute de Jérusalem ne soit un jour niée par les faits, que YHWH puisse changer d'avis et l'épargner de la destruction. Et peut-être le voulait-il et l'espérait-il, peut-être priait-il en tant que prêtre exilé, pour que ses paroles soient désavouées par un repentir de son Dieu. Peut-être, jusqu'à la veille de la fin du siège, tout en prophétisant la fin de la ville sainte, a-t-il secrètement prié YHWH durant la nuit pour que ses paroles ne se réalisent pas. Seuls ceux qui ne connaissent ni la vie ni la Bible peuvent penser que les vrais prophètes chérissent leurs prophéties de malheur. Ils ne sont que les messagers de paroles qu'ils ne commandent pas, que parfois ils n'aiment pas : ils espèrent et il leur arrive de prier au fond d'eux-mêmes pour qu’elles soient démenties.
Comme nous, lorsque nous devons donner un avis contrariant à celui qui fait appel à notre discernement (au sujet d'une maladie, de la fin d'une relation, d'un appel possible...) nous prions dans notre cœur pour que la vie démente cette parole honnête que nous devons dire et que nous ne pouvons taire si nous voulons rester vrais. Toute fidélité à la parole exige un amour plus grand que notre bonheur, même lorsque la parole prend précisément le nom d'un ami, d'une épouse, d'un enfant. Ou lorsqu’elle prend notre nom : nous avons entendu tel jour une voix claire nous appeler par notre nom et nous confier une tâche, et le lendemain nous l’entendons tout aussi clairement nous dire le contraire. Dans ces cas aussi nous pouvons forcer cette voix à entrer dans nos besoins de cohérence, ou nous pouvons au contraire aimer la vérité de ces paroles plus que nous-mêmes et continuer à marcher sur de nouveaux chemins, avec une nouvelle liberté.
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Les proverbes sur l'Égypte se terminent par un chant funèbre (chap. 32), où l'on trouve l'une des rares références dans l'Ancien Testament concernant la vie après la mort. Contrairement à la culture égyptienne, l'humanisme biblique ne s'intéresse pas au ciel parce qu'il est trop amoureux de la vie et du Dieu des vivants. Là encore, Ézéchiel fait preuve de talent littéraire et d’une grande connaissance des traditions des peuples voisins. Nous retiendrons l'image mythique de l'arbre cosmique, particulièrement belle et évocatrice : Ézéchiel l’utilise pour décrire la beauté et la puissance de l'Égypte, qui comme un immense cèdre se dresse au centre de l'Éden : « Je l’avais rendu beau par l’abondance de ses branches ; tous les arbres d’Éden, dans le jardin de Dieu, le jalousaient. » (31,9). Un arbre immense et beau, si haut que sa cime pénètre dans les nuages, et qui subit pour la même raison un sort identique à la Tour de Babel : «Parce qu’il a haussé sa taille, parce que son sommet atteint les nuages, que son cœur s’est élevé avec orgueil, je le livre aux mains du tyran des nations qui le traitera selon sa méchanceté. Je l’ai chassé. » (31, 10-11). Le mythe de l'arbre cosmique se retrouve dans de nombreuses cultures, de la Chine à Babylone. Nous le trouverons aussi au Moyen Âge chrétien, quand une tradition franciscaine (Le Lignum vitae de Saint Bonaventure et Ubertino da Casale) voulait que l'arbre de la croix coïncide avec l'arbre de vie de l’Éden. Et tandis que nous continuons à accompagner nos crucifiés sur nos calvaires, personne ne devrait nous enlever l'espoir de voir fleurir un jour ces bras de bois, et réaliser ainsi que, sans le savoir, pendant que étions en train de crier l'abandon, nous nous reposions en réalité sur l'arbre de vie.L’Exil et la Promesse / 18 - La parole honnête que nous devons dire et l'espoir que nous cultivons
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/03/2019
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Dans toute forme d'autolégitimation du pouvoir, les dons reçus sont considérés comme les fruits de mérites personnels, et le pouvoir est ainsi libéré de toute source extérieure (Dieu ou le peuple). La gratuité de chaque talent reçu est effacée, la logique du crocodile revient, et tôt ou tard nous finissons par répéter : "Le Nil est à moi, c’est ma créature".
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/03/2019
« La racine profonde des guerres est le commerce. Il est jaloux, et la jalousie arme les Hommes. En témoignent les guerres des Carthaginois, des Romains, des Vénitiens, des Génois, des Pisans, des Portugais, des Hollandais, des Français et des Anglais. Si deux nations s'unissent pour répondre à des besoins mutuels, ce sont ces besoins qui s'opposent à la guerre, et non l'esprit de commerce »
Antonio Genovesi, Commentaire sur L’Esprit des lois de Montesquieu, 1769
Il n'y a pas une unique évaluation éthique de l'économie dans la Bible. Dans les différents livres bibliques, nous trouvons des idées et des jugements différents et parfois opposés sur la nature des biens, de la richesse et du commerce. Parce que, tout simplement, la richesse est profondément ambivalente. Nous trouvons ainsi des passages et des traditions où la profusion des biens est une bénédiction et une marque de prédilection, et d'autres récits où la recherche du profit et de la richesse est pure vanité. Nous y rencontrons des pauvres considérés comme maudits et d’autres qualifiés de bienheureux. Jusqu'aux paroles terribles adressées à l'ange de la ville de Laodicée dans le livre de l'Apocalypse : « Tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien. » (3,17). Cette phrase contient la clé de lecture de nombreuses critiques prophétiques et évangéliques concernant la richesse : « Je n'ai besoin de rien. » Le grand travers de la richesse, le leurre qu’elle entretient résident en fait dans son offre séduisante d'autosuffisance, d'indépendance, dans cette illusion que grâce à elle, nous n'aurons plus besoin de personne, et donc, au final, pas même de Dieu. Elle nous fait presque rêver à la même terre promise par Dieu à Abraham : celle-ci, et ce n’est pas par hasard, se caractérise par l’abondance de biens : "lait et miel". »
[fulltext] =>Les prophètes utilisent souvent le registre économique et son langage pour composer leurs poèmes. Experts en humanité, ils savent qu’en dehors de l'économie peu de réalités, si toutefois il en existe, ont la capacité d'entrer de plain-pied dans la vie et les décisions quotidiennes des personnes et des communautés. Dès notre plus jeune âge nous apprenons à connaître et à reconnaître les pièces de monnaie, nous en percevons la valeur et l'utilité. Nos grands-parents comprenaient parfaitement le langage et la valeur des biens matériels et de l'argent, ils savaient comment « calculer», même sans connaître les mathématiques. Et aujourd'hui encore, si nous voulons tenir et écrire des propos susceptibles d'impacter la vie quotidienne et peut-être de la changer un peu, nous devons apprendre à parler du travail, des biens matériels, de leur valeur, de la richesse et de la pauvreté. Quand nous ne le faisons pas, notre discours vole trop haut pour capter l’attention des hommes et des femmes, nos images planent trop pour rejoindre Adam, les réalités terrestres. Nous pouvons tenir de nombreux discours, utiliser de beaux mots dans nos dialogues quotidiens avec les gens que nous aimons, mais quand nous rentrons à la maison, le langage d'une étagère réparée, la parole muette d'un tournevis qui ajuste une chaise, celle d'une plante taillée et arrosée sont plus forts et plus vrais. Le beau côté profane de la vie !
Au cœur des prophéties concernant les villes (chapitres 25-32), nous rencontrons les chants d'Ézéchiel dédiés à la ville phénicienne de Tyr, qui contiennent une magnifique réflexion anthropologique, théologique, pleine de sagesse, sur l'économie et la richesse : « La onzième année, le premier du mois, me fut adressée cette parole du Seigneur : « Fils d'homme, vu que Tyr a dit de Jérusalem : "Hé bien! la voilà brisée la porte des nations, sa richesse est détruite... Ils pilleront tes richesses. » (Ézéchiel 26,1-2,12). La faute et la condamnation de Tyr sont liées à sa richesse et à son fabuleux commerce, connu à l’époque dans le monde entier. Tyr devait être une ville semblable à New York, Singapour, Londres, réputée principalement pour être une plaque tournante majeure du commerce et des affaires internationales, la protagoniste de cette première mondialisation qu’était l'économie méditerranéenne.
Ézéchiel s'avère être un maître authentique lorsqu'il décrit avec beaucoup de talent et de force l'admirable enchevêtrement des échanges et des flux (l'immensité de la culture d'Ézéchiel ne cesse de m'impressionner) : « Tarsis commerçait avec toi... Lavan, Tubal et Mesec faisaient aussi du commerce avec toi et échangeaient tes marchandises contre des esclaves et des objets en bronze. Ceux de Togarmá te fournissaient des chevaux de trait en échange... L'Arabie et tous les princes de Kedar ont commercé avec toi : ils ont échangé avec toi des agneaux, des moutons et des chèvres. Les marchands de Saba et de Raamah commerçaient avec toi, échangeant tes produits contre les arômes les plus exquis, contre toutes sortes de pierres précieuses et d'or. Carran, Canne, Eden, les marchands de Saba... Tu es ainsi devenue riche et glorieuse au milieu des mers.» (27,12-25). Tyr avait la maîtrise du commerce de la péninsule ibérique (Tarsis) à la Grèce (Iavan), de l'Asie Mineure (Togarmá) à la péninsule arabique (Saba). Une authentique superpuissance commerciale, économique et financière, dominant la mer et la terre.En utilisant la belle métaphore du navire, Ézéchiel décrit ainsi le triste destin d'une civilisation fondée sur la religion de la richesse : « Vos rameurs vous ont conduits en haute mer, mais le vent d'est vous a emportés au milieu des mers. Tes richesses, tes marchandises et ton commerce ... tout sombrera dans les profondeurs des mers... Qui était comme Tyr, maintenant détruite au milieu de la mer ? » (27,26-32). Réapparaît cette idée ancienne et de tous les temps, commune à la sagesse de nombreuses civilisations antiques, selon laquelle la richesse est par nature éphémère. Mettre sa confiance dans l'or et l'argent, ainsi que dans leur toute-puissance illusoire n'est que folie, car le bonheur que procure la richesse est radicalement fragile et instable. Il suffit d’une tempête déchaînée par un vent contraire pour que les promesses de ce bonheur matériel aillent finir au fond de la mer, et nous avec. L'accumulation des richesses nous protège des petits malheurs quotidiens, mais elle nous expose dramatiquement à de grandes tragédies. Comme les habitants de l'île des mangeurs de lotus dans l'Odyssée, la richesse nous fait vivre dans un présent constant, nous fait oublier les milliers de réalités de la vie que la richesse ne peut pas soigner ni satisfaire, et ainsi quand elles se présentent, elles nous trouvent les moins préparés et les plus fragiles. Il n'y a pas de promesse de bonheur plus mensongère que celle de la richesse, mais celle-ci reste encore la mer dans laquelle nous aimons le plus faire naufrage. Avec une différence par rapport aux civilisations passées : elles se trompaient, mais elles savaient qu'elles se trompaient, nous nous trompons et on en reste là, car nous avons perdu les catégories éthiques pour déchiffrer cette embrouille.
Mais dans Ézéchiel, nous trouvons aussi la profonde racine biblique du péché économique de Tyr : « Fils d’homme, tu diras au prince de la ville de Tyr : ainsi parle le Seigneur Dieu : Ton cœur s’est exalté et tu as dit : “Je suis un dieu, j’habite une résidence divine, au cœur des mers.” Pourtant, tu es un homme et non un dieu, toi qui prends tes pensées pour des pensées divines. » (28,2). C'est la nature idolâtre de la richesse, la folie de se dire à soi-même : " Mon cœur est comme celui de Dieu ", la volonté de violer le nom de l'ange (Michel : qui est comme Dieu ?)
N'ayant pas à sa disposition un langage plus fort que celui de l'économie pour exprimer l'Alliance et ses promesses, la Bible devait inévitablement attribuer à la richesse un statut éthique et spirituel particulier, qui n’est pas sans avoir grandement contribué à confondre les idées de l'homme occidental. Il en résulte un paradoxe qui nous accompagne depuis trois mille ans, niché au cœur de la Bible : un humanisme qui, d'une part, critique la richesse parce qu'elle se présente aux hommes comme alternative à Dieu et, d'autre part, utilise des mots et des symboles relatifs à la richesse pour décrire la bénédiction et la promesse de Dieu.
Dans ces chapitres, cependant, Ézéchiel nous dit encore quelque chose d'extrêmement important. Son chant va plus loin, et nous offre une méditation sur le commerce et l'économie d'une nouveauté et d'une profondeur extraordinaires, parmi les plus audacieuses de toute la Bible : « Tu étais un modèle de perfection, plein de sagesse, d’une beauté parfaite ; dans l’Éden, le jardin de Dieu, tu étais couvert de toutes sortes de pierres précieuses » (28,12-13). Dans cette remontrance au Prince de Tyr, Ézéchiel nous offre une merveilleuse version du mythe de l'Éden, d'Adam et de sa chute, différente de celle que nous trouvons dans les premiers chapitres de la Genèse (un témoignage que dans ces siècles les récits du commencement étaient pluriels). Cet Adam, au commencement, était un modèle de perfection et de conduite, « jusqu'à ce que l'iniquité soit trouvée en toi. En accroissant ton commerce, tu t'es rempli de violence et de péchés ; Je t'ai chassé de la montagne de Dieu... Avec la gravité de tes crimes, avec la malhonnêteté de ton commerce, tu as profané tes sanctuaires ».(28,15-18).
Ici, le péché et l'expulsion d'Adam de l'Éden ("la montagne de Dieu") fut la conséquence du péché économique. Une affirmation surprenante et très intéressante. L'économie se hisse au rang de la théologie. Ne pas avoir désobéi, ne pas avoir mangé le fruit de l'arbre défendu, ne pas avoir écouté les logos du serpent… rien de tout cela : pour Ézéchiel l'homme a été expulsé du paradis en raison de sa mauvaise relation au commerce et à l'économie, c'est le commerce malhonnête qui "profanait les sanctuaires". De quoi nous faire trembler de la tête aux pieds.
Nous quittons le jardin des délices, Adam interrompt le dialogue avec Elohim au coucher du soleil et le bon dialogue avec la femme se brise, ainsi qu’avec les autres et la création, chaque fois qu'il rate sa relation avec l'argent et la richesse. Ézéchiel, en regardant le premier homme de l'observatoire de son exil à Babylone, autre grande superpuissance économique et financière, voyait avec une extrême clarté que le péché ne provenait pas tant de la séduction du serpent que de celle de l'argent, que Caïn tua son frère non parce qu’il convoitait son rang social mais parce qu’il enviait ses richesses ; cette désobéissance à Dieu ne consistait pas à manger le fruit défendu de l'arbre, mais dans son avarice insatiable. Ézéchiel n'a pas alors trouvé un langage plus parlant que celui de l'économie pour décrire le rejet par l’homme du projet d'harmonie et d'amour de YHWH. Se tromper dans notre relation à l'économie signifie donc se tromper dans la relation avec soi-même, avec les autres, avec la création, avec Dieu. D'où l’immense dignité, la très haute valeur théologique de l’économie et notre immense responsabilité dans ce domaine.
Nous avons été chassés de l'Éden, nous avons perdu le paradis, nous n'avons pas pris soin de la terre, nous n'avons pas préservé nos relations, nous avons tué nos frères. Nous le savons, nous le voyons. Mais Ézéchiel nous envoie ici un autre message, un message à contrario: chaque fois que nous orientons notre vie économique selon la justice et la communion, nous retournons dans les jardins d'Éden, nous sommes encore "pleins de sagesse" et "d’une beauté parfaite", et au coucher du soleil, nous marchons et parlons avec les anges. Peut-être ne le savons-nous pas, ne l’avons-nous jamais remarqué, il se peut qu’on ne nous l’ait jamais dit; mais la bonne pratique de l’économie nous ouvre la porte du paradis.
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publié dans Avvenire le 03/03/2019
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Antonio Genovesi, Commentaire sur L’Esprit des lois de Montesquieu, 1769
Il n'y a pas une unique évaluation éthique de l'économie dans la Bible. Dans les différents livres bibliques, nous trouvons des idées et des jugements différents et parfois opposés sur la nature des biens, de la richesse et du commerce. Parce que, tout simplement, la richesse est profondément ambivalente. Nous trouvons ainsi des passages et des traditions où la profusion des biens est une bénédiction et une marque de prédilection, et d'autres récits où la recherche du profit et de la richesse est pure vanité. Nous y rencontrons des pauvres considérés comme maudits et d’autres qualifiés de bienheureux. Jusqu'aux paroles terribles adressées à l'ange de la ville de Laodicée dans le livre de l'Apocalypse : « Tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien. » (3,17). Cette phrase contient la clé de lecture de nombreuses critiques prophétiques et évangéliques concernant la richesse : « Je n'ai besoin de rien. » Le grand travers de la richesse, le leurre qu’elle entretient résident en fait dans son offre séduisante d'autosuffisance, d'indépendance, dans cette illusion que grâce à elle, nous n'aurons plus besoin de personne, et donc, au final, pas même de Dieu. Elle nous fait presque rêver à la même terre promise par Dieu à Abraham : celle-ci, et ce n’est pas par hasard, se caractérise par l’abondance de biens : "lait et miel". »
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/02/2019
« Où sera cette vie que j'aurais pu vivre et que je n'ai pas vécue ....
Où l'ancre et la mer,
Où l'oubli d'être qui je suis ?........
Je pense aussi à ma compagne
Qui m'attendait
Et qui peut-être m’attend. »Jorge Luis Borges, Ce qui est perdu
Quand le voile des illusions tombe et que nous rencontrons enfin la réalité, la nôtre et celle de la vie sans feinte, commence un authentique temps providentiel, presque toujours enveloppé de souffrance. Débute alors un dialogue intime et direct avec votre propre âme et avec ses habitants (y compris les démons). Toutes nos ambivalences, ambiguïtés, les grands et petits compromis, les péchés du passé s’imposent invinciblement avec leur propre force. Ils nous parlent, nous demandent et exigent la vérité, avec une autorité jusqu'alors inconnue. Nous nous réveillons soudain d'un sommeil profond dans lequel nous étions tombés sans le savoir ni le vouloir, et s’ouvre une nouvelle étape de notre vie, souvent meilleure. Pour être touché par les vraies libérations, il faut les atteindre au-delà des illusions et des tranquillisants qui masquent la condition ordinaire de la vie. Dans certaines existences, ces moments ne se produisent qu'une seule fois ; c'est un tournant décisif, car c'est le dernier appel. Nous sommes alors appelés par notre premier nom ; nous nous retournons aussitôt et répondons à nouveau, tout en sachant cependant que ce sera la dernière fois, car ce premier nom est en train de mourir pour ressusciter.
[fulltext] =>« La neuvième année, au dixième mois, le dixième jour du mois, cette parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d'homme, écris la date d'aujourd'hui, car c’est aujourd'hui que le roi de Babylone montre du doigt Jérusalem. » (Ézéchiel 24,1-2). Les jours ne sont pas tous les mêmes. Certains se ressemblent, mais il n'y en a jamais deux identiques. Il y a aussi très peu de jours qui marquent et brisent l'arc de notre vie - la naissance, le mariage, l'appel, le dernier jour de notre vie et celui de ceux qui nous sont chers. Le premier jour du siège de Jérusalem par les Babyloniens fut peut-être la date la plus importante de l'histoire d'Israël. Il marque la fin d'une époque merveilleuse, qui avait commencé cinq siècles lus tôt avec David et Salomon, et inaugure une nouvelle étape d'humiliation et de défaite, mais aussi de bénédiction et de maturation dans le peuple, avec une nouvelle manière de concevoir et vivre la foi, la vie, Dieu-YHWH. Ézéchiel (avec Jérémie) avait annoncé depuis des années l'arrivée de ce jour terrible. C'est pour cette raison qu'on le considérait comme un prophète de malheur, un clown, un saltimbanque, un visionnaire bizarre, jamais comme quelqu’un de vraiment sérieux ; aussi parce qu'il parlait au nom et pour le compte de YHWH, lui qui, en exil et en Israël, avait été cerné, défié et attaqué par les dieux babyloniens les plus habiles et les plus sophistiqués.
Ainsi, dans cette Jérusalem qui voit déjà Nabuchodonosor se profiler à l'horizon avec ses troupes, les Juifs célèbrent et festoient lors de festins copieux, trompés par de faux prophètes prétendant que leur temple saint et la ville de David ne seraient jamais profanés ni vaincus : « Prépare la marmite, prépare-la, et verse l'eau. Mets dedans les morceaux de viande, tous les bons morceaux, la cuisse et l'épaule, et remplis-la d'os choisis ; prends le meilleur mouton du troupeau. » (24,3-5).
À la veille des tragédies, il y a toujours quelqu'un qui fait le contraire de ce qu'il devrait faire, qui confond les cailles du désert avec les grenouilles d'Égypte, la manne avec les sauterelles, le banquet pour le fils qui est revenu avec celui du riche épulon. Les faux prophètes sont des habitués des mauvais banquets. Ils y vont souvent, presque toujours ; mais ils ne peuvent pas s’y rendre toujours, parce que tôt ou tard arrive le jour de la vérité. Tout devient différent, et les banquets révèlent leur nature profonde : ceux qui sont bons et fraternels brilleront à la lumière du soleil et jugeront les festins indignes et mauvais.
En ce jour différent et extraordinaire, Ézéchiel qualifiait sa Jérusalem de "ville sanglante". Le sang de ses habitants a coulé et ils ne l'ont pas recouvert. Ils l'ont laissé en vue sur le sol, et Ézéchiel, en le disant et en l’écrivant, l'a laissé découvert pour toujours : « Car le sang qui est au milieu d’elle, sur la roche nue elle l’a versé, elle ne l’a pas répandu sur la terre ni recouvert de poussière. » (24,7). La terre, en général, recouvre le sang que nous avons versé à cause de notre méchanceté, parce que si elle ne le faisait pas, notre douleur serait insupportable. Mais dans la Bible, à l’occasion de quelques événements tragiques, le sang n'est pas caché et reste exposé au sol. Le message qu'il signifiait était trop important, et sa force l’a emporté sur celle de la souffrance. La terre n'a pas recouvert ce sang versé à Jérusalem, tout comme autrefois elle n'avait pas recouvert celui du doux Abel (Gn 4, 10), ni le sang innocent de Job : « Terre, ne recouvre pas mon sang. » (16, 18). La terre de la Bible n’a pas recouvert ces lieux ensanglantés pour que nous puissions les voir et repérer ensuite l'odeur du sang innocent, pour la reconnaître quand nous la rencontrons ailleurs dans la Bible (où il y en a beaucoup) et dans la vie (où il y en a beaucoup trop).
Alors que le récit biblique nous conduit désormais au cœur des très graves événements politiques et religieux de Jérusalem, voici un rebondissement, l'un des plus inattendus et des plus étonnants de l'ensemble du livre. En ce jour historique, c’est non seulement l’histoire de Jérusalem qui est marquée par le sang, mais aussi celle d'Ézéchiel, qui se voit blessé au plus profond de son être: « La parole du Seigneur me fut adressée : Fils d’homme, je vais te prendre subitement la joie de tes yeux. » (24,15-16). Depuis le jour où Dieu l’appelle, Ézéchiel est un sacrement, un symbole incarné, un signe et un message en soi, comme tout véritable prophète. Il n’a cessé de parler avec son être tout entier, corps et âme. Or, parvenu au cœur de son livre, Ézéchiel nous parle aussi à travers la chair d’une relation primordiale : la relation conjugale. Nos relations sont pétries de notre chair, de notre substance, de notre personne (comme nous le dira le christianisme). Elles sont donc « corps ». Ici, pour la première fois, Ézéchiel prophétise avec une autre chair : celle d'une relation. Il nous parle avec un corps plus grand que le sien - comme l'avaient fait Osée et Jérémie : l'un en épousant une prostituée, l'autre en restant célibataire pour devenir « message d'exil ».
Ézéchiel avait dit de bien des manières que Jérusalem, "l'amour de vos yeux" (24:25), serait détruite, le peuple déporté en exil à Babylone, sans avoir même le temps de célébrer son deuil (24:22). Désormais, en ce jour terrible, il lui reste une dernière ressource, et Dieu la fait s’épuiser. Telle est la prophétie, dans la Bible et dans la vie. Terrible, bouleversante, dramatique : « Le matin, j'avais parlé au peuple et le soir, ma femme est morte » (24:18). Une phrase terrassante. Le sang de son épouse est également exposé et laissé à découvert dans la Bible, pour que, là aussi, nous apprenions à reconnaître son odeur.
Un épisode, probablement historique, qui ne devrait pas être lu comme un sacrifice que Dieu demande à son prophète pour éprouver sa fidélité. Le Dieu des prophètes ne demande pas ces choses. Ézéchiel n'est pas un Abraham qu’aucun bélier ne saurait sauver en sauvant l’être aimé. L'histoire d'Ézéchiel montre seulement, avec le pouvoir absolu du langage prophétique, où est l'essence d'une vraie vocation. Lorsque nous répondons oui à une vraie voix qui nous appelle et que nous nous mettons en chemin, nous savons que nous ne serons plus les maîtres des choses les plus importantes de notre vie, y compris de nos relations les plus intimes. Nous perdons le contrôle de nos biens, car ils deviennent tous objets de missions, de destins et de messages. Parmi ces biens, il y a aussi les biens relationnels primaires. C'est là aussi l'une des raisons les plus profondes du choix du célibat fait par certains prophètes. Le jour de l'appel, ils se rendent compte que le don de tout leur corps ne doit pas concerner les futures épouses, maris et enfants ; ils ne se marient donc pas en raison d’une forme de responsabilité élevée et originale. D'autres, cependant, comme Ézéchiel, se marient (ou étaient déjà mariés au moment de l'appel), et leurs proches sont mystérieusement associés à leur vocation, même quand ils ne le choisissent pas (il y a très peu de choses importantes que nous choisissons).
Mais cet événement tragique de la vie d'Ézéchiel nous apprend encore autre chose. Le veuvage, surtout quand on est jeune (Ézéchiel avait environ 35 ans en 598 av. J.-C.), est toujours un exil, c'est la destruction du temple et de sa beauté, c'est la fin du grand rêve et du royaume merveilleux. C'est donc un grand message sur la condition humaine. Bien que l'amour conjugal soit l'icône la plus pure du ciel sur terre, la nourriture qui a le plus saveur d’éternité, cet amour ne nous affranchit pas pour autant du caractère éphémère de la vie. L'amour nous sauve de presque tous les maux, mais il n'est pas l'arbre de la vie ; et bien qu'il rende notre existence merveilleuse, nous n’en demeurons pas moins des êtres mortels. En dehors de l'Eden, l'amour humain a effleuré l'éternité, mais ne l'a pas atteinte.
En plus de son épouse, Ézéchiel perd aussi sa voix, il devient muet. L'épisode que le dernier rédacteur du livre a décidé de placer au début de la vocation d'Ézéchiel (« Je collerai ta langue à ton palais et tu resteras muet » : 3,26) se situe probablement, dans la biographie du prophète, juste au moment de la mort de son épouse - même si le choix de placer ce mutisme aux premiers jours de son appel a son sens dans le contexte de la prophétie d'Ézéchiel, car il dit que la perte de sa femme fut un événement déterminant au regard de toute la mission et de toute la prédication du prophète. Ézéchiel est resté la langue collée à son palais durant plusieurs mois, peut-être toute la durée de son exil à Jérusalem (un an et demi) : « Fils d’homme, le jour où j'enlèverai leur forteresse... alors un réfugié viendra à toi pour te donner des nouvelles. Ce jour-là, ta bouche s'ouvrira pour parler avec le réfugié, tu parleras et tu ne seras plus muet et tu seras un signe pour lui. » (24, 25-27).
Fils d’homme.... La phrase avec laquelle Ézéchiel décrit son épouse dans le livre (« le délice de mes yeux ») suffirait pour dire qu'il est vraiment et complètement « fils d’homme ». Seuls ceux qui connaissent le cœur de la condition humaine peuvent parler de leur femme avec ces mots sublimes. Ézéchiel est tout entier voix de Dieu, mais tout autant voix et chair de l'homme, comme nous. Et ainsi, comme cela nous arrive, ce jour-là, sa voix s’est étranglée, il ne fut plus capable de rien dire. Maître dans l’art du verbe, il s'est trouvé muet, privé de mots dans son deuil réprimé (« Tu soupires en silence » : 24, 17). Dans ces moments-là, tant qu'il reste un peu de souffle, on ne peut que soupirer; toutes les paroles, même celles de Dieu, se taisent. Nous l'avons vu, nous le voyons, nous le verrons encore. En continuant à effleurer l'éternité, en espérant enfin la toucher en nous élançant vers le haut.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/02/2019
« Où sera cette vie que j'aurais pu vivre et que je n'ai pas vécue ....
Où l'ancre et la mer,
Où l'oubli d'être qui je suis ?........
Je pense aussi à ma compagne
Qui m'attendait
Et qui peut-être m’attend. »Jorge Luis Borges, Ce qui est perdu
Quand le voile des illusions tombe et que nous rencontrons enfin la réalité, la nôtre et celle de la vie sans feinte, commence un authentique temps providentiel, presque toujours enveloppé de souffrance. Débute alors un dialogue intime et direct avec votre propre âme et avec ses habitants (y compris les démons). Toutes nos ambivalences, ambiguïtés, les grands et petits compromis, les péchés du passé s’imposent invinciblement avec leur propre force. Ils nous parlent, nous demandent et exigent la vérité, avec une autorité jusqu'alors inconnue. Nous nous réveillons soudain d'un sommeil profond dans lequel nous étions tombés sans le savoir ni le vouloir, et s’ouvre une nouvelle étape de notre vie, souvent meilleure. Pour être touché par les vraies libérations, il faut les atteindre au-delà des illusions et des tranquillisants qui masquent la condition ordinaire de la vie. Dans certaines existences, ces moments ne se produisent qu'une seule fois ; c'est un tournant décisif, car c'est le dernier appel. Nous sommes alors appelés par notre premier nom ; nous nous retournons aussitôt et répondons à nouveau, tout en sachant cependant que ce sera la dernière fois, car ce premier nom est en train de mourir pour ressusciter.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/02/2019
Dieu, maître du ciel, est à la tête de nous tous. Tout le monde le sait. Puis vient le prince Torlonia, maître de la terre. Puis viennent les gardes du prince. Puis viennent les chiens des gardes du prince. Puis rien. Puis encore rien. Puis toujours rien. Viennent alors les ploucs. Et l’on peut dire que c'est fini.
Ignazio Silone, Fontamara
La paternité, la filiation et le mariage sont des images présentes dans de nombreuses religions pour exprimer la relation entre les peuples et leurs divinités. La Bible les connaît aussi, mais les utilise avec parcimonie. Parce que l'urgence de marquer la différence entre YHWH et les idoles a provoqué une forte méfiance envers les images humaines pour parler de Dieu. Le christianisme a alors peut-être produit la plus grande innovation religieuse quand il nous a montré un Dieu-homme s’adressant à YHWH en l’appelant familièrement Abbà : papa. Mais nous tomberions dans la même erreur que les Cananéens et les Chaldéens si nous pensions que la paternité de Dieu que Jésus Christ nous a montrée était une copie de la paternité humaine. Elle lui ressemble seulement, comme nous ressemblons à Dieu dont nous sommes "image et ressemblance" ; une expression qui désigne deux extrêmes, la proximité et la distance. Beaucoup de maladies religieuses sont dues à une trop grande distance qui a annulé la proximité, et d'autres à une trop grande proximité qui a rendu Dieu si semblable à nous qu'il est devenu banal ou inutile.
[fulltext] =>Ézéchiel nous a habitués à un langage qui n'a pas peur de s’aventurer sur le terrain glissant des métaphores sexuelles pour nous parler de Dieu : « Fils d’homme, il était une fois deux femmes, filles de la même mère. Elles se prostituèrent en Égypte ; dès leur jeunesse, elles se prostituèrent. C’est là qu’on a pressé leurs seins, là qu’on a caressé leur poitrine virginale. Voici leurs noms : Ohola, l’aînée, Oholiba sa sœur. Puis elles furent à moi et enfantèrent des fils et des filles. Quant à leurs noms, Ohola, c’est Samarie, Oholiba, c’est Jérusalem.» (Ézéchiel 23:1-4).
Osée et Jérémie avaient déjà utilisé des métaphores conjugales. Ézéchiel lui-même (chap. 16) nous avait raconté l'histoire de l'infidélité du peuple envers son Dieu en utilisant l'image de la jeune fille, vue et choisie quand elle était jeune et pauvre et qui ensuite se prostitue. Mais ici Ézéchiel ose presque l'impensable : il ne s’agit plus d’une femme choisie alors qu’elle était jeune, et qui ensuite tombe dans la prostitution, mais de deux femmes choisies alors qu'elles se prostituaient déjà. Nous ne lisons pas seulement que YHWH épouse deux femmes (« elles sont devenues miennes »), avec le recours à l'image du mariage polygame interdit aux juifs (Lév.18,18), mais que YHWH épouse par contrat polygame deux prostituées, un acte monstrueux et surprenant, unique dans toute littérature biblique. Au-delà des interprétations concernant les motifs de l’outrance de ce chapitre d'Ézéchiel, la métaphore nuptiale entre YHWH et deux prostituées nous parle beaucoup, elle doit nous interpeller.
Tout d'abord, il nous rappelle une fois de plus qu'Israël n'a pas eu peur de reconstruire et de transmettre une histoire pas très glorieuse et parfois même honteuse. Les prophètes en particulier, et parmi eux surtout ceux qui ont vécu et prophétisé pendant la période de l'exil (Jérémie, le second Isaïe et Ézéchiel), ont eu l’audace spirituelle de raconter l'histoire de leur peuple en la dénuant de toute idéologie triomphaliste et nationaliste. Ils ont été sans pitié, ils n'ont pas modifié les pages sombres et scandaleuses de leur passé (et de leur présent). C'est ainsi qu'ils l'ont sauvé, et ils continuent de nous sauver, nous qui les lisons aujourd'hui dans nos exils et nos tragédies. « La vérité nous rend libres » : c’est là un pilier de tout l'humanisme biblique, en particulier des prophètes.
Lorsqu'en exil ou à la veille d'une grande tragédie collective, un membre de la communauté se voit dépositaire d’une mission prophétique, il réussit vraiment à sauver son peuple à condition de résister à la tentation d'effacer et de réécrire les passages les moins édifiants du passé en vue d’une interprétation idéologique du présent. Les faux prophètes, afin de mieux vendre des rêves présents et futurs plus attractifs, ont un besoin impératif de modifier et de trahir le passé, parce qu'ils sont incapables de deviner les paradis dans les enfers, l'aube dans le crépuscule, le coucher du soleil à midi. Les prophètes, en revanche, font exactement le contraire. Alors qu'ils disent "cette histoire est terminée", ils savent dire : "mais... l’histoire n'est pas terminée". Tandis qu’ils répètent : « Nous avons fait des choses monstrueuses, scandaleuses et folles », ils parviennent à ajouter : « mais.... un reste sera sauvé et agira encore pour le bien et la justice. » Au moment même où ils nous rappellent que « nous sommes têtus et incapables de nous convertir», ils nous disent : « mais YHWH est fidèle et demeure fidèle. »
Ne commettons pas l'erreur de penser que les prophètes, du fait qu'ils se souviennent toujours des péchés du peuple, sont sous l’emprise d’une vision négative de l’homme. Ce ne serait qu'une lecture superficielle et erronée. Ils célèbrent la beauté de l'homme précisément au moment où ils voient et dénoncent toute sa misère. La positivité et la confiance infinie que les prophètes mettent en leur Dieu deviennent immédiatement positivité et confiance envers l'homme. En parlant bien de Dieu, ils parlent bien de nous, même quand ils ne nous parlent que d'infidélités et de trahisons. Telle est la force extraordinaire du concept de l'alliance dans la bible et des véritables alliances entre nous. Tant que quelqu'un tient fermement l'extrémité d'une corde, bien ancré sur son rocher (qui est mieux ancré que YHWH ?), si on est en cordée, on ne tombe pas dans le vide. La Bible nous montre cette via ferrata millénaire jonchée de nos dérapages dont nous réchappons continuellement grâce à quelqu'un qui n'a pas lâché, et qui continue à ne pas nous lâcher. La force du message biblique réside tout entier dans cette ténacité ; et les prophètes ne nous aiment pas en nous cachant nos (et leurs) dérapages, mais en nous assurant que là-haut, du sommet du rocher, bien fixé dans ses corniches, quelqu'un tient la corde pour nous aussi. Quelqu'un dont nous sommes « image et ressemblance », et alors nous sommes nous aussi capables de tenir, parfois durant toute notre vie, une corde pour sauver quelqu'un, pour sauver au moins une personne. Cette phrase prodigieuse et audacieuse, écrite dans le premier chapitre de la Genèse – « Et Elohim créa l'homme à son image et à sa ressemblance » - est le fil conducteur qui relie théologie et anthropologie, qui nous permet d'étendre aux hommes les réalités prodigieuses que les prophètes et la Loi disent au sujet de Dieu. Un fil entre ciel et terre qui empêchera pour toujours de maudire l’homme tant que quelqu'un continuera à bénir Dieu, tant que chaque psaume adressé à Dieu rejaillira sur les hommes.
Enfin, ce chapitre devrait susciter en nous une pensée au sujet des femmes et des victimes que nous trouvons dans la Bible. Celle-ci, probablement, n’a été écrite que par des hommes, et même si la main d'une femme y avait apporté quelque touche, ce ne serait pas la plus influente. Ces hommes, cependant, ont pu écrire de merveilleuses pages sur les femmes et sur leur génie (nous en avons rencontré quelques-unes dans le commentaire des livres de Samuel). Mais à la lecture de cette parabole des deux sœurs prostituées, choisies comme image et symbole de la perversion d'Israël et de Juda, il est difficile de ne pas penser aux nombreux propos négatifs que rapporte la Bible au sujet des femmes. Voilà qui pose question et nous met en crise.
À toutes les époques, y compris celle d'Ézéchiel, les prostituées, profanes et sacrées, des temples cananéens et babyloniens, ont été victimes d'un monde d'hommes et de puissants qui les entretenaient pour satisfaire leurs propres besoins et vices. Si Ézéchiel avait utilisé l'image de maris infidèles qui trompaient leur épouse en abusant d'autres femmes pauvres et défavorisées, obligées de se prostituer, il aurait été plus fidèle au contexte historique. Au lieu de cela, le prophète décrit la vie, les vêtements, le commerce et les châtiments des prostituées babyloniennes, qu'il voyait tous les jours le long des rues. Et un rédacteur postérieur, moins prophétique mais plus moraliste qu'Ézéchiel, sort de la métaphore et va jusqu’à lancer un avertissement aux femmes de son peuple : « Toutes les femmes apprendront à ne pas commettre de pareilles infamies » (23,48). Il ne faut pas s'en étonner ; depuis toujours le texte Biblique a fait l'objet de manipulations, c'est là un risque inévitable et propre à tous les grandes œuvres : aujourd'hui encore, on trouve des commentateurs qui utilisent la parabole des talents de Matthieu pour sacraliser la méritocratie et l'esprit du capitalisme, alors que ce texte n’a assurément pas pour objet de nous parler d'économie ni de finance.
Comment pouvons-nous et devons-nous donc lire ces passages où des victimes sont érigées en figures emblématiques du péché et de la perversion ? On ne peut certainement pas trop demander à la Bible sur le plan social et anthropologique, en oubliant le contexte culturel dans lequel ces textes ont été dits et écrits. Mais il ne faut pas non plus en demander trop peu, et donc parcourir ces chapitres sans voir ni "toucher" les victimes que nous rencontrons. Ézéchiel pouvait le faire et rester innocent. Ce n’est pas notre cas : nous devons dire de quel côté nous voulons être quand nous lisons les histoires de la Bible, si nous voulons que celle-ci reste parmi les réalités vivantes de la terre et de notre cœur.
Alors que nous lisons la punition que YHWH infligera aux prostituées pour leurs infidélités – « On te coupera le nez et les oreilles et tes survivants tomberont par l'épée ; on déportera tes fils et tes filles et ce qui restera de toi sera la proie du feu » (23,25) -, nous pouvons et devons penser à ces mutilations et cicatrices du visage que les babyloniens ont infligées au corps des femmes et que beaucoup d’hommes continuent à imposer. Puis répéter ensuite : "Plus jamais ça", et se mobiliser pour que cette lecture biblique se traduise immédiatement en devoir civil et éthique. Qui sait combien de lecteurs et de lectrices sont descendus dans la rue après avoir lu, avec tout leur être, une page de la Bible pour sauver des hommes et des femmes victimes de violences ; et là, dans une vraie rencontre avec les victimes, ils n'ont trouvé qu'innocence et douleur infinie. La force de la parole réside dans cette capacité à changer notre regard, à nous faire voir Dieu d’une autre manière et, même avant cela, à nous faire voir autrement les femmes et les hommes. C'est une éducation du regard et du cœur, qui, dans nos différentes rencontres, dans ou en dehors de la Bible, nous rend capables de revivre la phrase: « Et l’ayant regardé, il l'aima. »
En ces années où je commente la Bible, j'apprends à voir et à regarder ses victimes. Quand je les rencontre, je ralentis, je me recueille, je fais une pause. Pour leur prêter attention, pour être avec elles, me laisser toucher et m'enrichir, et vouloir ensuite les libérer de leur enfer.
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La Parole peut nous faire voir Dieu et, avant cela même, les femmes et les hommes.
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/02/2019
Dieu, maître du ciel, est à la tête de nous tous. Tout le monde le sait. Puis vient le prince Torlonia, maître de la terre. Puis viennent les gardes du prince. Puis viennent les chiens des gardes du prince. Puis rien. Puis encore rien. Puis toujours rien. Viennent alors les ploucs. Et l’on peut dire que c'est fini.
Ignazio Silone, Fontamara
La paternité, la filiation et le mariage sont des images présentes dans de nombreuses religions pour exprimer la relation entre les peuples et leurs divinités. La Bible les connaît aussi, mais les utilise avec parcimonie. Parce que l'urgence de marquer la différence entre YHWH et les idoles a provoqué une forte méfiance envers les images humaines pour parler de Dieu. Le christianisme a alors peut-être produit la plus grande innovation religieuse quand il nous a montré un Dieu-homme s’adressant à YHWH en l’appelant familièrement Abbà : papa. Mais nous tomberions dans la même erreur que les Cananéens et les Chaldéens si nous pensions que la paternité de Dieu que Jésus Christ nous a montrée était une copie de la paternité humaine. Elle lui ressemble seulement, comme nous ressemblons à Dieu dont nous sommes "image et ressemblance" ; une expression qui désigne deux extrêmes, la proximité et la distance. Beaucoup de maladies religieuses sont dues à une trop grande distance qui a annulé la proximité, et d'autres à une trop grande proximité qui a rendu Dieu si semblable à nous qu'il est devenu banal ou inutile.
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