Les sages-femmes d’Égypte

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Les sages-femmes d’Égypte / 21 – Moïse nous rappelle une grande parole : gratuité

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/12/2014

Logo Levatrici d EgittoPersonne ne connaît le lieu où il repose. Pour les hommes de la montagne, sa tombe se trouve dans la vallée ; pour ceux de la vallée, elle est dans la montagne. Elle est partout et ailleurs, toujours ailleurs. Personne n’a assisté à sa mort. D’une certaine manière il vit encore en nous, en chacun de nous. Tant qu’un fils d’Israël proclame quelque part sa Loi et sa vérité, Moïse vit à travers lui, en lui, comme vit aussi le buisson ardent, qui consume le cœur des hommes sans consumer leur foi dans l’homme et dans ses appels déchirants.
(Elie Wiesel, Célébration biblique - Portraits et légendes du Midrash)

Pour apprendre à renaître il nous faut réapprendre à mourir ; nous l’avons oublié. La société de consommation est avant tout une gigantesque entreprise pour conjurer la mort, la limite, la vieillesse ; une énorme industrie, super sophistiquée, d’agitation perpétuelle pour nous ôter toute possibilité de penser qu’un jour le grand jeu de la consommation finira, et que le manège fera son dernier tour.

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Nous effaçons ainsi de l’horizon de notre capitalisme le dernier jour, et nous célébrons des cultes à ses idoles repues de nos marchandises. Mais les exorcismes que les idoles promettent contre la mort et la souffrance sont faux et inefficaces. La Genèse et l’Exode sont de grands, sublimes et éternels chants à la vie, à toute la vie, qui nous enseignent de grandes choses sur la mort. Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, nous ont appris à vivre et aussi à mourir, ‘rassasiés de jours’, coiffés de ‘cheveux blancs’. La mort de Moïse, toute autre et mystérieuse, est le sommet de sa vie, le sens ultime des paroles que la ‘voix’ lui avait fait entendre, la pleine révélation de sa vocation, de toute vocation à une œuvre de libération vers une terre promise.

La construction du sanctuaire, rendue possible par la bénédiction des mains et de l’esprit des travailleurs, conclut le livre de l’Exode, mais pas l’aventure de Moïse, qui continue dans les autres livres de la Torah : "Des plaines de Moab, Moïse monta sur le mont Nébo, au sommet de la Pisga, qui est à l'est de Jéricho. Le Seigneur lui montra tout le pays : la région de Galaad jusqu'à Dan, les régions de Neftali, d'Éfraïm, de Manassé, et celle de Juda jusqu'à la Méditerranée, la région du Néguev, et enfin, dans la vallée du Jourdain, le district de Jéricho — la ville des Palmiers — jusqu'à Soar. Alors le Seigneur lui dit : « Regarde le pays que j'ai promis à Abraham, à Isaac et à Jacob, lorsque je leur ai dit : “Je donnerai ce pays à vos descendants.” Je te le montre, mais tu n'y entreras pas »" (Deutéronome 34, 1-4). Moïse, le libérateur de l’esclavage, celui qui a révélé au peuple le nom d’Elohim et sa Loi, le seul homme qui parlait avec Dieu directement (Nombres 12, 8), meurt en dehors de la terre promise. YHWH la lui montre de loin, mais il ne pourra pas la rejoindre : "Tu ne franchiras pas le Jourdain" (Dt 3, 27).

Les patriarches de la Genèse étaient morts autrement, entourés de leurs femmes, fils, filles, petits enfants, des nombreuses étoiles promises le jour où ils furent appelés. Ils meurent chez eux, et beaucoup sont ensevelis dans la grotte de Makpéla (Gn 23, 9.19), seul bout de terre promise que posséda Abraham. Moïse meurt seul, sans personne pour l’accompagner dans son dernier voyage, sans la consolation des affections. Il meurt comme il avait vécu, dans ce dialogue solitaire et continu avec la voix qui, du buisson ardent, l’avait appelé alors qu’il paissait, seul, le troupeau de son beau-père Jéthro sur l’Horeb ; et qui lui avait encore parlé sur la montagne, dans la tente de la rencontre, dans la solitude. Nous ne savons pas si dans ce dernier voyage sur le mont Nebo la voix continua de lui parler, si elle l’accompagna ou si elle se retira comme il advint à de nombreux prophètes que la voix laissa mourir dans le silence. Des paroles du livre de l’Exode font qu’on l’imagine en compagnie de son Dieu, car elles expriment une véritable intimité entre Moïse et YHWH : "ami de Dieu" (Ex 33,11), "je t’accorde ma faveur", "c’est bien toi que j’ai choisi" (33, 17). Selon le midrash, YHWH baise la face de Moïse à son dernier soupir, continuant jusqu’au bout ce mystérieux et unique dialogue face à face.

Cette mort mystérieuse et douloureuse révèle dans toute sa force et sa plénitude la nature de la vocation de Moïse, comme de tout fondateur de communauté et de mouvement charismatique, de grandes œuvres spirituelles. Tous les prophètes meurent hors de la terre promise, parce que la promesse n’était pas pour eux mais pour le ‘peuple’ qu’ils libèrent. Moïse a libéré le peuple de l’esclavage et l’a conduit à travers le désert, mais il n’est pas le souverain du nouveau royaume de Canaan. Les prophètes sont les compagnons des exodes, des traversées de désert, les habitants de la tente itinérante du nomade araméen. Leur rôle est de nous libérer de l’esclavage, de nous protéger des idoles, de faire qu’on se réconcilie et qu’on recommence après les trahisons collectives, de nous emmener au seuil de la nouvelle terre, de nous la faire voir. Sans y entrer.

Leur terre se trouve entre les camps de travail et Canaan, entre le Nil et le Jourdain. Ils sont les hommes et les femmes du gué pendant la nuit de la libération, du passage, du seuil. Aussi, après les livres du Pentateuque, Moïse disparait-il quasiment de la Bible. Il n’apparait pas dans la généalogie de Jésus, dans la liturgie de la Pâque hébraïque ; il est quasiment absent des livres des Prophètes, des livres historiques, des Psaumes. Moïse fut trop grand et Israël a ressenti le besoin de s’en protéger. Un besoin que la Bible n’éprouva pour aucun autre grand protagoniste du salut (d’Abraham à David). Moïse était trop grand, le plus grand de tous ; il fut nécessaire de ‘le faire mourir’ et quasiment de l’effacer de la mémoire après la libération. Moïse est le prophète qui, par ordre de Dieu, meurt et disparait de la scène, quand "pourtant sa vue n’avait pas baissé et il était encore plein de vitalité" (Dt 34, 7). Il ne meurt pas de vieillesse mais parce que sa mission est terminée, pour faire place à Josué, sur qui il avait ‘posé les mains’ (34, 9).

Le prophète doit ‘mourir’, se retirer, s’effacer, être écarté, pour ne pas devenir une idole et prendre la place de la voix (grande tentation de tout prophète). Par son dernier grand acte décisif on comprend définitivement que les paroles que le prophète a écoutées et transmises à son peuple n’étaient pas siennes, mais qu’il parlait au nom d’un autre (pro-phète), et qu’elles étaient grandes parce que paroles d’un autre.

Tous les fondateurs meurent en-deçà du Jourdain ; s’ils le franchissent, la nouvelle terre promise les prend pour roi, à moins qu’elle ne soit pas la terre promise, ou qu’ils soient de faux prophètes. La terre d’accueil n’est celle de la promesse que si le prophète n’y accède pas. Non pas par une étrange punition de Dieu (Moïse a toujours été juste), mais en raison de la nature intime de sa vocation. Moïse en cela dépasse Noé, qui monta dans l’arche qu’il avait construite. Moïse construit une arche qui n’est pas pour lui, et c’est pourquoi il est le plus grand des prophètes : "il n’y a plus jamais eu de prophète semblable à Moïse : le Seigneur s’entretenait face à face avec lui" (Dt 34, 10).

Cette mort de Moïse fait aussi voir un paradigme de la foi biblique. Dieu ne se voit pas, on ne peut le représenter. Il est une voix qui nous atteint à travers celle des prophètes. Mais la frontière entre la voix qui parle au prophète et celle du prophète s’estompe toujours plus, jusqu’à disparaître presque, et le peuple finit par les prendre pour une seule voix. Le prophète se distingue du faux-prophète parce qu’un jour il sait se retirer, disparaître, s’effacer, comme pour dire : ‘pour vous je ne suis pas Elohim’. Puisque Moïse fut le plus grand de tous, ‘croire’, dans la Bible, n’est pas ‘posséder’. La foi, c’est savoir habiter la ‘distance’ entre la promesse et la fin du désert, savoir rester sur le gué sans se laisser emporter par le courant. Cette ‘distance’ préserve la foi de l’idolâtrie, de l’adoration des idoles, des autres, de soi-même.

Et puis la mort de Moïse nous enseigne encore une chose merveilleuse. On n’atteint jamais aucune terre promise, parce que la vie est chemin, pèlerinage, exode. Presque toujours avant le dernier tour du manège on s’aperçoit que les promesses de la vie ne se sont pas réalisées. Même quand la vie a été très belle, et que nous avons vu Dieu ‘face à face’, vu les buissons ardents, vu la manne descendre du ciel, la nuée se poser sur notre tente, nous comprenons que la promesse était autre chose, au-delà du Jourdain.

L’histoire et la mort de Moïse nous disent cependant que l’écart entre la terre promise et la terre d’arrivée n’est pas un échec : c’est tout simplement la vie, notre bonne condition humaine. Ce gué montre à tous, Israël compris, que la vraie promesse n’est pas une terre ferme, mais un nomadisme à travers le désert, à la suite d’une voix, jusqu’à découvrir que la terre promise était justement cette traversée du désert, où s’est déroulée notre histoire d’amour (Osée). C’est là que nous avons vu descendre la colonne de feu, entendu la voix et accueilli ses paroles, libéré des esclaves en les préservant des idoles, vu la terre promise à notre peuple, parlé avec Dieu ‘face à face’.

Gratuité : voilà la parole qu’en conclusion la vie de Moïse nous répète indéfiniment après avoir accompagné notre méditation du livre de l’Exode. Le prophète vit pleinement la gratuité en se détachant de la terre promise, qu’il peut et doit voir sans y entrer. Le prix qu’il doit payer est la sauvegarde pour tous de l’écart entre toute terre et toute promesse. C’est dans cet écart que se lève la vie, que s’alimentent les désirs et les grands rêves (la grande tromperie de notre époque est d’éteindre par des marchandises les rêves des enfants). Cet écart nous rappelle que chaque terre promise est pour ‘notre descendance’, pas pour nous. Le monde vivra tant que nous continuerons de libérer quelqu’un de l’esclavage, tant que nous marcherons vers une terre promise à donner à nos enfants et petits-enfants, aux jeunes d’aujourd’hui et de demain. Le bonheur le plus important n’est pas le notre mais celui des futures générations.

***

Nous avons commencé notre voyage avec les sages-femmes d’Égypte, avec les mains de ces amantes de la vie qui ont sauvé les enfants, Moïse lui-même, et commencé la libération de l’esclavage en désobéissant à Pharaon. Nous l’achevons en ce temps de Noël avec un autre enfant, une autre femme, une autre exultation pour une autre vie qui commence et qui sauve.

Un grand merci à qui m’a suivi, non sans effort et sans difficulté, durant cette ‘année biblique’, à la recherche de paroles plus grandes pour un recommencement. Nous en avons trouvé quelques-unes, que nous utiliserons ces prochains dimanches pour relire notre situation économique, morale et civile, qui a toujours plus besoin qu’on la regarde et qu’on l’aime. Nous continuerons d’en chercher d’autres  en poursuivant notre cheminement biblique (dans quelques semaines) en compagnie de Job d’abord, puis des prophètes et de leurs paroles, toujours différentes et plus vraies que les nôtres.

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Les sages-femmes d’Égypte / 21 – Moïse nous rappelle une grande parole : gratuité

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/12/2014

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(Elie Wiesel, Célébration biblique - Portraits et légendes du Midrash)

Pour apprendre à renaître il nous faut réapprendre à mourir ; nous l’avons oublié. La société de consommation est avant tout une gigantesque entreprise pour conjurer la mort, la limite, la vieillesse ; une énorme industrie, super sophistiquée, d’agitation perpétuelle pour nous ôter toute possibilité de penser qu’un jour le grand jeu de la consommation finira, et que le manège fera son dernier tour.

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Les sages-femmes d’Égypte / 20.  Le sens de la communauté et du pardon. L’intelligence et la prière des mains.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 21/12/2014

Logo Levatrici d EgittoIl est beau de voir une équipe de maçons, bloqués par une difficulté, réfléchir chacun pour sa part, suggérer divers moyens d’action, et appliquer unanimement la méthode conçue par l’un d’eux, qu’il soit ou non en position d’autorité sur les autres. Pure est l’image d’une collectivité dans de tels moments.

(Simone Weil, le travail et la grâce)

Il existe un rapport profond entre communauté et pardon. Il n’est pas de communauté sans pardon et le grand artisan et reconstructeur de communautés, c’est le pardon. Cum-munus (don réciproque) et par-don. [fulltext] => Les relations sociales qui n’ont pas besoin de pardon sont les relations fonctionnelles, bureaucratiques, anonymes, contractuelles, qui se font sans proximité et donc sans pardon, parole qui dès lors sonne faux, étrangère. Dans ces relations la médiation du supérieur hiérarchique, les compensations monétaires, les recours, les procès au tribunal suffisent.

Dans la communauté, au contraire, ce sont les corps qui se parlent et se rencontrent ; et qui se blessent souvent, plus ou moins intentionnellement. Seul le pardon peut guérir les blessures des relations communautaires (dans les familles, mais aussi dans beaucoup d’entreprises) : les dédommagements monétaires, la pression des décrets et les recours aux tribunaux n’y sont d’aucune aide pour réconcilier ; ils ne font que décréter la mort des communautés et tuer l’âme des gens.

Dans les communautés nous devrions – c’est simple et douloureux - seulement nous pardonner. C’est le pardon qui fait d’un peuple une communauté. Nous devenons communauté quand, à la folie des guerres fratricides, succède un pardon collectif, une réconciliation en pleurs sur les tombes de tous les morts, des réjouissances, chants, danses et fêtes tous ensemble. C’est ainsi qu’adviennent aussi des ‘miracles’ économiques. Seuls les ‘peuples-communautés’ savent générer de grandes économies ; ceux qui ‘ne-sont-que-peuples’ vivent (s’ils vivent) grâce aux rentes des capitaux générés hier par d’autres ‘peuples-communautés’. Nous assisterons à de nouveaux miracles économiques et civils à condition de redevenir communauté, certes d’une manière nouvelle, différente, mais vraiment communauté, cum-munus et par-don.

"Moïse rassembla toute la communauté des fils d’Israël et leur dit : ‘telles sont les paroles que le Seigneur a ordonnées pour qu’on les mette en pratique" (Exode 35, 1). Après le veau d’or, après le pardon demandé – et obtenu - par Moïse à YHWH, après la nouvelle alliance, voici qu’apparaît dans le livre de l’Exode la parole communauté. Ce peuple (‘am) est devenu ‘la communauté (‘eda) des Israélites’.

Moïse la convoque et lui transmet les instructions pour la construction de la demeure de YHWH au milieu de son peuple, telles qu’il les reçut au Sinaï. Parmi ces paroles, il en est de merveilleuses sur les artisans, les artistes, sur le travail : "Moïse dit aux fils d’Israël : voyez ! le SEIGNEUR a appelé par son nom Beçalel, fils d’Ouri, fils de Hour, de la tribu de Juda".

Sur cela se fonde le travail compris et vécu comme vocation : il nous faut, pour bien travailler, être ‘appelés par notre nom’ comme Beçalem, certes pour construire des sanctuaires, des cathédrales, la chapelle Baglioni et composer les symphonies de Mahler, mais aussi pour fabriquer des tables et des installations électriques, ou bien laver une salle de bain. YHWH met à côté de Beçalel un autre ouvrier : Oholiav, qu’il bénit aussi (35, 34). Le travail se fait à ‘deux ou plus’. Aucun travail n’est exclusivement qu’individuel, parce qu’il nécessite toujours quelqu’un à côté, avant, au-delà de notre travail.  YHWH a appelé ces deux architectes-artistes-artisans par leur nom et "Il leur a donné le talent d'exécuter tous les travaux du ciseleur de pierres précieuses, du dessinateur, du brodeur de laine violette, rouge ou cramoisie, du brodeur de lin, du tisseur, et de tout autre spécialiste ou artisan inventif" (35, 35).

C’est, par Moïse, une bénédiction de l’esprit et des mains du travailleur, deux dimensions de la même intelligence et de la même âme, chacune au service de l’autre. Le vrai travail consiste en une seule chose : des mains au service de l’intelligence et une intelligence au service des mains. Notre corps, c’est nos œuvres ; et ce sont l’esprit, l’âme et les mains qui, avec celles des autres, donnent au monde sa forme. Les artistes sont les grands maîtres et témoins de ce dialogue incessant et essentiel entre esprit, âme, mains ; mains que l’âme anime, âme qui se fait mains, mains qui deviennent des œuvres.

En louant et en bénissant aussi le travail des mains, la Bible a innové dans une culture antique qui tenait pour impur tout travail des mains, le réservant aux seuls esclaves et serviteurs. Il est donc de grande valeur ce chapitre de l’Exode qui met le travail des mains au centre de la nouvelle alliance, et le fait spécialement bénir par Moïse. Comme le tabernacle, l’arche, le sanctuaire.

Moïse bénit ‘tout type de travail’ : pour ‘concevoir des ouvrages’ et pour ‘ciseler, encastrer’. Il bénit les artistes, les architectes, les artisans. Il n’y a qu’une bénédiction sur le travail. Tout travail a la même dignité, et le concepteur d’ouvrages comme l’artiste et l’artisan qui donnent forme et ‘corps’ au projet, reçoivent le même esprit par la même bénédiction sur le travail. Un seul esprit anime la vie, toute vie. Dans l’humanisme biblique il n’y a pas un esprit du travail intellectuel (concevoir) et un esprit du travail manuel (ciseler). Il y a une fraternité des divers métiers, tous inspirés du même esprit ; les métiers des hommes comme ceux des femmes : " Des femmes habiles apportèrent du lin fin et de la laine violette, rouge ou cramoisie qu'elles avaient filés de leurs propres mains. D'autres femmes habiles et qui avaient du goût pour cela filèrent de la laine de chèvre" (35, 25-26).

Dans une culture qui ne comprend plus le corps et donc méconnaît la valeur éthique et spirituelle du travail manuel, rappelons que le premier acte d’intelligence est celui des mains. Nous connaissons le monde en le touchant, en l’habitant de nos mains. Celles-ci sont le premier langage pour nommer les choses, les modeler, les transformer ; notre premier instrument pour entrer en contact avec l’existence, avec la vie, avec les autres, que l’on soit enfants, adultes, ou vieillards. Même quand les mains ne bougent plus, ou qu’on n’a jamais pu s’en servir, nous continuons à imaginer la réalité comme si nous les avions, et à la connaître en la ‘touchant’. Immobile sur un lit, on peut encore écrire des poésies et des prières par le seul mouvement de la pupille.

Il y a tout un art des mains à la base de notre économie. On le reconnaît dans les humbles tâches quotidiennes de notre coopération civile. C’est d’abord en travaillant que nous parlons, nous estimons, nous servons, nous rencontrons : c’est d’abord avec les mains que nous faisons tout cela. Les mains des infirmières et infirmiers,  des médecins, des femmes au foyer, barmans, architectes, électriciens, plombiers, maçons, des hommes et des femmes qui nettoient nos bureaux et ateliers, les mains des institutrices, des charpentiers, celles des écrivains et des journalistes (qui composent de leurs mains sur leurs claviers ou écrans tactiles) : ce sont toutes ces mains qui nous font vivre et font revivre notre société. Nous pouvons obtenir des licences, des diplômes, préparer dix masters… mais tant que ces connaissances abstraites ne deviennent pas connaissance des mains, nous n’avons pas appris de métier et sommes en attente, dans l’antichambre du monde du travail.

Le livre de l’Exode, et tout l’humanisme de la Bible, nous disent que les artisans, les artistes et les travailleurs ont pour tâche, dans l’économie de la nouvelle alliance du Sinaï, de construire la demeure de YHWH au milieu de son peuple. La construction du sanctuaire est la grande œuvre qui incarne l’alliance et rend proche la promesse. Et cette construction est possible grâce aux artisans, artistes, grâce au travail humain. Sans le travail de construction du temple pendant six jours, on ne pourrait rien célébrer pendant le septième.

Il nous faut donc lire ce passage de l’Exode ensemble avec celui de la Genèse, qui nous montre Adam en travailleur qui transforme le monde. Le travail fait de nous des co-créateurs de la terre et du temple. Telle est la vraie laïcité de l’humanisme biblique : la première prière des travailleurs est la construction, non pas des idoles, mais des ‘sanctuaires’. Notre première prière est celle des mains. L’esprit habite le monde grâce au travail des mains. Cette vérité suffirait à nous fait voir autrement le travail et les travailleurs.

La grande loi du septième jour nous dit aussi que le travail est du sixième et avant-dernier jour, comme aussi le sanctuaire. Il nous rappelle de même que pendant les six jours de l’histoire, la bénédiction du travail fait partie de l’alliance, est déjà terre promise.

Mais dans le travail de l’homme, tout n’est pas béni et rempli de l’esprit de Dieu : l’homme travaille aussi à la construction des veaux d’or. Ces mêmes artisans, qui maintenant s’apprêtent à construire le sanctuaire, avaient construit le veau d’or dans le campement au pied du Sinaï. Avec les mêmes mains et les mêmes talents. Mais sur ce travail était tombée la plus grande malédiction. Artistes, artisans, travailleurs peuvent édifier des cathédrales comme ils peuvent construire des veaux d’or et des idoles.

Les mains, l’intelligence et le travail des artisans peuvent être employés – ils l’ont été et le sont encore – pour construire des mines anti-personnelles, les lieux inhumains du hasard et du bingo. Aujourd’hui il est des mains et des intelligences au service des veaux d’or et des idoles, comme il en est qui continuent de construire des ‘cathédrales’. Là est toute la différence en dignité du travail que la Bible nous présente, et que notre société de consommation ne voit plus. En retournant à l’Exode, il nous faudrait mesurer la qualité et la dignité morale des sociétés au degré de réduction des travaux au service des idoles, et de création, à leur place, de travaux d’édification du bien, encore majoritaires.

Le monde du travail a grandement faim et soif de bénédictions. Bénédiction, c’est-à-dire ‘bene-dicere’, dire de ‘bonnes paroles’. Bénir le travail, c’est nous dire l’un à l’autre de bonnes paroles sur le travail et les travailleurs. Le travail, parce qu’il est constitutif de la condition humaine, est l’objet principal de nos paroles, qu’elles soient de bénédiction ou de malédiction (les paroles importantes ne sont jamais neutres). Le travail souffre des propos fâcheux et méprisants à son sujet. Bénissons de nouveau le travail : c’est le préambule de toute bonne réforme du travail et de tout humanisme authentique.

 

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Les sages-femmes d’Égypte / 20.  Le sens de la communauté et du pardon. L’intelligence et la prière des mains.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 21/12/2014

Logo Levatrici d EgittoIl est beau de voir une équipe de maçons, bloqués par une difficulté, réfléchir chacun pour sa part, suggérer divers moyens d’action, et appliquer unanimement la méthode conçue par l’un d’eux, qu’il soit ou non en position d’autorité sur les autres. Pure est l’image d’une collectivité dans de tels moments.

(Simone Weil, le travail et la grâce)

Il existe un rapport profond entre communauté et pardon. Il n’est pas de communauté sans pardon et le grand artisan et reconstructeur de communautés, c’est le pardon. Cum-munus (don réciproque) et par-don. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )

Le travail est déjà terre promise

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Les sages-femmes d’Égypte / 19 – Le vrai prophète est toujours au service d’une parole qui n’est pas de lui

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 14/12/2014

Logo Levatrici d Egitto"D’un commandement à l’autre, tous les préceptes de la Torah furent inscrits sur les tables jusque dans les moindres détails, et bien qu’elles fussent en granite on pouvait les rouler comme une feuille. Quand l’Éternel les saisit pour les remettre à Moïse, il couvrit de ses mains leur tiers supérieur, tandis que celui-ci en couvrit le tiers inférieur : du troisième tiers laissé libre jaillirent les étincelles divines qui illuminèrent le visage de Moïse"
(L. Ginsberg, Les légendes des hébreux).

Le pardon ne fait pas faire marche arrière au temps, ni n’efface les actes et les paroles. Mais par sa force il nous fait renaître, nous ressuscite à une vie nouvelle, relève et accueille le corps meurtri et en fait un corps nouveau, différent, dont les stigmates deviennent un visage rayonnant.

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La terre vit parce que chaque matin des personnes pardonnent, acceptent le pardon et sont ainsi capables de nouvelles alliances après les grandes trahisons, de nouvelles promesses inscrites sur de nouvelles tables après que notre méchanceté ait brisé les précédentes. C’est cette capacité de vraiment pardonner et recommencer qui fait l’homme immense, "à peine moindre qu’un Elohim" (Psaume 8). C’est quand ils pardonnent que les femmes et les hommes sont vraiment dignes de leur image divine. Le pardon est l’acte spirituel le plus proche de l’acte créateur divin, parce qu’il ‘recrée’ nos rapports à partir du rien dans lequel nous les avions précipités, et génère de nouvelles alliances.

"YHWH dit à Moïse : « taille deux tables de pierre semblables aux premières, monte vers moi sur la montagne, et j’écrirai sur les tables les paroles qui étaient sur les premières tables que tu as brisées »" (Exode 34,1). Les premières tables, préparées et gravées directement par YHWH sont anéanties, brisées et détruites pour toujours par le délit collectif du veau d’or. Ces nouvelles tables devront être ‘taillées’ par Moïse, de ses propres mains, par son travail.

Le verbe ‘tailler’ (psl) a la même racine que ‘image’ (pesel). Il y a donc un lien fort entre les tables taillées et l’interdiction absolue et unique de se faire des images de YWHW. La parole est la seule image possible de ce Dieu différent, une parole qui maintenant devient aussi parole écrite, écriture.

Pour comprendre ce qu’est l’Écriture et quelle est sa place dans tout l’humanisme biblique, nous devons prendre conscience que lorsque nous lisons la Bible, nous refaisons l’expérience de la voix qui devient écriture : nous retournons au camp et, encore secoués et blessés par la trahison du veau d’or, nous voyons, émerveillés et émus, Moïse descendre rayonnant avec en main la parole entendue sur le mont et écrite sur deux tables de pierre.

La bonne image de la parole écrite et gardée devrait faire exulter de joie et de reconnaissance tous les poètes, écrivains, compositeurs, journalistes…  L’Exode, avec le don de la voix qui se fait visible, oppose nettement le veau d’or (la fausse image) et la parole écrite, et nous enseigne que c’est par l’écoute de la parole dite et aussi par la lecture de la parole écrite qu’on guérit de la tendance idolâtre présente en chacun de nous. Il nous dit que toute lecture de la parole écrite est écoute, dialogue, exercice de l’oreille d’abord, puis des yeux. Nous pouvons nous sauver des fétiches en nous mettant à l’écoute, mais peut-être pouvons-nous aussi nous préserver des nombreux totems qui nous accaparent en nous remettant à lire et à écrire les paroles.

Ce chapitre de l’Exode nous fait alors comprendre pourquoi nous, hommes et femmes, sommes d’une certaine manière vraiment sauvés quand nous ‘écoutons’ les grands romans et ‘rencontrons’ la poésie. La parole de la voix, en décidant de s’écrire, a élevé le statut éthique et spirituel de toute parole écrite – comme la parole (verbe) a élevé, en se faisant homme, la valeur de tout homme et de tous les hommes. Et il a rendus plus responsables nos paroles dites et écrites, toutes les paroles.

En même temps, l’Exode nous dit que toute parole écrite est seconde, parce que la première parole écrite, directement gravée par YHWH, a été brisée par la rébellion du peuple. La première parole écrite n’est plus, et nos paroles écrites après le veau d’or dans le campement de l’histoire sont marquées de la profonde nostalgie d’une première parole à jamais perdue. De là vient peut-être la souffrance de l’accouchement de l’écriture et de la poésie vraies.  Mais l’Exode nous rappelle que même les secondes paroles sont vraies et dictées par YHWH, mais qu’il nous faut faire l’effort de tailler les tables de la parole d’abord dictée puis écrite.

Quiconque écrit ou poétise sait que toute vraie parole lui vient d’abord dictée : la découverte qu’on reçoit les paroles est la première expérience de chaque écrivain ou poète ; elle devrait chaque fois laisser sans voix. Il n’est pas rare que le travail de la ‘taille des tables’ nous fasse encore percevoir les odeurs et voir le feu de la théophanie du Sinaï.

Moïse prépara les nouvelles tables ("Il tailla donc deux tables de pierre, semblables aux premières" 34, 4), monta de nouveau sur le Sinaï, et demanda pardon à Dieu pour le peuple : "Si vraiment, Seigneur, j’ai trouvé grâce à tes yeux, que mon Seigneur veuille bien aller au milieu de nous, bien que ce soit un peuple à la nuque raide, pardonne nos fautes et nos péchés" (34, 9). Moïse use de la grâce que sa fidélité lui a acquise pour obtenir le pardon du peuple. Voilà le premier ‘métier’ de tout vrai responsable de communauté. Alors arrivent le pardon, la nouvelle alliance, le don des tables : « YHWH dit à Moïse : "mets par écrit ces paroles, car selon ces clauses j’ai conclu mon alliance avec toi et avec Israël" » (34, 27).

Moïse redescendit de la montagne avec les tables ‘dans ses mains’, mais "ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce qu’il avait parlé avec lui" (34, 29). Elle est mystérieuse et merveilleuse cette splendeur du visage du prophète. Moïse n’a pas conscience que son visage rayonne d’une lumière nouvelle et différente. C’est une expérience relationnelle : ce sont les autres qui nous révèlent que notre visage rayonne : "Aaron et tous les Israélites virent Moïse, et voyant que la peau de son visage rayonnait, ils avaient peur de l’approcher" (34, 30).

Moïse ne voyait pas la face de YHWH, il n’entendait qu’une voix ; pourtant son visage portait la trace de cette rencontre, de ce dialogue. Toute expérience spirituelle et mystique est incarnée. La clarté du visage et des yeux est le premier signe (sacrement) que nous n’avons pas rencontré une idole. Les idoles ne font pas que nous asservir : ils nous enlaidissent, et les autres le voient. Le dialogue avec la voix nous embellit, et cette autre beauté doit se voir. On ne voit pas la face de Dieu, mais sa lumière peut se voir sur nos visages.

Le prophète aussi a besoin de la communauté pour découvrir que son visage rayonne. La foi est toujours une expérience relationnelle. Moïse ne voit pas le visage de la voix qui change son visage : il le voit à travers les yeux du peuple. C’est le croisement des yeux qui fait voir Dieu. La solitude typique du prophète traverse tout l’Exode, mais il a besoin des autres pour voir les signes de sa propre vocation, qui ne s’épanouit pleinement que sous le regard confiant de ses compagnons de voyage. L’impossibilité de voir la splendeur de son propre visage est une souffrance typique de tout vrai prophète ; elle fait de lui un humble mendiant de réciprocité.

"Quand Moïse eut fini de leur parler, il mit un voile sur son visage. Quand il entrait devant Yahvé pour parler avec lui, il ôtait le voile jusqu’à sa sortie" (34, 33-34). Ce voile mystérieux dont Moïse se couvrait après avoir communiqué au peuple la parole entendue, nous suggère une autre dimension importante du prophète. Après le Sinaï, elles sont deux les paroles de Moïse : celles qu’il prononce sans le voile, pour transmettre au peuple la voix entendue dans la ‘tente du colloque’, et celles qu’il dit avec le voile, paroles de sa vie ordinaire une fois conclu l’entretien prophétique.

Savoir distinguer les diverses paroles des prophètes, et leur voile, est un processus fondamental dans toutes les communautés religieuses, en particulier dans les mouvements et communautés charismatiques nées d’un fondateur (tout charisme est prophétique). Les communautés nées autour d’un ‘prophète’ souffrent d’une grave pathologie, peut-être la plus grave, quand le prophète ou ses compagnons/compagnes pensent que les paroles dites sous la ‘tente du colloque’ sont de même nature que celles dites sous la ‘tente de la maison’. C’est ainsi que les prophètes deviennent de faux prophètes (ou révèlent leur vraie nature).

Le prophète parle différemment parce qu’il écoute d’abord une voix qui n’est pas la sienne. Un premier signe indiscutable de la fausseté du prophète est l’absence du ‘voile’, la confusion entre ses propres paroles et celles de la voix, la conviction que toute parole sortant de sa bouche est celle de la voix. Et le prophète se transforme, ou est transformé, en une idole : le vrai prophète sait que le salut, le plus difficile mais crucial, qu’il doit à son peuple est le salut du prophète lui-même, dont la voix ne doit pas prendre la place de la voix de YHWH, car telle est la grande tentation de tout prophète, le risque fatal de toute prophétie.

Toutes les paroles des prophètes ne sont pas paroles de YHWH. La Bible n’est pas la ‘transcription’ de toutes les paroles prononcées par les prophètes, mais seulement celles entendues et dites sur la montagne ou sous la ‘tente du colloque’. "Les Israélites voyaient le visage de Moïse rayonner. Puis Moïse remettait le voile sur son visage, jusqu’à ce qu’il entrât pour parler avec lui" (34, 35).

La terre est remplie de personnes qui, même en toute bonne foi, se construisent des itinéraires et des pratiques ‘spirituels’ de leur cru, qui conduisent à un dialogue avec un ‘tu’ qui n’a rien de YHWH ni d’Elohim. C’est par leur visage rayonnant et leur ‘voile’ que les prophètes nous garantissent qu’au terme de notre vie de recherche nous ne trouvons pas un fétiche, que la voix que nous écoutons n’est pas le simple écho de la notre. C’est la garantie de notre salut.

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Les sages-femmes d’Égypte / 19 – Le vrai prophète est toujours au service d’une parole qui n’est pas de lui

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 14/12/2014

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Le voile qui dévoile le faux

Les sages-femmes d’Égypte / 19 – Le vrai prophète est toujours au service d’une parole qui n’est pas de lui Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 14/12/2014 "D’un commandement à l’autre, tous les préceptes de la Torah furent inscrits sur les tables jusque dans les moindres détails, et bien qu...
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Les sages-femmes d’Égypte / 18 – Promesses et pactes font espérer ; "marcher à la suite" les réalise

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 07/12/2014

Logo Levatrici d EgittoLa ‘Gloire’ fait trop violence aux sens de l’homme. Iod (YHWH) laisse passer sur le visage de Moïse la brise, sans doute plus supportable, d’une autre de ses émanations : la bonté. Aussi immense soit-elle, pour l’homme elle n’est pas plus qu’une caresse. (Erri de Luca, Exode – Nomi).

Le véritable espoir d’un recommencement après les grandes crises puise à la source de nos paroles les plus vraies aux meilleurs moments de notre vie, dans nos gestes les plus grands et les plus généreux, en retournant aux promesses des pères et mères qui nous ont engendrés. [fulltext] =>

Mais sans les prophètes ce "retour" ne se réalise pas, ou son accomplissement coûte trop. Sur le Sinaï, Moïse réussit à obtenir la ‘conversion’ même de YHWH en lui rappelant ses plus grandes paroles et son antique promesse aux pères, jamais démentie : "Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même et à qui tu as dit : je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel" (Exode, 32, 13).

Si aujourd’hui nous pouvons encore travailler et vivre dans un certain bien-être, nous le devons pour une grande part aux promesses et pactes que nos pères et mères se sont faits les uns aux autres. Ces promesses et pactes ont engendré la République, les coopératives, les entreprises, les institutions, les cathédrales. Avant tout, leurs promesses nuptiales nous ont permis de grandir, soignés et aimés dans nos premières années de vie, décisives vraiment, et leur soin et leur amour nous ont fait devenir de bons travailleurs et de bons citoyens. La fidélité à leurs promesses leur a souvent beaucoup coûté, car ces fidèles ‘pour toujours’ étaient prononcés dans une culture où le plus important était le bonheur des enfants, pas le leur – vérité qui a fondé et alimenté pendant des siècles notre civilisation, que trois petites décennies d’hédonisme individualiste menacent de balayer.

"Moïse prenait la Tente et la plantait hors du camp. Il l’appela Tente du Rendez-vous… Et chaque fois que Moïse sortait vers la Tente, tout le peuple se levait, chacun se postait à l’entrée de sa tente, et suivait Moïse du regard jusqu’à ce qu’il entrât dans la Tente. Chaque fois que Moïse entrait dans la Tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l’entrée de la Tente et Il parlait avec Moïse" (Ex 33, 7-8). Le premier temple de YHWH sur terre a été une tente nomade. Moïse avait reçu des instructions très détaillées sur les modalités de construction de l’arche et du grand temple, mais la première maison de Dieu fut une humble et simple tente.

Et si telle fut sa première demeure, la dernière non plus ne sera pas un imposant temple doré, mais quelque chose d’humble et petit comme cette première tente. Les cathédrales et les grands temples dorés sont donc des choses secondaires, parce que la première et dernière parole du ‘colloque’ entre les hommes et Dieu ont été prononcées sous une petite tente nomade, loin du campement. Ainsi, l’Exode ne nous dit pas seulement que la condition humaine est en pèlerinage : elle nous dit aussi que la demeure de Dieu sur cette terre est elle aussi nomade, en pèlerinage.

Mais dans cette petite, mobile et humble tente s’est tenu le colloque le plus inimaginable aux yeux des hommes : "Yahvé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami" (33, 11). Cette idée de Dieu-ami nous rejoint comme un absolu inédit – la philosophie grecque (Aristote) n’admettait pas l’amitié (philia) entre l’homme et Dieu, justement pour souligner et respecter l’asymétrie de cette relation. Le Dieu de la Bible peut au contraire être appelé ‘ami’ par Moïse, par un homme, et c’est pourquoi il s’exposera toujours au risque du plus grand abus : l’idolâtrie. C’est pourquoi, tout en nous annonçant ce dialogue ‘face à face’, l’Exode doit aussitôt nier que Moïse puisse voir la face de Dieu, pas même dans l’intimité et le secret de la tente du colloque. La seule ‘face’ que Moïse verra dans sa vie sera une voix (n’oublions jamais que même dans le christianisme, pour qui Dieu assume un visage humain, il faudra, pour qu’il soit reconnu et non pris pour le jardinier, qu’une voix se fasse entendre et reconnaître : "Maria", Jn 20, 16).

Comment nous positionner face aux paroles que nous lisons ? Nous pouvons aborder ces textes avec le regard désenchanté d’aujourd’hui, en leur ôtant la colonne de nuée, le dialogue entre Moïse et son Dieu, tous les détails qui s’y rapportent. Mais nous pouvons aussi lire ces versets en nous mettant aujourd’hui à l’entrée d’une tente de ce campement et, à côté des femmes et des hommes du peuple, suivre des yeux la marche de Moïse vers le colloque. Donc voir vraiment la colonne de nuée se poser sur la tente, attendre debout ou prostrés que Moïse sorte rayonnant du colloque, croire avec le peuple que sous cette tente se déroule une vraie rencontre de réciprocité entre l’infini et le fini, un dialogue d’amour ("tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais par ton nom" : 33, 17). Et puis courir vers Moïse pour se faire raconter les paroles de la Voix, et écouter ces paroles de vie dites aujourd’hui pour nous, pour moi. Sans nos yeux juxtaposés à ceux de ces antiques hommes et femmes, nous ne voyons ni Moïse ni son Dieu, et ne comprenons pas la tragédie du veau d’or, que nous continuons d’appeler YHWH.

Au sommet de cet admirable dialogue, Moïse en vient à demander l’impossible : "Montre-moi ta gloire !". Moïse savait (l’auteur de l’Exode le savait certainement) que ce Dieu différent ne pouvait être vu des vivants. Tant que nous sommes dans l’histoire nous sommes tellement en Dieu que nous ne parvenons pas à voir son visage, comme l’enfant dans le sein de sa mère, qui peut ‘entendre’ des sons de sa voix, percevoir sa présence, mais qui doit naître pour voir son visage.

Mais Moïse pousse son ‘amitié’ avec Dieu aux limites du possible, et semble obtenir en retour, ici aussi, une réponse : "YHWH dit : Je ferai passer devant toi toute ma bonté" (33, 19). Moïse lui demande de voir sa ‘gloire’ et YHWH lui concède de seulement voir passer sa ‘bonté’ ; rien qu’un instant, et de dos : "Tu te tiendras sur le rocher…   je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Alors je retirerai ma main et tu me verras par derrière ; mais ma face ne saurait être vue" (33, 21-23).

Passage merveilleux, qui révèle tant de choses, toutes précieuses et que nous devrions nous communiquer davantage. La présence de Dieu dans le monde est dans sa bonté, dans les biens qu’il nous donne, dans le ‘lait’ et le ‘miel’ de sa et notre terre, dans toute sa création, son don. Alors, le seul véritable effort de qui cherche la ‘face’ et la présence de Dieu dans le monde consiste à le reconnaître dans ses biens, sans en faire des dieux. Les idolâtries nous menacent toujours parce que dans les biens du monde (personnes, choses) il y a assurément du divin – la méditation de la Bible est de grand secours pour qui veut éviter cette erreur fatale.

L’idolâtrie est aisée parce que les hautes pyramides nous plaisent davantage que les petites et fragiles tentes nomades, et que nous plaisent les dieux utilisables et appropriables. Ce Dieu différent au contraire se montre en passant rapidement, en nous couvrant les yeux de sa main, en traversant vite notre tente. Toutes les ‘tentes de la rencontre’ disséminées sur la terre nous manifestent une vraie présence de Dieu, et non d’idole, si elles savent sauvegarder une absence dans la souffrance et le désir de l’attente, sans vouloir la combler de la présence facile des idoles. L’accès au bon mystère de la vie est un vide de visages dans une abondance de paroles.

Mais une ultime perle se cache dans le terrain de ce grand chapitre de l’Exode. Quand Moïse, le plus grand prophète, l’ami de Dieu, celui qui peut lui parler en ‘tête à tête’, reçoit le don extraordinaire de le voir un instant, il ne le voit que de dos, pas de face. Il est donc possible que Dieu passe parmi nous sans qu’on s’en rende compte, simplement parce que nous le voyons par derrière.  Et il est aussi possible que la nuit de notre culture, et les nombreuses nuits de notre âme, ne soient qu’obscurité causée par une bonne main. Mais quand cette main se retirera, si nous ne croyons pas à la parole des prophètes, nous ne verrons que l’arrière de quelque chose qui fuit. Les prophètes et les charismes nous sont donnés pour nous dire que l’obscurité faite à nos yeux peut être amour, que ce dos fuyant cache le visage de la vie.

Beaucoup sur terre, surtout en ce temps pauvre de regards profonds, cherchent honnêtement le bien, le beau et le vrai, et ne croient pas en Dieu parce que, n’en voyant que le dos, elles ne peuvent reconnaître sa face. Cela peut faire naître une authentique solidarité et amitié entre ceux qui cherchent le bien, le beau et le vrai, en croyant et espérant que c’est YHWH qu’ils voient de dos, et ceux qui suivent la même réalité sans le reconnaître. Nous suivons tous la même ‘personne’, en ne voyant tous que le même dos, qui tôt ou tard, si l’on marche vraiment à sa suite, devient amour pour l’humilié, courbé et blessé par la vie, par ceux qui ne cherchent pas ce bien, ce beau, ce vrai. Ce n’est pas impossible, c’est même très probable.

Mais la possibilité de marcher côte à côte dépend de la rencontre entre deux attitudes éthiques et spirituelles. Qui voit seulement le ‘dos’ ne doit pas nier que la ‘face’ puisse exister, et qui croit et espère que ce ‘dos’ cache un visage doit admettre qu’on puisse être juste et vrai même sans ressentir le besoin d’aller au-delà de ce ‘dos’, parce qu’il nous suffit de marcher vers une promesse.

C’est cette marche ensemble à sa suite, mutuellement respectueuse et ouverte au mystère, qui rend frères tous les justes dans le campement itinérant de la vie.

 

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Les sages-femmes d’Égypte / 18 – Promesses et pactes font espérer ; "marcher à la suite" les réalise

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 07/12/2014

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Le dos et la face de Dieu

Les sages-femmes d’Égypte / 18 – Promesses et pactes font espérer ; "marcher à la suite" les réalise Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 07/12/2014 La ‘Gloire’ fait trop violence aux sens de l’homme. Iod (YHWH) laisse passer sur le visage de Moïse la brise, sans doute plus supportable, d’un...
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Les sages-femmes d’Égypte / 17 – Les prophètes calment même Dieu. Et ne cachent pas les erreurs

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 30/11/2014

Logo Levatrici d Egitto"Avec l’hébraïsme je partage le voyage, pas l’arrivée. Ma résidence n’est pas en terre promise, mais  en marge du campement… Si je devais choisir un lieu et une modalité de naissance, je confirmerais : au Sinaï, en étranger".  (Erri de Luca, E disse)

Sans prophètes, charismes et artistes, nous serions voués à l’adoration perpétuelle de veaux d’or. Nous réduirions les religions à des idolâtries, les communautés religieuses à la consommation du spirituel, l’œuvre d’art à de la simple marchandise. Ces témoins de la ‘gratuité par vocation’ rappellent par leur seule existence que la vie, par nature, est un don : ils nous forcent à élever le regard au-delà d’eux-mêmes pour trouver la source des dons qui les habitent.

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Le prophète sait qu’il parle au nom d’un Autre, et nous dit qu’il n’est pas celui qui nous libère du pharaon d’Égypte. L’artiste sait qu’il n’est pas le patron de ce qu’il a de meilleur en lui, et que le don qui l’habite ne lui appartient pas (quand il s’en approprie, le don et l’artiste meurent). Quand manquent prophètes, charismes et artistes, le monde se peuple immanquablement d’idoles. Les leaders, entrepreneurs, politiciens, prêtres, deviennent des ‘dieux’ pour leurs adeptes, salariés, électeurs, fidèles. En l’absence d’un ciel plus haut, le plafond de leurs maisons devient le dernier horizon de l’existence de tous. Pour éviter que YHWH ne soit réduit à un veau, les prêtres (Aaron) ne suffisent pas, la sagesse des pères (des anciens) non plus. Sans les prophètes, ils finissent eux aussi par construire avec le peuple le dieu d’or, par l’adorer, par danser et faire la fête en son honneur.

Tandis que le peuple est immergé dans les festivités pour son nouveau YHWH, finalement réduit à un dieu simple et banal, Moïse est sur la montagne en dialogue avec son Dieu différent : "Va, descends, car ton peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte s’est perverti" (Ex 32, 7). YHWH lui annonce sa décision de punir le peuple : "Maintenant laisse-moi, ma colère va s’enflammer contre eux et je les exterminerai". Et il renouvelle sa promesse à Moïse seul : "Mais de toi, je ferai une grande nation" (32, 10). C’est au sein de cette grande crise de l’histoire d’Israël que commence un des passages les plus beaux de la Bible, qui nous fait comprendre plus encore ce qu’est une authentique vocation prophétique, et nous ouvre une autre brèche sur le ‘visage’ du Dieu de la Bible.

Moïse cependant ‘ne laisse pas YHWH tranquille’, n’accepte pas sa décision. Être lui-même sauvé ne lui suffit pas : il veut être solidaire de son peuple traître : "Moïse s’efforça d’apaiser Yahvé son Dieu et dit : « pourquoi, Yahvé, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple que tu as fait sortir d’Égypte ?... Reviens de ta colère ardente et renonce au mal que tu voulais faire à ton peuple. Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Israël »" (32, 11-13). Face à la plus haute trahison, c’est la parole d’un homme, celle de Moïse, qui incite YHWH au regret et lui rappelle ses actions et sa promesse. Et l’impensable survint, chose impossible au dieu de la philosophie mais pas au Dieu de la Bible : "YHWH renonça à faire le mal dont il avait menacé son peuple" (32, 14).

Son propre salut n’intéresse pas le prophète, parce que le sens même de son existence est le salut d’un peuple. Moïse n’est pas parti du buisson de l’Horeb vers l’Égypte pour chercher son bonheur personnel. Les prophètes sont ainsi : ils ne se sauvent qu’en sauvant les autres ; leur propre réalisation ne les intéresse pas. Et cela par vocation et par nature, non par altruisme ni par philanthropie. Le sens de leur vie est un autre. La recherche du bonheur individuel, placé au centre de l’humanisme moderne, n’est pas ce qui motive les prophètes. Ils sont là parce qu’ils doivent et veulent accomplir une mission.

Nous retrouvons cette caractéristique de la vocation prophétique dans les charismes aussi, et d’une certaine manière chez les artistes. Qui a reçu le don d’un charisme - civil, spirituel, politique… - sait qu’il doit faire fructifier un talent en attente du ‘retour’ de l’auteur des dons, qui demandera seulement si les talents sont multipliés. Il n’a pas reçu un don pour le ‘consommer’ mais pour le multiplier et en ‘produire’ d’autres pour autrui. L’artiste aussi vit quelque chose de semblable. Il a reçu une vocation qui est toute gratuité, un don qu’il accueille en lui et qu’il doit entretenir et servir.

Le prophète ne se sauve pas sans son peuple, le charismatique s’égare sans sa communauté et sans les pauvres, de même l’artiste sans son art et ses œuvres. Sans prophètes, charismes et artistes qui en révèlent la nature, la gratuité échouerait à devenir expérience sociale, politique, économique. Mais il y a dans leur vie ce moment crucial qu’est l’épreuve du ‘veau d’or’, la perversion du sens ultime et unique de leur vocation. Le monde va de l’avant et survit parce que des prophètes, des charismes et des artistes restent solidaires du peuple corrompu, des communautés égarées, du propre talent même éteint et silencieux.

L’Exode nous montre que la présence et l’action des prophètes peuvent même mener Dieu au repentir, désamorcer les effets de nos paroles et de nos gestes pervers. Il nous dit même une autre chose : que les prophètes ne peuvent empêcher nos paroles et nos gestes d’exister réellement et de produire des conséquences. Le jour où le peuple aux pieds du Sinaï décida de nier et de rompre l’alliance en réduisant YHWH à un produit en métal fondu, ce veau, ces danses et ces vaines festivités sont apparus sur la scène du monde. Personne ne peut nier leur existence, personne ne peut effacer les conséquences des actes accomplis, des paroles dites aux jours du veau d’or. Pas même YHWH. En niant leur existence nous rabaisserions notre dignité et notre liberté, au point de nier notre vocation. L’image de soi qu’Elohim a imprimé dans l’Adam s’exprime aussi dans sa faculté de trahir et d’en subir les conséquences, dans son devoir de répondre de ses gestes et de ses paroles. D’être responsable.

La parole est efficace – c’est là un grand principe de la Bible – même quand elle est fausse, idolâtre, déloyale. Parmi toutes les paroles, celles qu’on prononce ensemble ont un statut particulier et fort. Les alliances et les pactes sont, par nature, des actes sociaux efficaces, des événements qui changent radicalement notre vie. Le mariage, la fondation d’une communauté, laissent des traces dans nos chairs individuelles et collectives, les marquent et les transforment. Les pactes peuvent être résiliés et les alliances rompues, mais les signes qu’elles nous laissent subsistent toujours.  Et si les paroles et les gestes des pactes nous changent indépendamment de notre fidélité, de même les trahisons et les ruptures de pactes produisent leurs effets en nous et autour de nous ; ils ont une vie propre.

Les grands pardons peuvent guérir même les blessures relationnelles les plus profondes, mais les effets de la trahison restent vifs : l’histoire est vraie, elle ne trompe pas. Il y a un prix à payer pour que la rencontre de deux ‘oui’ qu’on prononce crée une nouvelle réalité, pour que les paroles dites sur le pain et le vin les transforment en nourriture et boisson de vie éternelle : c’est la vérité des conséquences de nos ‘non’. Un prix toutefois juste et bon, parce que la seule alternative possible au monde des paroles efficaces et de notre responsabilité est le règne du veau d’or et de toutes les idoles, un monde où tous les ‘oui’ et tous les ‘non’ ne sont que du vent, où toutes les paroles sont fausses. Notre époque idolâtre a fortement tendance à vider les paroles de leur vérité. Les vertus nous manquent pour assumer toutes les conséquences de nos paroles ; et au lieu de nous convertir et d’assumer nos responsabilités, nous préférons nous contenter de bavardages, de courants d’air que nous pouvons renier, retirer, effacer, parce qu’ils ont perdu, comme nous, tout contact avec la réalité.

Seule cette culture de la parole efficace peut nous faire comprendre la scène qui s’accomplit en bas du mont, quand Moïse descend du Sinaï et voit tout ce qui se passe autour du veau : "Et voici qu’en approchant du camp il vit le veau et des chœurs de danse. Moïse s’enflamma de colère ; il jeta de sa main les tables et les brisa au pied de la montagne. Il prit le veau qu’ils avaient fabriqué, le brûla au feu, le moulut en poudre fine, et en saupoudra la surface de l’eau qu’il fit boire aux Israélites" (32, 19-20). Et ainsi "Les fils de Lévi firent ce que Moïse avait dit, et du peuple, il tomba ce jour-là environ trois mille hommes" (32, 28).

Moïse avait obtenu de YHWH qu’il se repentît, mais pour espérer une ‘nouvelle alliance’, il lui fallait corriger et éliminer les effets de la trahison du peuple. Pour recommencer, il fallait plus que le pardon et le repentir de YHWH. Moïse devait poser d’autres gestes, prononcer d’autres paroles, sinon il aurait nié la différence entre le dieu de métal et son Dieu, qui n’est pas une idole parce qu’il prend au sérieux nos paroles et nos gestes, et les remplit de réalité et de vérité. Les idoles ne nous punissent pas, ne se repentent pas, ne s’allient pas avec nous ; elles ne sont que pantins.

L’inévitable efficacité des conséquences de nos actions nous montre que notre histoire et celle des autres ne sont pas factices, et que le monde est vrai. Les prophètes, qui savent calmer Dieu, guérissent les alliances que nous avons rompues, et nous donnent la possibilité de recommencer même après qu’on ait fabriqué des veaux d’or. Cela aussi rend beaux la vie et le monde et les fait aimer.

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Les sages-femmes d’Égypte / 17 – Les prophètes calment même Dieu. Et ne cachent pas les erreurs

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 30/11/2014

Logo Levatrici d Egitto"Avec l’hébraïsme je partage le voyage, pas l’arrivée. Ma résidence n’est pas en terre promise, mais  en marge du campement… Si je devais choisir un lieu et une modalité de naissance, je confirmerais : au Sinaï, en étranger".  (Erri de Luca, E disse)

Sans prophètes, charismes et artistes, nous serions voués à l’adoration perpétuelle de veaux d’or. Nous réduirions les religions à des idolâtries, les communautés religieuses à la consommation du spirituel, l’œuvre d’art à de la simple marchandise. Ces témoins de la ‘gratuité par vocation’ rappellent par leur seule existence que la vie, par nature, est un don : ils nous forcent à élever le regard au-delà d’eux-mêmes pour trouver la source des dons qui les habitent.

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Le poids des paroles dites ensemble

Les sages-femmes d’Égypte / 17 – Les prophètes calment même Dieu. Et ne cachent pas les erreurs Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 30/11/2014 "Avec l’hébraïsme je partage le voyage, pas l’arrivée. Ma résidence n’est pas en terre promise, mais  en marge du campement… Si je devais chois...
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Les sages-femmes d’Égypte / 16 – La banalité des idoles triomphe en l’absence des prophètes

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 23/11/2014

Logo Levatrici d EgittoJéroboam fit deux veaux d’or et dit au peuple : "Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem ! Israël, voici ton Dieu qui t’a fait monter du pays d’Égypte". Il dressa l’un à Bethel et l’autre à Dan. Ce fait conduisit au péché ; le peuple en effet alla jusqu’à Dan en procession devant le veau d’or.

Premier livres des Rois, 12

La foi biblique n’est pas nécessaire seulement aux hommes : elle permet aussi que YHWH ne soit pas transformé en idole, ne devienne pas un quelconque Elohim sans nom.

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C’est une révolution anthropologique, culturelle et sociale de portée historique qui s’est opérée sur le Sinaï. L’humanité a atteint là un nouveau stade dans son processus d’humanisation, grâce à une expérience religieuse radicalement différente de celle que faisaient d’autres peuples avec leurs simples dieux et leurs muettes idoles de bois.
Mais sur les pentes de cette montagne, le peuple sorti d’Égypte et en chemin vers la terre promise a connu sa plus grande crise, qui contient un extraordinaire enseignement sur la plus grave maladie de toute expérience religieuse ou idéale : sa réduction à l’idolâtrie. La transformation de YHWH en veau d’or est un fort message à toutes les personnes, communautés et institutions qui sont nées d’un charisme, ont été touchées et habitées par une voix qui les a appelées à une tâche, qui leur a fait une promesse différente et plus grande. La tentation est toujours forte pour elles de redimensionner et de normaliser l’appel et la promesse, de réduire le mystère à une évidence banale ; tentation à l’œuvre pendant toute leur vie, et particulièrement tenace dans sa dernière étape.

Le Dieu qui s’est révélé à Moïse ne se voyait pas, ne se touchait pas, n’assouvissait pas les sens. Même Moïse ne le voyait pas (il ne le verra qu’un instant, de dos), il entendait seulement sa parole. YHWH était et continue d’être une voix. Tous les autres peuples avaient des dieux en forme d’images claires, naturelles, immédiates ; tous, sauf le peuple d’Israël, qui avait reçu le don de l’Alliance d’un Dieu totalement différent et nouveau. Pour le "voir" et "l’entendre" il fallait une double foi : en Moïse et dans la voix qui lui parlait.

Le plus difficile dans la lutte religieuse d’Israël n’a pas été sa lutte pour ne pas abandonner YHWH au profit d’autres dieux (Baal ou Astarté). YHWH était dans les racines du peuple, en préservait l’identité, et le peuple, même après ses trahisons, réussissait à revenir à son seul et unique Dieu. Non, sa grande tentation a été une autre : perdre la nouveauté de sa foi, réduire ce Dieu différent et nouveau en un dieu plus facile, plus compréhensible, plus gérable par le bon sens et plus facile à raconter aux autres comme à soi-même.

Tel est le grand et principal message, sans doute, de l’épisode du "veau d’or", un des récits les plus extraordinaires et centraux de toute la Bible. Ce veau que construisirent Aaron et le peuple sur les pentes du Sinaï n’est pas un autre dieu, ni une idole : le nom du veau façonné est YHWH : "alors ils dirent : « voici ton Dieu, Israël, celui qui t’a fait monter du pays d’Égypte ». Voyant cela Aaron bâtit un autel devant la statue et fit cette proclamation : « demain, fête pour YHWH »" (Ex 32, 4-5).

Après le don du décalogue, du code de l’Alliance, du septième jour, Moïse descend de la montagne pour recevoir le "oui" solennel du peuple à l’alliance : "Toutes les paroles que Dieu a prononcées, nous les mettrons en pratique" (24, 3). Et de "bon matin" (24, 4) il remonta sur le mont à l’appel de la même voix, comme le fit Abraham quand avec Isaac il monta sur le mont Moriya, ou quand il se leva "de bon matin" pour préparer Ismaël avant de l’abandonner, avec sa mère Agar, dans le désert de Sur.

"Moïse entra dans la nuée et monta sur la montagne. Et Moïse demeura sur la montagne quarante jours et quarante nuits" (24, 18). Moïse resta longtemps sur le Sinaï, reçut de YHWH des instructions très détaillées sur la construction de l’arche, du temple, du candélabre, et sur les habits des prêtres (chap. 25-31), indications qui s’achèvent avec le don des tables de pierre (31, 18). Le veau fut dressé pendant l’absence de Moïse, qui "tardait à redescendre".

Nous, lecteurs de la Bible, savons que Moïse est resté sur la montagne pendant quarante jours puis qu’il en est descendu. Mais le peuple ne savait ni si ni quand il serait revenu. Et si nous voulons vraiment faire l’expérience du peuple, éprouver la fascination coupable mais forte du dieu simple et visible, pour ensuite revenir, mortifié, ‘à la maison’, il nous faut lire ces pages comme si c’était la première fois, ignorant si le Dieu d’Israël resterait pour toujours figé en veau d’or, ignorant si et quand Moïse reviendrait.

Ainsi donc, tandis que sur le mont se tient un dialogue sur la construction de l’arche et du sanctuaire, en bas le peuple fait exactement le contraire de ce qu’il avait solennellement promis à Moïse-YHWH quelques jours plus tôt ("Toutes les paroles que Dieu a prononcées, nous les mettrons en pratique"). Son prophète étant absent et son retour incertain, le peuple qui avait vu les signes et la nuée sur la montagne, et Aaron et les soixante-dix anciens qui avaient même "vu" Dieu, firent une image de leur Dieu : "Quand le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne, il s’assembla autour d’Aaron et lui dit : « Allons, fais-nous un Dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé »… Tous s’ôtèrent les anneaux d’or de leurs oreilles et les portèrent à Aaron. Il reçut l’or de leurs mains, le fit fondre dans un moule et en fit une statue de veau" (32, 1-4).

Voilà le libérateur, le Dieu de la voix, le Dieu différent, transformé en un stupide veau avec l’or qui devait servir à construire l’Arche (25, 3). Très grave est l’adoration du veau-idole, plus grave encore celle du veau-YHWH.

Il a toujours été difficile au peuple d’Israël de sauvegarder la différence de sa religion et de sa foi. Son Dieu est le Dieu de la vie, mais il ne peut-être représenté par les symboles de vie et de fertilité (taureaux, femmes) ;  il est le Dieu de la voix, mais seul Moïse peut l’écouter ;  il est le Dieu qui a révélé son nom, mais c’est un nom imprononçable. Trop différent, trop nouveau.

Pour les personnes ou communautés qui ont reçu une vocation –artistique, civile, scientifique, religieuse – le plus difficile n’est pas de résister à la tentation d’imiter les vocations d’autrui (tentation réelle, mais de moindre danger en cas de vraie vocation), mais de réduire ou rejeter la portée spécifique de la vocation et du charisme reçus. Pendant les crises en effet – et quand sont absents les prophètes – il est très tentant de simplifier et normaliser notre tâche, notre vocation. On risque de perdre la foi dans le don reçu, la confiance en ce don venant d’un nom, d’une voix. Cette foi est aussi une expérience anthropologique : continuer de croire à ce qu’on a de meilleur en nous, sans le réduire aux goûts des ‘consommateurs’ et ‘clients’, tout en le maintenant dans l’horizon de nos limites. C’est pourquoi, sans une foi, aucune culture ne fleurit.

Qui a reçu une authentique vocation sait et sent bien que cette vocation-charisme est inscrite dans son être même. Il ne peut en sortir parce qu’elle fait son identité. La tentation véritable, et plus subtile, est de la réduire à autre chose, d’en garder le "nom" en en changeant le contenu. Ce n’est pas seulement en s’en allant qu’on sort d’une alliance, d’un appel, d’un charisme : celui qui sort sans retour est celui qui, sous l’antique nom qu’il conserve, vit désormais quelque chose de différent. De ces sorties qui n’en sont pas, on ne revient plus "à la maison".

Tant que YHWH reste YHWH et le veau une idole, il est possible de se convertir même après de longs éloignements. C’est quand je réduis YHWH à un veau que se perd à jamais la possibilité de la conversion, de la reconversion. On peut espérer rentrer à la maison tant qu’on ne confond pas les glands des cochons avec ce que nous offre la table paternelle. On peut toujours revenir à la maison après avoir suivi les séductions des idoles, parce que le chemin du retour est clairement inscrit dans notre nostalgie de vérité. C’est de la vocation-charisme réduite à notre image et ressemblance que le retour est impossible, car il n’y a plus de lieu où rentrer. On peut revenir à l’amour de la vérité tant qu’on la distingue du mensonge, des autres comme du notre. Sauvegarder une vocation c’est éviter d’appliquer son premier nom aux articles faciles et inoffensifs qu’on s’est entretemps fabriqués, même s’ils sont devenus les seuls compagnons d’une vie vouée à la solitude.

C’est presque toujours en l’absence des prophètes qu’apparaissent les veaux d’or : voilà un autre fort message de ce grand chapitre de l’Exode. Que notre idée de Dieu soit juste et vraie dépend beaucoup du visage rayonnant des prophètes qui éclairent nos journées et nos âmes. Tant qu’ils/elles sont parmi nous, nous pouvons entrevoir le vrai visage d’Elohim et le notre, à percevoir le son de sa voix bonne et vraie au dehors et au-dedans de nous, à reconnaître partout des signes de vie et de fécondité. Mais quand ils/elles manquent, les veaux d’or viennent combler un vide devenu trop grand. Peut-être aurions-nous aujourd’hui moins d’idoles et de servitudes si les "prophètes" avaient davantage été présents dans la politique, l’économie, les lieux de vie ordinaires.

La Bible nous a sauvés de l’inévitable idolâtrie en sauvegardant une idée de Dieu non réduite à la mesure de nos fabrications. Mais sans la présence et le visage des prophètes nous finissons par transformer la foi en idolâtrie, la vocation en simples métiers, et par perdre le chemin de la maison.

Revenez, prophètes, descendez de la montagne. Ne vous arrêtez pas dans les temples et les sanctuaires ; descendez dans nos places publiques, nos écoles, venez dans nos entreprises meurtries. Revenez nous parler de votre Elohim différent, nous libérer de nos cultes trop banaux pour être bons, vrais et libérateurs.

 

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Les sages-femmes d’Égypte / 16 – La banalité des idoles triomphe en l’absence des prophètes

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 23/11/2014

Logo Levatrici d EgittoJéroboam fit deux veaux d’or et dit au peuple : "Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem ! Israël, voici ton Dieu qui t’a fait monter du pays d’Égypte". Il dressa l’un à Bethel et l’autre à Dan. Ce fait conduisit au péché ; le peuple en effet alla jusqu’à Dan en procession devant le veau d’or.

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La foi biblique n’est pas nécessaire seulement aux hommes : elle permet aussi que YHWH ne soit pas transformé en idole, ne devienne pas un quelconque Elohim sans nom.

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L’envie de capturer Dieu

Les sages-femmes d’Égypte / 16 – La banalité des idoles triomphe en l’absence des prophètes Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 23/11/2014 Jéroboam fit deux veaux d’or et dit au peuple : "Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem ! Israël, voici ton Dieu qui t’a fait monter du ...
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Les sages-femmes d’Égypte / 15 – La terre et le temps sont don. Ne nous les faisons pas voler.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 16/11/2014

Logo Levatrici d EgittoÀ Montgomery, Alabama, dans une petite église baptiste, j’écoutai le sermon le plus extraordinaire que j’aie jamais entendu : le sujet était le livre de l’Exode et la lutte politique des blacks du sud. De son pupitre le prédicateur mima la sortie d’Égypte et en exposa les analogies actuelles ; il courba l’échine sous le fouet, défia le pharaon, hésita craintif devant la mer, accepta l’alliance et la loi aux pieds de la montagne.

M. Walzer  Exode et révolution

Les humanismes qui se sont révélés porteurs d’avenir ont émergé parce qu’ils n’ont pas été prédateurs du temps et de la terre. Le temps et la terre, nous ne les produisons pas ; nous ne pouvons que les recevoir, les préserver, en prendre soin, les gérer en tant que don et promesse. Et quand nous y manquons, ne les utilisant qu’à but lucratif, l’horizon de tous s’assombrit et s’écourte.

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Cette radicale gratuité du temps et de la terre, l’humanisme biblique l’avait traduit par la grande loi du sabbat et du jubilé, et par la pratique de la jachère : "Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu en engrangeras le produit. Mais la septième année tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé….  Pendant six jours tu feras tes travaux, et le septième jour tu chômeras, afin que se reposent ton bœuf et ton âne, et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger" (23, 10-12).

Nous ne sommes pas les patrons du monde. Nous l’habitons, il nous aime, nous nourrit, nous fait vivre, mais nous y sommes en hôtes et pèlerins, habitants et maîtres d’une terre à la fois nôtre et étrangère, où nous nous trouvons chez nous et de passage. La terre est toujours terre promise, destination  jamais atteinte ; de même la terre sur laquelle nous avons construit notre maison, celle de notre quartier, celle où pousse le froment de notre champ.

À la racine de la culture biblique de la jachère il n’y a pas qu’une technique sage et durable de culture de la terre. Dans l’Exode la jachère est associée au sabbat et au jubilé, expression d’une loi plus profonde et générale concernant la nature, le temps, les animaux, les relations sociales : elle est prophétie radicale de fraternité humaine et cosmique. Tu peux profiter de la terre pendant six jours, pas le septième ; tu peux te faire servir par le labeur d’autrui pendant six jours, pas le septième. Tu peux et dois travailler, mais pas tout le temps, parce que c’était sans cesse que nous travaillions en Égypte. L’animal domestique travaille six jours pour toi, mais le septième n’est pas pour toi. L’étranger n’est pas étranger tous les jours : le septième jour il est de la maison avec et comme tous ceux de la famille. Il y a une partie de ta terre et de tes affaires qui ne t’appartient pas, et que tu dois laisser à l’animal sauvage, à l’étranger, au pauvre. Ce que tu as n’est pas entièrement et seulement pour toi. Cela appartient aussi à ton semblable,  qui n’est jamais ‘autre’ au point de sortir de l’horizon du "nous". Tous les vrais biens sont des biens communs.

Mais si le stigmate de la gratuité marque de son empreinte les choses et les relations humaines, alors toute propriété est imparfaite, toute possession vient en second, aucun étranger n’est vraiment et seulement étranger, aucun pauvre n’est pauvre pour toujours. Le christianisme a, prophétiquement, mis en crise la ‘lettre’ de la loi du sabbat, mais pas pour ramener le septième jour au rang des six autres. Dans le ‘royaume des cieux’, où les pauvres sont appelés heureux et les serviteurs amis, les six premiers jours sont appelés à se convertir à la prophétie de gratuité et de fraternité universelle contenue dans le dernier.

La loi du septième jour nous dit alors que les animaux, la terre, la nature, ne valent pas seulement du fait de leur rapport aux hommes. La terre et le lac sont à respecter, à laisser reposer indemnes de notre emprise instinctive, non seulement parce que leurs fruits seront alors plus sains et meilleurs, mais surtout en raison de leur valeur intrinsèque et de leur dignité, qu’il nous faudrait reconnaître et ne pas outrager, indépendamment de toute mise en culture ou de l’existence de poissons à pêcher. En effet les champs, les lacs, les bois sont création et don, comme nous le sommes nous les hommes, les animaux, le monde.  La fraternité de la terre est la loi qui inspire la jachère, le sabbat, le jubilé.

La différence radicale du septième jour nous rappelle aussi que les lois des six jours, celles des asymétries et des inégalités, ne sont pas seules au monde, ni les plus vraies. Le septième jour est le jugement sur la justice et sur l’humanité des six autres. Le degré de véritable humanité et civilité de toute société concrète se mesure à l’écart entre le sixième et le septième jour. C’est donc du point de vue du septième jour qu’il nous faut regarder et juger les six autres, leur qualité éthique, spirituelle, humaine. Quand manque le septième jour, le travail devient esclavage pour le travailleur, servitude et asphyxie pour la terre et les animaux ; l’étranger jamais ne devient frère, le pauvre reste un exclu sans espoir de salut pour lui-même et la cité.

Les empires ont toujours tenté d’éliminer l’idée même du septième jour et l’utopie concrète qu’il recèle, pensant ainsi éliminer le jugement des injustices qu’ils commettent dans le sixième – il convient de noter qu’au temps où les prêtres hébreux écrivaient le livre de l’Exode, ou au moins certains passages, ils étaient esclaves en Babylonie, sans sabbat.  Aussi l’aimaient-ils et le désiraient-ils comme une grande espérance et promesse de libération de toutes les idoles et de tous les empires, et comme juge de leur temps : la prophétie d’un "jour" différent renaît toujours dans les souffrances et dans les esclavages, et peut renaître encore.

Tant que nous sauvons la prophétie du septième jour, nous gardons en vie l’espérance des humbles et des opprimés, et de tous ceux qui ne se satisfont pas des esclavages et des humiliations des six jours de l’histoire ; et nous affirmons notre volonté que ces injustices cessent un jour.

La loi du septième jour interpelle toutes les dimensions de la vie. Elle nous invite personnellement à éviter de nous épuiser et de nous contrôler complètement, à laisser en notre âme un espace inoccupé par nos projets, pour qu’y germent des semences qu’à notre insu nous portons en nous. Sans cette dimension de gratuité et de respect du mystère que nous sommes, il manque à la vie cet espace de gratuité et de générosité, cet humus spirituel qui fait mûrir le ‘déjà’ dans le ‘non encore’. C’est le lieu intime et précieux de l’enfantement le plus fécond. C’est là, dans la terre non exploitée pour nos profits, que nous arrivent les grandes surprises de la vie, les changements décisifs, et que naît la vraie créativité. C’est de ce bout de jardin inculte, non utilisé, que nous pouvons voir le plus bel horizon entre ciel et terre, et que nos yeux en mal d’infini enfin se reposent.

Mais la logique de la jachère (sans doute du latin ‘jacere’ (gésir), pour laisser reposer) est riche d’enseignement aussi pour les communautés et les institutions. Une communauté sans jachère n’a pas de temps pour la fête, n’est pas accueillante, s’approprie les personnes et les biens, ignore la fraternité, et l’on n’y ressent pas le ‘souffle’ de l’esprit. Où, au contraire, la jachère existe, ses indicateurs sont forts et clairs : la hiérarchie et le pouvoir ne durent que six jours, la gratuité de la fête et l’efficience du travail ont même dignité ; les enfants et les pauvres se sentent toujours chez eux : il y a pour eux dans la maison des places laissées libres.

La culture de la jachère n’est pas la culture du capitalisme que nous connaissons, lequel, idolâtre de nature, vit d’un culte pérenne et total, et a besoin de consommateurs-travailleurs sept jours sur sept : "Vous prendrez garde à tout ce que je vous ai dit et vous ne ferez pas mention du nom d’autres dieux" (23, 13). En disparaissant de notre code symbolique collectif, la mort du septième jour appauvrit beaucoup notre génération, plus que toute autre chose. Et cela, parce que la valeur du septième jour n’est pas seulement le septième du total : il est levain et sel de tous les autres, qui sans lui restent à jamais azyme. C’est le non-joug du septième jour qui rend supportables, et même légers et suaves, les jougs des autres jours.

Nous nous sommes laissé voler le septième jour, nous l’avons mixé dans la culture du week-end (où les pauvres sont encore plus pauvres, les animaux plus soumis, les étrangers plus étrangers). Et la nuit du septième jour assombrit inexorablement les six autres. La terre ne respire plus, et son air nous manque. Nous avons le devoir de lui redonner sa respiration, d’à nouveau respirer nous aussi, et nos enfants qui ont droit à un monde avec, en plus, un jour différent, droit à l’expérience du don que sont le temps et la terre.

Mais l’espoir est encore possible. La prophétie du septième jour n’est pas morte : la Bible l’a conservée pour nous. Elle a aussi maintenu son jugement sur nos six jours devenus sept, tous identiques, et elle maintient sa promesse, toujours pour nous. La parole est vivante, engendre et toujours nous redonne vie. Elle nous redonne le temps et la terre, élargit nos horizons, nous fait entendre et voir des cieux plus limpides : "Moïse monta, ainsi qu’Aaron, Nadab, Abihu et soixante-dix des anciens d’Israël. Ils virent le Dieu d’Israël. Sous ses pieds il y avait comme un pavement de saphir, aussi pur que le ciel même" (24, 9-10).

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Les sages-femmes d’Égypte / 15 – La terre et le temps sont don. Ne nous les faisons pas voler.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 16/11/2014

Logo Levatrici d EgittoÀ Montgomery, Alabama, dans une petite église baptiste, j’écoutai le sermon le plus extraordinaire que j’aie jamais entendu : le sujet était le livre de l’Exode et la lutte politique des blacks du sud. De son pupitre le prédicateur mima la sortie d’Égypte et en exposa les analogies actuelles ; il courba l’échine sous le fouet, défia le pharaon, hésita craintif devant la mer, accepta l’alliance et la loi aux pieds de la montagne.

M. Walzer  Exode et révolution

Les humanismes qui se sont révélés porteurs d’avenir ont émergé parce qu’ils n’ont pas été prédateurs du temps et de la terre. Le temps et la terre, nous ne les produisons pas ; nous ne pouvons que les recevoir, les préserver, en prendre soin, les gérer en tant que don et promesse. Et quand nous y manquons, ne les utilisant qu’à but lucratif, l’horizon de tous s’assombrit et s’écourte.

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Le trésor du septième jour

Les sages-femmes d’Égypte / 15 – La terre et le temps sont don. Ne nous les faisons pas voler. Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 16/11/2014 À Montgomery, Alabama, dans une petite église baptiste, j’écoutai le sermon le plus extraordinaire que j’aie jamais entendu : le sujet était le ...
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Les sages-femmes d’Égypte /  - La "loi du manteau du pauvre" fonde une autre économie

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 09/11/2014

Logo Levatrici d Egitto"Si un homme a contracté une dette et qu’il a donné pour de l’argent femme, fils et filles, ou les a livrés en servitude, pendant trois ans ceux-ci travailleront dans la maison de leur acheteur ou de celui qui les tient en asservissement ; mais au cours de la quatrième année, ils recouvreront leur liberté" (Code de Hammurabi).

Pour comprendre et revivre, ici et maintenant, le grand message des ‘dix paroles’ données par Elohim-YHWH, il nous faudrait une culture de l’alliance, une civilisation des promesses fidèles, capables de pactes, et qui reconnaisse la valeur du ‘pour toujours’. Une note typique de notre temps est au contraire la transformation de tous les pactes en contrats, note qui résonne toujours plus au point de couvrir les autres sons du concert de la vie en commun. On le voit très clairement dans le milieu des rapports familiaux, mais aussi dans le monde du travail, où les relations qui avaient été conçues et décrites au XXème siècle dans le registre relationnel du pacte, se réduisent aujourd’hui au seul contrat ; comme si la monnaie pouvait remplacer les rêves, les attentes, l’épanouissement humain, surtout ceux des jeunes.

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Nous sommes en train de perdre le principe de base de toute civilisation capable d’avenir : qu’aux jeunes il faut accorder crédit et confiance, même s’ils ne le méritent pas, puisqu’ils ne peuvent le mériter. Crédit et confiance reçus, qu’à leur tour demain ils pourront et devront donner aux nouveaux jeunes. Le travail croît et vit de cette amitié et solidarité à travers le temps, se nourrit de cette réciprocité intergénérationnelle. Sans ce généreux relais entre générations, l’emploi  ne peut naître ou naît mal, car il lui manque l’humus de la gratuité et des pactes. Mais nous ne le comprenons plus, et allons à notre perte. Peut-être aurions-nous besoin de revoir la nuée et le feu, de réentendre le tonnerre sur l’Horeb ; besoin des prophètes, de leurs yeux, de leur voix.

Tandis que Moïse écoute les dix paroles dans la nuée du Sinaï, le peuple voit ‘les signes de la présence de Dieu’, et il a peur : "Ils dirent à Moïse : parle-nous toi, et nous t’écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, car alors c’est la mort" (20, 19). Et Moïse : "Ne craignez pas" (20, 20). Reviennent ici, au flanc de la montagne, ces mêmes paroles - "N’ayez pas peur" – qu’il avait prononcées près de la Mer, quand le peuple se sentait acculé entre les Égyptiens et la barrière des eaux (14, 13). Les prophètes sont toujours nécessaires, mais sont indispensables aux temps des peurs collectives.

Sorti d’Égypte, le peuple s’habitue peu à peu à l’idée d’un Elohim différent, qui les a libérés de l’esclavage, qui les aime et est miséricordieux. Mais le processus est long et difficile, parce que l’expérience religieuse de l’homme antique,  y compris celle des peuples voisins d’Israël, est d’abord celle de la peur, de la crainte, de la faute.  Il faut sacrifier aux dieux les meilleurs animaux et leur offrir les prémices pour calmer leur colère et gagner leur bienveillance. YHWH offre à son peuple une autre expérience religieuse, une autre ‘crainte de Dieu’ (20, 20) : non plus la peur des divinités mais la ‘crainte de sortir de l’alliance avec YHWH’. Cette révélation d’un autre visage de Dieu a été un processus lent et accidenté. Il y a fallu concrètement du temps et de l’espace.

Cette dimension historique et géographique de la Torah émerge avec force et clarté dans le ‘Code de l’Alliance’, ce long et admirable recueil de normes, recommandations, lois…  sorte de commentaire, d’application et de concrétisation du décalogue. Ces chapitres de l’Exode font écho, parfois très nettement, aux lois des peuples sémitiques, au code de Hammurabi, et à la grande sagesse populaire murie au long des siècles et des millénaires dans la souffrance et l’amour des gens. Ce peuple au Dieu différent - l’Elohim qui parle et qu’on ne voit pas - voulut que ces paroles de sagesse-souffrance-amour  accompagnent les dix paroles de YHWH, leur donnant ainsi une très grande dignité. Il voulut par ces paroles répondre au don des paroles célestes.

C’est la dot de la terre, le don pour les noces de l’Alliance, la réponse au don de la Loi. L’Alliance est aussi réciprocité parce qu’elle est un dialogue entre ciel et terre, où les paroles inédites et nouvelles qui  déchirent la nuée rencontrent les paroles terrestres écloses des blessures aimées de l’histoire de l’Adam, créé à l’image de la voix qui lui avait donné les dix paroles. L’Exode nous dit alors que l’âne accablé de charges, le bœuf qui cogne et tue, le fœtus de la femme esclave, les fêtes de la récolte, peuvent se tenir à côté du ‘Tu ne tueras pas’ et du ‘Tu ne feras pas d’idoles’. Toutes sont une parole qui sauve et libère. Le cœur de l’humanisme biblique est là, dans ce mélange de paroles du ciel et de la terre.

Enchâssées dans ce grand ‘Code de l’Alliance’, se trouvent d’authentiques perles éternelles de civilisation, qui doivent s’introduire dans nos jours, pour les changer ou au moins les secouer, pour mettre en crise nos certitudes. "Lorsque tu acquerras un esclave hébreu, son service durera six ans, la septième année il s’en ira, libre, sans rien payer" (21, 2). En Israël aussi il y avait des esclaves (surtout après la monarchie). Même dans le peuple d’un Dieu qui se présente sur le Sinaï comme celui qui libère de l’esclavage, l’anti-idole ennemi de l’esclavage, les esclaves existaient. C’est l’un des paradoxes de l’incarnation de la parole dans l’histoire, qui cependant nous dit plein de choses. Ces esclaves étaient des personnes ‘achetées’ (qnh est un verbe utilisé pour les achats en monnaie), des débiteurs insolvables qui perdaient la liberté du fait de leur incapacité à rembourser les prêts reçus. Et avec eux finissaient souvent esclaves leurs femmes, leurs fils et surtout leurs filles (21, 3-5).

Cette forme d’esclavage pour dettes est encore bien présente et croît dans notre capitalisme, où des entrepreneurs, des citoyens, presque toujours pauvres, tombent en esclavage parce qu’ils ne peuvent pas payer leurs dettes. Ils perdent ainsi, aujourd’hui encore, liberté, maison, biens, dignité, parfois même la vie. Parmi les esclaves pour dettes il y a sans doute, aujourd’hui comme hier, des gribouilles, des spéculateurs maladroits, des crédules, mais il y a aussi des entrepreneurs, des travailleurs et des citoyens justes, que le malheur a frappés – la Bible nous rappelle (pensons à Job) que même le juste sans aucune faute peut tomber dans le malheur : tous les débiteurs ne sont pas coupables.

Ils sont réduits en esclavage non seulement par les mafias et les usuriers, mais aussi par les sociétés financières et les banques protégées par nos ‘lois’ trop souvent édictées par des puissants contre les faibles. Mais nous, à la différence du peuple du Sinaï, nous ne savons pas dénommer ‘esclaves’ ces malheureux, et aucune loi ne les libère à l’échéance de la septième année. Et pourtant cette Loi antique nous répète depuis des millénaires qu’aucun esclavage ne doit durer toujours, parce qu’avant d’être débiteurs nous habitons la même terre, sommes fils du même ciel, et donc, vraiment, sommes frères et sœurs.

Avant d’être notre propriété privée, la richesse que nous possédons et prêtons à un autre est un don reçu, une providence, parce que "Toute la terre est à moi" (19, 5). Toute la législation biblique de l’argent et des biens est inspirée par la reconnaissance que la richesse et la terre que nous possédons ne sont pas propriété absolue, mais d’abord un don. Quand, au contraire, nous pensons aujourd’hui que notre richesse n’est que conquête et mérite individuels, alors nulle dette n’est jamais remise, aucun esclave jamais libéré,  et la justice devient philanthropie. L’emprise absolue de l’individu sur ses choses est une invention typique de notre civilisation, pas la logique du Sinaï, pas la vraie loi de la vie.

Il nous faut lire aussi dans ce cadre les paroles du Code de l’Alliance sur les devoirs envers l’ennemi, l’interdiction des intérêts sur l’argent de l’indigent, et la loi du manteau : "Si tu vois l'âne de celui qui te hait succombant sous sa charge, tu te garderas de l'abandonner; joins tes efforts aux siens pour le décharger" (23, 5). Soulager, par pitié pour l’animal, la pauvre bête surchargée ne suffit pas : l’incident doit être occasion de réconciliation avec le frère-ennemi qui te hait. Aucun ennemi ne cesse d’être frère, et la souffrance de l’humble âne doit devenir occasion de réparation de la fraternité rompue.

"Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne te comporteras pas envers lui en créancier, tu ne lui imposeras pas d’intérêt" (22, 24). On ne prête pas à l’indigent pour en profiter, on ne spécule pas sur la pauvreté. Dans le système économique que nous avons construit en dehors de l’Alliance, ce sont au contraire les pauvres, pas les riches ni les puissants, qui sont réduits en esclavage par des intérêts mauvais, insoutenables. Et le pauvre continue de crier.

"Si tu prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil. C’est sa seule couverture, le vêtement dont il s’enveloppe le corps : dans quoi se coucherait-t-il ? S’il crie vers moi je l’entendrai, car je suis compatissant !" (22, 26).

À partir de la ‘loi du manteau du pauvre’, il nous faudrait écrire une nouvelle économie, au moins l’imaginer, la rêver, la désirer, si nous voulons être dignes de la voix du Sinaï. Nous devrions imprimer et afficher ces paroles de l’Exode sur les façades de nos banques, des agences du Trésor public, des tribunaux, de nos églises. Trop de pauvres sont laissés ‘nus, sans manteaux’ dans la nuit, et meurent dans le froid de nos villes opulentes. Mais leur cri ne reste pas sans réponse : aujourd’hui encore, beaucoup de personnes, animées de charismes, couvrent chaque soir de leur manteau les nombreux pauvres des mille gares du monde. Elles ne suffisent pas à couvrir les nombreux corps jour et nuit dénudés. Du moins leur présence rend-elle vives et vraies ces antiques paroles de vie, qui par eux nous parlent plus fort, nous secouent, nous font dormir moins tranquilles au chaud de nos nombreux manteaux.

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Les sages-femmes d’Égypte /  - La "loi du manteau du pauvre" fonde une autre économie

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 09/11/2014

Logo Levatrici d Egitto"Si un homme a contracté une dette et qu’il a donné pour de l’argent femme, fils et filles, ou les a livrés en servitude, pendant trois ans ceux-ci travailleront dans la maison de leur acheteur ou de celui qui les tient en asservissement ; mais au cours de la quatrième année, ils recouvreront leur liberté" (Code de Hammurabi).

Pour comprendre et revivre, ici et maintenant, le grand message des ‘dix paroles’ données par Elohim-YHWH, il nous faudrait une culture de l’alliance, une civilisation des promesses fidèles, capables de pactes, et qui reconnaisse la valeur du ‘pour toujours’. Une note typique de notre temps est au contraire la transformation de tous les pactes en contrats, note qui résonne toujours plus au point de couvrir les autres sons du concert de la vie en commun. On le voit très clairement dans le milieu des rapports familiaux, mais aussi dans le monde du travail, où les relations qui avaient été conçues et décrites au XXème siècle dans le registre relationnel du pacte, se réduisent aujourd’hui au seul contrat ; comme si la monnaie pouvait remplacer les rêves, les attentes, l’épanouissement humain, surtout ceux des jeunes.

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La dot de la terre est pur don

Les sages-femmes d’Égypte /  - La "loi du manteau du pauvre" fonde une autre économie Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 09/11/2014 "Si un homme a contracté une dette et qu’il a donné pour de l’argent femme, fils et filles, ou les a livrés en servitude, pendant trois ans ceux-ci ...
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Les sages-femmes d’Égypte / 13 – Dieu nous parle et nous rappelle notre liberté. Les idoles nous rendent esclaves.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 02/11/2014

Logo Levatrici d Egitto"Yahvé vous parla alors du milieu du feu ; vous entendiez le son des paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix" (Deutéronome, 4, 12).

L’histoire humaine n’est pas la monotonie d’une ligne droite uniforme. Certains événements sont assez forts pour courber le temps, en plier voire en briser les trajectoires, et entrouvrir à l’humain de nouvelles dimensions. La voix du Sinaï est un de ces événements. Ces paroles prononcées et données à un peuple d’ex esclaves libérés et pèlerins du désert, ont fait entrer l’humanité dans une nouvelle ère morale et religieuse, encore toute à réaliser, et qui restera toujours inaccomplie ; donc toujours devant nous, à nous attendre, à nous appeler. [fulltext] =>

Sur les pentes du Sinaï, c’est toute la terre et tout le ciel qui parlent et dialoguent entre eux. L’Adam, l’arbre de la vie, Abel, Caïn et Lamech, Abraham, Agar, Jacob, le Yabboq, le vêtement de Joseph, les sages-femmes, les femmes, les plaies, la mer qui s’entrouvre, Myriam, la manne, Jéthro. Ils sont tous là, avec le peuple, face à la montagne. Les paroles du Sinaï ne sont pas la législation d’un peuple (Israël). Elles sont la loi éthique pour tous, les paroles primordiales pour quiconque veut être et rester humain, libre, en route vers une promesse : "Elohim prononça toutes ces paroles et dit : ‘Je suis YHWH ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude" (Ex 20, 1-2).

Il l’avait déjà fait en parlant du buisson ardent, mais à présent, avec une nouvelle solennité et irrévocablement, Elohim, la divinité, révèle au peuple son nom : le nom de la voix est YHWH. Il y a toujours eu, et il y aura encore, des expériences religieuses qui s’arrêtent à l’Elohim, à une foi dans l’existence d’un Dieu qui se trouve quelque part. Mais aussi longtemps que cette divinité générique ne nous révèle pas son nom, la foi ne change rien à notre vie, ni, moins encore, à celle des autres. La foi biblique est foi-confiance-fidélité à une voix qui a un nom, qui a appelé par leur nom ses prophètes et que l’homme a pu appeler par son nom. En dehors de cette "rencontre entre noms qui s’appellent" il y a la foi intellectuelle de la philosophie, ou la ‘non-foi’ dans les idoles.

YHWH se présente comme celui qui libère de l’esclavage. Il aurait pu dire bien d’autres choses (‘je suis le Dieu d’Abraham, le créateur du monde, celui qui a donné la manne au désert…) ; or il a seulement dit : ‘Je suis Yahvé qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte’. Ce bref attribut suffit à donner du contenu au nom d’Elohim. On ne peut comprendre les paroles du Sinaï, la Torah (Loi), la Bible entière peut-être, sinon dans la perspective des camps de travail en Égypte et de la libération : "Tu ne te feras aucune image sculptée… Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas" (20, 4-5). Tu ne ‘serviras’ pas les idoles parce que tu as été libéré de ta condition d’esclave. La libération, si elle est vraie, est unique.

Ce commandement anti-idolâtrique est une grande révolution religieuse et anthropologique, un don immense à la défense de toute liberté. Avec le premier commandement, la Bible n’a pas voulu seulement séparer YHWH des autres dieux adorés des peuples cananéens ("Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi" (20, 3) ; elle a voulu et a du tout faire pour éviter que son Dieu soit transformé en idole par le peuple – elle n’y parviendra jamais complètement. L’interdiction de représenter Dieu est inédite, et depuis le Sinaï elle émerge dans l’histoire de l’humanité et ne se trouve dans aucun autre culte environnant. C’est admirable : cela signifie que seul l’œil de la foi peut donner visibilité à cette voix qui parle. Un Dieu qui se voit n’a pas besoin de la foi : c’est donc une idole. Le Dieu biblique disparaît si on le voit, ou l’homme meurt s’il le voit, parce qu’au moment où on le voit il devient objet fabriqué ou objet de névroses, ou les deux.

Le commandement anti-idolâtrique est le plus transcendant, mais aussi le plus centré dans l’expérience humaine. L’homme est un animal spirituel et religieux parce que la terre, et tout ce qu’elle a de visible, ne lui suffit pas pour vivre. Il veut aussi l’invisible. Il prête donc naturellement le flanc à l’idolâtrie, au-dedans comme au-dehors des religions, parce que l’idolâtrie est à la fois maladie et substitution de l’expérience religieuse.

Le Dieu de la Bible est une voix qui parle et qui révèle son nom. Il ne pouvait faire davantage pour nous éviter de devenir esclaves des idoles. Mais il ne pouvait faire moins, parce que YHWH est un Dieu proche qui par nature communique et parle. Le fait qu’il parle et révèle son nom le rend cependant vulnérable aux abus. D’où le troisième commandement : "Tu ne prononceras pas à faux le nom de YHWH" (20, 7). La Bible n’est pas l’un de ces nombreux textes de cultes ésotériques dont le but est de réduire le divin à un espace sacré inaccessible ou accessible aux seuls professionnels du culte. La Bible est une ré-vélation, un dévoilement d’Elohim, divinité non plus muette et lointaine, mais qui se fait proche, et qui parle, et qui nous dit même son nom, sa réalité intime.

Mais même la connaissance du nom peut produire de l’idolâtrie : YHWH peut être réduit à une idole par la manipulation de son nom. Toutes les formes de magie utilisent les noms pour manœuvrer les divinités. Même son nom est un visage, et son emploi nous permet de nous construire ses images et de l’invoquer ‘en vain’. La violation du troisième commandement est une forme d’idolâtrie typique de l’homme religieux, qui connaît le nom d’Elohim. La sobriété dans l’usage du nom de Dieu est signe d’authenticité de l’expérience religieuse. Quand Dieu et son nom sont trop ‘utilisés’ ; ils finissent par être ‘abusés’ en vain, et l’expérience religieuse se transforme peu à peu en idolâtrie. Derrière l’interdit de l’abus du nom de Dieu, se cache, une fois encore, le grand thème de la gratuité (qui est l’anti-magie). Le Dieu de la Bible n’est pas une idole parce qu’il est toute gratuité. Si nous voulons vraiment le rencontrer et éviter la rencontre d’une idole stupide, il nous faut nous mouvoir dans les coordonnées de la non-idolâtrie et de la gratuité.

Dans ces coordonnées on comprend aussi le sabbat : "Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes" (20, 8-10).

Si l’interdit des représentations imagées est inédit, le stupéfiant commandement concernant le sabbat l’est tout autant. Seul un peuple gardant vive mémoire de l’esclavage en Égypte et de l’exil à Babylone pouvait comprendre la valeur du sabbat, le mettre au cœur du décalogue, et l’ériger en mur cardinal de sa civilisation. L’esclavage, la servitude, les travaux forcés, nient l’homme parce qu’ils nient le repos, la fête, la valeur du non-travail. C’est la méconnaissance de la valeur du sabbat qui aujourd’hui signifie le plus la nature idolâtrique du capitalisme tel que nous le vivons. La logique du profit ignore le repos, et ne reconnaît donc plus l’homme vrai, allant jusqu’à demander aux femmes de congeler les ovules pour de l’argent.

L’expérience de la privation du repos en Égypte fut si forte et fondamentale qu’elle fit insérer au cœur de la théophanie du Sinaï et de la loi nouvelle un commandement sur le ‘non-travail’ et le repos ; si forte et fondamentale qu’elle l’étendit à tous les humains, aux animaux, à toute la création ; au-delà des normes et malgré l’asymétrie des six autres jours. La fraternité entre les habitants de la terre n’est possible que dans un monde libéré des idoles.

Ainsi, la libération de l’Adam, et en lui de la terre, est la note principale de la première partie du Décalogue. C’est la ‘jalousie’ pour ce chef d’œuvre de la création, qui inspire ces premières paroles ; tu as été libéré d’Égypte, ne retourne plus sous l’esclavage des idoles. Les idoles ne connaissent ni ne reconnaissent le sabbat, moins encore le dimanche. Leur culte est pérenne, et avec lui notre esclavage.

Enfin, il y a un lien explicite entre le Sinaï et les premiers chapitres de la Genèse, non seulement parce que "en six jours Yahvé a fait le ciel, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour" (20, 11), mais aussi parce que la racine la plus profonde de l’interdit de l’image de Dieu est dans la nature même de l’Adam : l’image de Dieu est l’être humain, en lui seul se trouve un vrai reflet de YHWH. Si tu veux trouver une image vraie du Dieu de la Bible, cherche-la dans André qui travaille dans son atelier, en Fatima qui a perdu son emploi ; cherche-la dans la maternité de l’hôpital de ta ville, et en Giovanna qui est en phase terminale d’Alzheimer dans un autre service du même hôpital. Et en tous les crucifix. Tu ne trouveras aucune meilleure image dans l’univers.

C’est à partir de cet Adam, image et ressemblance de l’Elohim qui s’est révélé comme YHWH, Adam libéré des idoles et des travaux forcés et jalousement aimé, qu’il nous faut lire la seconde partie du Décalogue : "Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne Yahvé ton Dieu. Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain. Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain… rien de ce qui est à ton prochain" (20, 11-17). Si l’homme est l’unique image possible de Dieu, parce que la seule vraie, alors tu dois l’honorer, ne pas le tuer, mais le respecter, ne pas le trahir dans ses relations fondamentales.

Les ‘dix paroles’ du Sinaï sont encore là devant nous. Chaque jour elles sont piétinées, les idoles se multiplient, et notre liberté s’en trouve réduite. Mais cette image vraie ne s’est pas éteinte, l’alliance du Sinaï n’a pas été révoquée. L’espérance dans l’ère de la fraternité ne peut être vaine.

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Les sages-femmes d’Égypte / 13 – Dieu nous parle et nous rappelle notre liberté. Les idoles nous rendent esclaves.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 02/11/2014

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Les sages-femmes d’Égypte / 12 – Il faut une symphonie de voix pour dialoguer avec Dieu

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 26/10/2014

Logo Levatrici d EgittoLes montagnes discutaient entre elles pour l’honneur d’être choisies comme le site de la révélation. "C’est sur moi que demeurera la présence divine, à moi sera la gloire", commença l’une ; et une autre répliqua avec les mêmes paroles. Le mont Thabor dit à l’Hermon : "La Shekinah reposera sur moi, cet honneur me reviendra… ". Le Sinaï fut choisi, en vérité, non seulement pour son humilité, mais parce qu’il n’avait jamais accueilli de culte idolâtre, tandis que les autres montagnes, en raison de leur hauteur, avaient été choisies pour les sanctuaires païens.

Louis Ginzberg, Les légendes des hébreux, IV

La première réforme sociale dans l’organisation du peuple d’Israël arriva d’un conseil de Jéthro, beau-père de Moïse, étranger et d’une autre croyance religieuse. Entre la sortie des idoles d’Égypte et le don de la Torah sur le Sinaï, l’Exode a voulu insérer une bonne figure de croyant non idolâtre, et l’a placé au cœur d’un événement d’une importance cruciale pour la vie du peuple. C’est un message de grande ouverture et d’espérance, qui nous rejoint encore aujourd’hui alors que les croyants dans le Dieu de la vie devraient s’unir et s’estimer davantage, pour nous libérer et nous protéger des mille cultes idolâtres de notre temps.

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Les anciens, Aaron, les sages d’Israël, avaient bien vu la fatigue de Moïse et ses difficultés à gérer seul un peuple nombreux et complexe. Mais pour que se réalise la nouvelle organisation du peuple en préparation à la grande théophanie du Sinaï, il fallut le regard différent d’un étranger, de quelqu’un d’un autre peuple et d’une autre foi, qui cependant respectait YHWH, bien qu’il ne fût pas son Dieu.

Moïse ne considère pas son beau-père comme un idolâtre. Il sait qu’il ne croit pas en YHWH, et malgré tout il l’écoute et lui obéit, parce qu’il reconnaît sa part de vérité. Moïse n’aurait jamais écouté ni aimé un idolâtre, encore moins lui aurait-il obéi. Ce n’est pas ta foi différente de la mienne qui te fait idolâtre. C’est aussi son respect pour le Dieu de Moïse qui fait que Jéthro n’est pas idolâtre. Le premier signe qu’on a affaire à une idolâtrie et non à une foi est le mépris pour la foi des autres.
Aujourd’hui nous pouvons dialoguer, nous rencontrer et même prier ensemble entre personnes de religion et de foi diverses, à condition qu’aucun de nous ne pense que le Tu que son voisin prie est une idole, et que chacun de nous croit ou espère que la foi de l’autre est un reflet authentique de l’unique Dieu de tous, qui est trop "autre" pour n’être exprimé et possédé que par "ma" foi. La pauvreté spirituelle de notre temps ne vient pas de la multiplication des formes de foi dans nos villes, mais de la croissance impressionnante des idoles dans l’espace laissé libre par les religions et les idéologies. Nous avons voulu combattre la piété populaire et la foi simple de nos grands-parents, mais quand nous nous sommes réveillés du "sommeil de la raison", nous nous sommes retrouvés dans un monde peuplé de nouveaux totems, et non en terre de liberté. Les nombreuses formes de foi rendent le monde plus beau, multicolore, et le protègent de l’idolâtrie.

La réforme de la gouvernance dans le désert de Refidim fut un événement crucial pour Israël. En elle se cachent de nombreux messages et beaucoup de vérités. La pluralité de ses versions, telles qu’on les trouve dans les livres du Pentateuque, témoigne de son importance. Dans le livre des Nombres, on trouve un élément très révélateur du sens profond de ce décentrement organisationnel : "Moïse sortit pour dire au peuple les paroles de Yahvé. Puis il réunit soixante-dix anciens du peuple et les plaça autour de la Tente. Yahvé descendit dans la nuée. Il lui parla, et prit de l’Esprit qui reposait sur lui pour le mettre sur les soixante-dix anciens. Quand l’Esprit reposa sur eux ils prophétisèrent" (Nb 11, 24-25).

Il y a ici quelque chose de très important pour tout processus de décentration et délégation. C’est le même Esprit qui est donné à quiconque devra exercer des fonctions de gouvernement du peuple. La source du pouvoir et de la sagesse n’est pas le talent du prophète, mais l’esprit qu’il avait reçu, et qui est maintenant donné en partage aux autres. Cette décentration et cette délégation requièrent que le prophète (fondateur, responsable) ne se sente pas le détenteur ni, moins encore, la source de l’esprit, mais le bénéficiaire d’un don à ne pas garder jalousement. Le prophète reconnait que les autres appelés à gouverner avec lui/elle, ont la même lumière et la même sagesse, parce que tous les ont reçues de la même source (l’Esprit).

La délégation et la coresponsabilité, alors, avant d’être affaire de technique et d’organisation, sont des choses très sérieuses, des événements spirituels ; ils le sont toujours, mais surtout quand il s’agit d’organisations à but idéal, de réalités charismatiques. Si la délégation n’est pas comprise comme participation et partage du même don-charisme, elle ne fait que renforcer la hiérarchie dans la communauté, parce qu’elle accroit la disparité entre qui délègue et le peuple.

Dans ces délégations sans don ni esprit, la création de grades intermédiaires ne fait qu’augmenter la distance entre la tête et la base – le nombre de castes et de rangs dans une société ou une organisation étant toujours proportionnel à l’importance de la hiérarchie. Dans les communautés humaines, la création de niveaux intermédiaires de pouvoir n’est pas une garantie de meilleure démocratie et participation au gouvernement. Si celui qui délègue est convaincu (ou l’a été) que son ‘esprit’ est différent et plus pur que celui que recevront ses collaborateurs, le processus de décentration crée seulement de nouvelles castes et pouvoirs chamaniques, escabeaux pour l’élévation du trône du souverain suprême. Parce qu’ils sont autant de voiles entre eux et leurs sujets, la multiplication des collaborateurs autour des chefs finit souvent par les rendre plus puissants et plus distants. Beaucoup de responsables de communautés créent des instances intermédiaires de gouvernement dans le seul but d’élever leur propre pyramide, avec au sommet, toujours, le seul vrai pharaon.

Après le passage de Jéthro, le partage de l’esprit, la réforme, le peuple arrive enfin au pied du Sinaï : "Ils partirent de Rephidim et atteignirent le désert du Sinaï, et ils campèrent dans le désert ; Israël campa là, en face de la montagne. Moïse alors monta vers Dieu, et Yahvé l’appela de la montagne" (19, 2-3). YHWH parla de nouveau à Moïse, sur la montagne même où il l’avait appelé la première fois, où il lui avait révélé sa vocation de libérateur du peuple opprimé en Égypte – la Bible sait que les lieux ne sont pas tous égaux pour l’écoute et la bonne compréhension des voix.

Maintenant, après les plaies, la libération, l’ouverture de la mer, les hymnes, la faim, la soif, la guerre, Moïse revient sur cette montagne et de nouveau la Voix lui parle : "Yahvé dit à Moïse : « Je vais venir à toi dans l’épaisseur de la nuée, afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi et qu’il croie en toi pour toujours »" (19, 19). Et il lui parle, et dans son discours, encore, il implique la nature. YHWH lui avait toujours parlé à travers le langage de la nature : le buisson, les grenouilles, la grêle ; et puis la mer qui s’ouvre, et le morceau de bois à Mara. Maintenant, avant le grand événement de l’Alliance, avec la voix de YHWH, voilà qu’arrivent aussi les nuées, les coups de tonnerre, les éclairs, le feu, le son puissant de la trompe. Des sons naturels qui deviennent paroles, tonalités de la même voix qui l’avait appelé par son nom, qui avait continué à lui parler pendant la libération et l’exode ; et qui continue à lui répondre : "Or le surlendemain, dès le matin, il y eut des coups de tonnerre, des éclairs et une épaisse nuée sur la montagne, ainsi qu’un très puissant son de trompe et, dans le camp, tout le peuple trembla…  Or la montagne su Sinaï était toute fumante, parce que Yahvé y était descendu dans le feu ; la fumée s’en élevait comme d’une fournaise et toute la montagne tremblait violemment. Le son de trompe allait en s’amplifiant ; Moïse parlait et Dieu lui répondait dans le tonnerre" (19, 16-19).

À l’homme de la Bible, à cet Adam fils du ciel (Elohim) et de la terre (Adamah), les paroles humaines ne suffisent pas pour pouvoir parler et vivre. Aussi engage-t-il dans son dialogue tout l’univers et ses multiples voix. Dans les grandes théophanies – et celle du Sinaï est assurément l’une des plus grandes de l’histoire humaine – seule une symphonie de voix est adéquate au dialogue avec le Dieu de la voix. Il fallait plus que les seules paroles humaines pour raconter ce qui se passait sur cette montagne. Plus même que celles de YHWH : il y fallait aussi les autres paroles de la terre. La nature participe aux événements des hommes. Nous n’avons pas d’autre environnement pour que vivent nos histoires. Elle est particulièrement présente pendant la célébration des alliances (ici, Moïse et le peuple vont renouveler l’alliance avec YHWH), qui sont des événements bien trop grands pour que nos seules paroles puissent les exprimer. Le discours de la vie est une rencontre entre les paroles du ciel, celles des hommes et celles de la terre.

Un mariage, la reconstitution d’un pacte après des années de souffrance, engagent la nature, la terre et le ciel. Et tout parle et nous parle, et tout entre dans les photos et dans les souvenirs : nous nous souvenons de tout, des détails humains et naturels. L’arc-en-ciel d’après la pluie qui mouilla la mariée fut un langage aussi fort que les paroles et les larmes échangées ce jour-là. La fraternité dans le monde est plus grande que la fraternité entre les hommes : frère soleil, sœur lune.

Puisque la nature est création, elle vit, comme nous ; et si elle vit, elle communique, parle, participe, accompagne toutes les vicissitudes de l’existence humaine. Mais il faut des yeux capables de capter les signes, des oreilles sensibles à ces autres sons, trop simples et vrais pour être compris par notre culture du virtuel et de la consommation. Réapprenons à regarder la nature avec les yeux des enfants, des poètes, des prophètes, des mystiques, qui savent voir et entendre autrement et davantage. La terre et le ciel n’ont pas cessé de nous parler ; ils attendent seulement de rencontrer à nouveau nos paroles.

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Les sages-femmes d’Égypte / 12 – Il faut une symphonie de voix pour dialoguer avec Dieu

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 26/10/2014

Logo Levatrici d EgittoLes montagnes discutaient entre elles pour l’honneur d’être choisies comme le site de la révélation. "C’est sur moi que demeurera la présence divine, à moi sera la gloire", commença l’une ; et une autre répliqua avec les mêmes paroles. Le mont Thabor dit à l’Hermon : "La Shekinah reposera sur moi, cet honneur me reviendra… ". Le Sinaï fut choisi, en vérité, non seulement pour son humilité, mais parce qu’il n’avait jamais accueilli de culte idolâtre, tandis que les autres montagnes, en raison de leur hauteur, avaient été choisies pour les sanctuaires païens.

Louis Ginzberg, Les légendes des hébreux, IV

La première réforme sociale dans l’organisation du peuple d’Israël arriva d’un conseil de Jéthro, beau-père de Moïse, étranger et d’une autre croyance religieuse. Entre la sortie des idoles d’Égypte et le don de la Torah sur le Sinaï, l’Exode a voulu insérer une bonne figure de croyant non idolâtre, et l’a placé au cœur d’un événement d’une importance cruciale pour la vie du peuple. C’est un message de grande ouverture et d’espérance, qui nous rejoint encore aujourd’hui alors que les croyants dans le Dieu de la vie devraient s’unir et s’estimer davantage, pour nous libérer et nous protéger des mille cultes idolâtres de notre temps.

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Les paroles du ciel et de la terre

Les sages-femmes d’Égypte / 12 – Il faut une symphonie de voix pour dialoguer avec Dieu Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 26/10/2014 Les montagnes discutaient entre elles pour l’honneur d’être choisies comme le site de la révélation. "C’est sur moi que demeurera la présence divine, à moi ...
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Les sages-femmes d’Égypte / 11 – Moïse suit le conseil d’un parent : c’est le don de la réciprocité.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 19/10/2014

Logo Levatrici d EgittoQuand le Saint, le Béni, lui dit à Madian : ‘Va, retourne en Égypte’, Moïse prit sa femme et ses enfants ; Aaron partit à sa rencontre, le vit près du mont de Dieu et lui demanda : ‘qui sont ceux-ci ?’. Moïse répondit : ‘Ce sont la femme que j’ai épousée à Madian et mes fils’ -  et Aaron : ’où les emmènes-tu ?’ - ‘En Égypte’ - "Nous souffrons de la  peine des hébreux qui se trouvent en Égypte, et toi, tu  y emmènes aussi ceux-ci ?’  Ce fut ainsi que Moïse dit à sa femme : ‘Va à la maison de ton père’, et elle s’en alla avec ses deux fils.

Rashi, Commentaire de l’Exode.

Sur terre, mêlés à une mer de providence et de bien, il y a aussi les ennemis des faibles et des pauvres qui traversent les déserts vers les terres promises. Ces ennemis attaquent à l’improviste, parfois sans raison. Beaucoup de pauvres sont sauvés, hier et aujourd’hui, parce que quelqu’un ‘tient les mains levées’, prie, invoque, crie avec eux, pour eux, à leur place. Et parce que d’autres, quand les prophètes sont fatigués par la longue et dure bataille et que leurs bras commencent à tomber, se mettent à leurs côté pour les soutenir.

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Voici un grand message de l’humanisme biblique : le mal, aussi puissant et rusé soit-il, est moins profond et moins vrai que le bien, et la vie est plus grande et plus forte que la mort. Cette parole soutient quiconque lutte pour le bien et pour la vie, et fait qu’il continue d’espérer et que son espérance n’est pas vaine.

Après la faim, voilà qu’à Massa et Mériba la soif et les protestations reviennent (17, 1-7). Dans ce désert de Refidim survient aussi l’attaque d’Amaleq, et le peuple libéré d’Égypte entre dans sa première guerre, qu’Israël remporte parce que Moïse réussit à tenir les mains levées tant que dure la bataille. Il y parvient avec l’aide d’Aaron et de Hur, qui "lui soutenaient les mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre" (17, 12). La force de Moïse ne suffit pas pour survivre à l’arrivée de certains ennemis. Il y faut les bras d’Aaron et d’Hur, d’autres ‘charismes’ coessentiels pour sauver le peuple de la mort. Les prophètes peuvent et doivent prier, parfois même hurler, mais sans des personnes et des institutions qui croient à cette prière et agissent, on ne peut vaincre : les seuls bras du prophète n’y  parviennent pas. Aujourd’hui trop de pauvres continuent de mourir parce que manquent non seulement des Moïse, mais aussi des Aaron et des Hur assez forts et résistants pour les soutenir jusqu’au coucher du soleil. Aussi, malgré les cris des prophètes, continuent-ils de mourir dans les mille Lampadusa du monde.

"Jéthro, prêtre de Madian et beau-père de Moïse, entendit raconter tout ce que Dieu avait fait pour Moïse et pour Israël son peuple" (18, 1). Il arriva au campement avec Çippora, que Moïse avait prise pour femme pendant son exil à Madian, et leurs deux fils. Et là, dans ce cadre désertique de faim, de soif, de guerre, s’ouvre un coin de ciel, un de ces pans de paradis que seules des retrouvailles en famille peuvent nous faire entrevoir et vivre : "Moïse sortit à la rencontre de son beau-père, se prosterna devant lui, l’embrassa, et, s’étant mutuellement interrogés sur leur santé, ils se rendirent à  la tente" (18, 7). Ils s’embrassent, et dans la tente Moïse raconte la libération, le miracle des eaux, la fête, le tambourin de Myriam. Et "Jéthro s’en réjouit" (18, 9).

Quoiqu’héritier lui aussi d’Abraham (par Ketura, la seconde épouse : Gn 25, 1-4), Jéthro était d’un autre peuple, adorait d’autres dieux. Il avait accueilli Moïse exilé, fugitif, et lui avait donné sa fille comme épouse ; ils avaient travaillé ensemble (Moïse menait paître son troupeau), et il l’avait certainement aimé. Surtout il avait connu et vu l’appel de Moïse sur l’Horeb, et il lui avait dit : "Va en paix" (3, 18). Il ne pouvait pas connaître la voix qui avait appelé son gendre, mais il sentit que c’était une vraie voix.

Les proches des prophètes ont souvent, presque toujours, le don de comprendre que la voix qui appelle un de leur fils, un frère, une maman, est une voix bonne et vraie. Peut-être ne la connaissent-ils pas, ayant une autre culture et d’autres cultes, mais l’amour et la grâce naturelle de la famille leur consentent, souvent douloureusement, de comprendre que c’est pour un salut que cette voix est entrée chez eux.

La rencontre de Moïse avec sa famille nous révèle aussi l’absence de Çippora et de ses deux fils lors de la libération du peuple des mains de Pharaon. Nous les avions laissés en chemin entre l’Horeb et l’Égypte, quand Moïse fut sauvé, par une action mystérieuse de Çippora, d’une attaque de Dieu qui voulait le faire mourir (3, 24-26). Moïse vécut donc sa mission en Égypte sans femme et enfants.

C’est un mystère de solitude au cœur de la prophétie biblique. La vocation prophétique n’est pas, rappelons-le, un appel à une vie personnelle heureuse, mais un envoi en mission pour libérer et rendre d’autres heureux. Il y a du bonheur aussi à suivre la voix, mais c’est un bonheur différent et mystérieux, que nous devrions appeler ‘vérité’.  Qui reçoit ce type d’appel sait que sa réponse ‘me voici’ ne lui assure pas la compagnie de ses affections et le typique et sublime sentiment de bonheur qu’elles procurent. La vocation du prophète ne contient nulle promesse de compagnie au moment des plaies et sur le chemin de l’exode ; il y a la certitude qu’on suit une voix vraie et bonne pour soi-même et pour tous, et la surprise d’une mer qui s’ouvre, d’une colonne de feu qui indique la route, d’une nuée qui parle. Cette forme de solitude, accompagnée et habitée par une voix qui ne se voit pas mais qu’on entend, est constitutive de la vocation prophétique, même si l’on reste chez soi entouré des siens.

Jéthro reste encore le lendemain près de la tente de Moïse et l’observe dans l’exercice quotidien de son ministère (et mystère). Il lui demande : "Comment t’y prends-tu pour traiter seul les affaires de ton peuple ? Pourquoi sièges-tu seul, alors que tout le peuple se tient auprès de toi du matin au soir ?" Moïse dit à son beau-père : "C’est que le peuple vient à moi pour consulter Dieu. Lorsqu’ils ont une affaire, ils viennent à moi et moi je juge" (18, 15-16). Jéthro répond : "Tu t’y prends mal ! À coup sûr tu t’épuiseras, toi et tout le peuple qui est avec toi, car la charge est trop lourde pour toi ; tu ne pourras pas l’accomplir seul" (18, 17-18).

Il est important ce regard typique des proches et des amis des prophètes, et leur mystérieuse autorité (‘tu t’y prends mal’). Le peuple et les anciens avaient sur Moïse un autre regard : il était leur libérateur et leur guide, l’interprète de la volonté de Dieu sur eux, le sage qui rendait justice. Jéthro arrive d’ailleurs, et il porte Moïse dans son cœur : il l’a connu jeune, a vu éclore ses affections et sa vocation. Il voit bien que ce que fait concrètement Moïse n’est pas vivable.
Sans une femme, un fils, un parent qui nous regardent autrement et qui nous disent : "Si tu continues comme ça tu vas t’épuiser", nous ne nous rendons pas compte que notre travail et notre engagement nous rendent pire la vie. Ce ne sont pas nos collègues ou nos clients qui peuvent nous adresser ces paroles différentes, encore moins ceux qui  nous voient comme leur guide. Mais sans ces paroles ‘autres’, nous n’arrivons pas à la terre promise, nous nous perdons dans le désert, nous nous égarons. Ces regards sont essentiels non seulement aux prophètes, mais aussi aux responsables de communautés religieuses et civiles, aux fondateurs de mouvements et associations, à tous ceux qui exercent sur d’autres des responsabilités morales et spirituelles. Sans le regard différent des proches et des amis, au moins de l’un d’entre eux, on s’égare et on faillit à l’accomplissement de sa mission.

Les proches, les vrais amis, même ceux qui viennent de cultures différentes de la notre, même ceux qui ne croient pas en notre Dieu, mais qui nous aiment vraiment, ont pour nous une grâce de type prophétique. Ils peuvent nous parler, ils nous parlent, au nom de Dieu ; et si nous les écoutons, ils nous aident beaucoup à accomplir notre mission. C’est pourquoi les communautés sans autre regard que leur vision ‘du dedans’, sont rarement des lieux de salut.

La présence de ce regard extérieur qu’est l’amour naturel permet au ‘prophète’ de faire l’expérience de la réciprocité entre égaux, laquelle peut lui manquer et souvent lui manque avec les membres de la communauté qu’il guide. Un parent, une épouse, un beau-père lui permettent de croiser les yeux ‘entre égaux’, ce qui, pour la Genèse, est la loi fondamentale de l’humain (2, 18). Le prophète, c’est d’abord Adam, puis Moïse. Même les plus grands prophètes ont besoin de vivre en fils, obéissant à quelqu’un qui, avec une autre autorité, peut lui donner des conseils efficaces. Les prophètes aussi doivent obéir aux hommes.

"Maintenant écoute-moi – ajoute Jéthro – choisis-toi parmi tout le peuple des hommes capables, craignant Dieu, sûrs, incorruptibles, et établis-les sur eux comme chefs de milliers, chefs de centaines, chefs de cinquantaines et chefs de dizaines". Moïse "fit tout ce qu’il lui avait dit" (18, 21.24).

Puis Jéthro "reprit le chemin de son pays" (18, 27). Et Çippora retourne sur la toile de fond de la Bible. C’est le propre de la fonction et de la grâce des proches et des amis des prophètes de comprendre quand vient le moment de repartir. Mais avant, par leur passage, ils ont pu les regarder d’une autre manière, et les aider à mener à terme leur mission.

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Les sages-femmes d’Égypte / 11 – Moïse suit le conseil d’un parent : c’est le don de la réciprocité.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 19/10/2014

Logo Levatrici d EgittoQuand le Saint, le Béni, lui dit à Madian : ‘Va, retourne en Égypte’, Moïse prit sa femme et ses enfants ; Aaron partit à sa rencontre, le vit près du mont de Dieu et lui demanda : ‘qui sont ceux-ci ?’. Moïse répondit : ‘Ce sont la femme que j’ai épousée à Madian et mes fils’ -  et Aaron : ’où les emmènes-tu ?’ - ‘En Égypte’ - "Nous souffrons de la  peine des hébreux qui se trouvent en Égypte, et toi, tu  y emmènes aussi ceux-ci ?’  Ce fut ainsi que Moïse dit à sa femme : ‘Va à la maison de ton père’, et elle s’en alla avec ses deux fils.

Rashi, Commentaire de l’Exode.

Sur terre, mêlés à une mer de providence et de bien, il y a aussi les ennemis des faibles et des pauvres qui traversent les déserts vers les terres promises. Ces ennemis attaquent à l’improviste, parfois sans raison. Beaucoup de pauvres sont sauvés, hier et aujourd’hui, parce que quelqu’un ‘tient les mains levées’, prie, invoque, crie avec eux, pour eux, à leur place. Et parce que d’autres, quand les prophètes sont fatigués par la longue et dure bataille et que leurs bras commencent à tomber, se mettent à leurs côté pour les soutenir.

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Des égaux aux paroles différentes

Les sages-femmes d’Égypte / 11 – Moïse suit le conseil d’un parent : c’est le don de la réciprocité. Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 19/10/2014 Quand le Saint, le Béni, lui dit à Madian : ‘Va, retourne en Égypte’, Moïse prit sa femme et ses enfants ; Aaron partit à sa ren...
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Les sages-femmes d’Égypte / 10 – Il y a des biens dont tous nous devons jouir, dans les "déserts" d’hier et d’aujourd’hui

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 12/10/2014

Logo Levatrici d EgittoMoïse enseigna la bénédiction à élever après avoir consommé la manne : "Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, maître du monde, qui dans ta magnanimité prends soin du monde entier, qui dans ta grâce et ta bonté accorde le pain à chaque créature, parce qu’éternels sont tes bienfaits. Grâce à ta générosité la nourriture ne nous a jamais manqué et jamais ne nous manquera" (Louis Ginzberg, Les légendes des hébreux, IV).

La plus grande gratuité est celle qui descend du ciel chaque matin avec la rosée. Le monde baigne dans la gratuité. Elle est plus vraie et réelle que la méchanceté qui pourtant ne manque pas. Elle demeure parmi nous ; elle se trouve dans les arbres, dans nos familles, dans les buissons, sous nos hangars et dans les bureaux, sur les marchés et les places, dans les hôpitaux, les écoles, au fond du cœur des gens. C’est ici, dans la surprise du quotidien, que réside la gratuité qui nous sauve. La traversée de nos déserts serait plus supportable si seulement nous savions reconnaître, avec l’aide des prophètes, comment la providence nous enveloppe, peut nous nourrir, nous fait vivre.

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Passé le désert de Shur, le peuple désaltéré reprend sa marche vers le Sinaï, à travers le désert. Et les épreuves continuent : "Toute la communauté des Israélites se mit à murmurer contre Moïse et Aaron dans le désert. Les Israélites leur dirent : « que ne sommes-nous morts dans la main de Yahvé, au pays d’Égypte, quand nous étions assis auprès de la marmite de viande et mangions du pain à satiété ! À coup sûr, vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir toute cette multitude »" (16, 2-3). Les peuples ont toujours crié dans les disettes de pain et d’eau, et ils continuent de le faire. Ce sont les premiers cris de la vie, nous le réapprenons chaque jour de nos enfants. Mais il est encore plus vrai que les Psaumes, et toutes les prières du monde, usent du vocabulaire de la faim et de la soif pour exprimer les sentiments et les passions les plus profondes de l’âme humaine.

Qui a vraiment souffert de la faim et de la soif a atteint ces dimensions de la vie humaine où, dans la tragédie, des paroles plus grandes viennent s’ajouter au répertoire anthropologique et spirituel. Il sait mieux parler que l’homme rassasié, prier et chanter davantage. C’est bien l’un des paradoxes de notre terre : la souffrance ouvre à l’homme de nouveaux horizons, mais nous devons nous battre tant que toutes les souffrances éliminables ne sont pas effacées de notre société. Il restera toujours celles qu’on ne peut éliminer : il  nous manque une culture aujourd’hui pour les transformer en chants et en psaumes, pour en transformer au moins quelques unes.

La souffrance, la faim et la soif provoquent bien sûr les murmures, qui sont l’une des dernières ressources des pauvres (les murmures bibliques ne sont pas le bavardage et le commérage, toujours mauvais). Celui qui souffre se lamente, regrette le pire passé. La souffrance, surtout celle qui perdure, fait oublier les dons reçus, la mer ouverte, les plus grands miracles, et transforme même en bien le souvenir de l’esclavage. Tout murmure cache un message, même quand l’excès de douleur fait qu’on l’exprime mal. Il est très mauvais, alors, le responsable qui ne veut pas ou ne sait pas écouter les murmures du peuple qui a soif et faim d’eau, de pain, de travail, parce qu’il se prive ainsi d’une des principales sources de vérité sur la vie et sur les personnes ; il ne peut pas faire les bons choix en faveur de la vie, et la manne ne vient donc pas dans nos disettes.

Moïse et Aaron apprennent dans le désert à écouter le langage de leur peuple : le tambourin et la danse des femmes, mais aussi les murmures de tous. Et YHWH est là au milieu d’eux, à écouter leurs protestations et leurs nostalgies : "Yahvé dit à Moïse : « J’ai entendu les murmures des Israélites. Dis-leur : au crépuscule vous mangerez de la viande et au matin vous serez rassasiés de pain »" (16, 12). Et c’est ainsi que "le soir, des cailles montèrent et couvrirent le camp, et au matin il y avait une couche de rosée tout autour du camp. Cette couche de rosée évaporée, quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol, apparut sur la surface du désert. Lorsque les Israélites virent cela, ils se dirent l’un à l’autre : ‘qu’est-ce cela ?’ car ils ignoraient ce que c’était. Moïse leur dit : « c’est le pain que YHWH vous a donné à manger »" (16, 13-15).

Il est normal que les cailles se soient posées et se posent dans ce désert pendant les migrations saisonnières. Et le phénomène de la ‘manne’ est une résine odorante et douce produite par deux parasites d’une plante (tamarix mammifère) dans la zone centrale du Sinaï. Venant d’Égypte, le peuple ne pouvait pas connaître la manne et se demanda : ‘qu’est-ce que c’est ?’ Et Moïse répondit : ‘c’est le pain que le Seigneur vous a donné à manger’ (16, 13-15). Sans les yeux et les paroles du prophète, nos ‘qu’est-ce que c’est ?’ restent sans réponse, ou plus simplement, nous en cherchons et en trouvons d’autres à bon marché, qui nous laissent affamés. Les prophètes nous donnent des réponses plus vraies et meilleures à nos ‘qu’est-ce que c’est ?’ les plus profonds. Ils me font comprendre que c’est pour moi qu’arrive tout ce qui survient autour de moi, que la manne n’est pas que la résine secrète des parasites. L’émerveillement de l’existence c’est de savoir voir la manne dans la résine, l’infini dans la rosée ; dans la découverte que la réalité est plus grande que nos yeux, même que ceux des prophètes.

Dans l’Exode, avec la manne arrive aussi un commandement : « Voici ce qu’a ordonné Yahvé : recueillez-en chacun selon ce qu’il peut manger, un gomor par personne, chacun selon le nombre de personnes qu’il a dans sa tente…. Moïse leur dit : "que personne n’en mette en réserve jusqu’au lendemain" » (16, 16-19). Dans le code symbolique de la culture occidentale rien, sans doute, n’exprime la gratuité mieux que la manne. Elle vient du ciel, ne dépend aucunement de notre mérite, et nous la retrouvons dans les évangiles quand la Gratuité devenue chair se fait aussi pain.
Et pourtant la manne arrive en même temps que la règle, la gratuité (donum) en même temps que l’obligation (munus). La gratuité sans règles de partage et sans obligations dégénère en gadget du supermarché, en une expérience toute individuelle et donc petite, inutile. La gratuité la plus importante est celle qui est liée au devoir, qui concerne la base de nos institutions, de la politique, de la famille, des entreprises, du pacte social et fiscal, des contrats de travail. La Bible sait qu’une gratuité non accompagnée de règles de vie communautaire et sociale ne construit pas mais détruit le bien de chacun et de tous.
La gestion du don de la manne suit en effet une règle précise. Tous ont droit à la même quantité de manne, distribuée en fonction du nombre de membres par famille, donc sur la base des besoins : "celui qui avait beaucoup recueilli n’en avait pas trop ; et celui qui avait peu recueilli en avait assez : chacun avait recueilli ce qu’il pouvait manger" (16, 18). Pour le pain, pour les besoins primaires de l’existence, nous sommes et nous devons être tous égaux. Et c’est la mise en commun qui empêche que pourrisse la manne, le pain de chaque jour. Dans ce campement il y en aura eu de plus habiles que d’autres dans la récolte de la manne avant que le soleil ne vienne la faire fondre ; mais au moment de la manger, les mérites, la force, l’âge, le rang social, ne comptent plus. Moïse, Aaron, Myriam, le petit Lévi, le pasteur Joseph et sa femme Léa, tous ont eu la même portion de manne, étant tous des êtres humains.

Il doit y avoir quelque chose qui nous fait égaux avant qu’on soit différents, des biens dont nous pouvons jouir même si on ne peut les acheter – hier dans le désert du Sinaï comme aujourd’hui dans les déserts du capitalisme financier. La manne symbolise ce type de bien primaire qui ne rassasie chacun que s’il rassasie tous. Chaque fois que quelqu’un meurt parce qu’il n’a pas de quoi se procurer le pain et les autres besoins primaires de l’existence, nous renions la loi fondamentale de la manne. Beaucoup ont rêvé à une société où chaque être humain puisse jouir des biens non pas en qualité de consommateur et client mais en tant qu’être humain : quand donc la réaliserons-nous ? Le pain ne manque pas ; ce qui seulement manque, et toujours plus, c’est le respect de la loi de la manne.

La manne, de plus, ne peut être accumulée, et donc ne peut devenir un objet de commerce : "Certains n’écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve jusqu’au lendemain, mais les vers s’y mirent et cela devint infect" (16, 20). Le pain frais est le pain quotidien. La gratuité-manne vit et ne périt pas au soleil, à condition de rester gratuité. La manne nourrit si on l’accueille comme un don sans en faire commerce. La loi de la manne nous rappelle que tous les biens ne sont pas des biens économiques, et que les biens économiques n’évitent de devenir des ‘maux’ que si les autres restent non-économiques.

Beaucoup de biens sont aussi des marchandises, et c’est bien ainsi. Mais il y a des biens qui cessent d’être des biens (de bonnes choses) s’ils deviennent marchandises. L’amitié n’est pas un business, ni la prière une magie, ni la personne une ressource humaine, tant qu’elles restent affaire de gratuité. Et la manne-gratuité a sa propre loi très forte : elle ne se laisse pas utiliser à des fins lucratives, et pourrit dans les mains de qui voudrait en abuser. C’est ainsi qu’elle s’est sauvée des pires empires, qu’elle résiste en tout lieu de vie des hommes, qu’elle continue de rassasier les affamés sur terre : "Les Israélites mangèrent de la manne pendant quarante ans, jusqu’à ce qu’ils arrivent en pays habité ; ils mangèrent la manne jusqu’à ce qu’ils arrivent aux confins du pays de Canaan" (16, 35).

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Les sages-femmes d’Égypte / 10 – Il y a des biens dont tous nous devons jouir, dans les "déserts" d’hier et d’aujourd’hui

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 12/10/2014

Logo Levatrici d EgittoMoïse enseigna la bénédiction à élever après avoir consommé la manne : "Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, maître du monde, qui dans ta magnanimité prends soin du monde entier, qui dans ta grâce et ta bonté accorde le pain à chaque créature, parce qu’éternels sont tes bienfaits. Grâce à ta générosité la nourriture ne nous a jamais manqué et jamais ne nous manquera" (Louis Ginzberg, Les légendes des hébreux, IV).

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La juste loi du pain

Les sages-femmes d’Égypte / 10 – Il y a des biens dont tous nous devons jouir, dans les "déserts" d’hier et d’aujourd’hui Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 12/10/2014 Moïse enseigna la bénédiction à élever après avoir consommé la manne : "Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, maître du ...
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Les sages-femmes d’Égypte / 9 – Après le fouet, le tambourin ; après la soif, les eaux douces

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 05/10/2014

Logo Levatrici d Egitto"Le livre de l’Exode est plein de Kolòt, de voix… Kalòt signifie les sons produits par une corne de bélier, par les grelots d’un vêtement sacerdotal, par le tonnerre…  Mais dans la pauvreté d’une seule parole retenons une chose : du coup de tonnerre au tintement d’un grelot, le langage sacré reconnaît que le créé parle sans cesse. Il use d’une seule parole sur un ton d’humilité et de nostalgie : il admet ne pas comprendre ces voix et il renoue avec le temps où Adam comprenait à la lettre le créé" (Erri de Luca, Exode/Nomi).

La libération du peuple opprimé en Égypte avait commencé avec le fouet des contremaîtres sur le dos des travailleurs, et maintenant elle s’achève, au-delà de la mer, avec le tambourin de la danse de Myriam. Là où il n’y a pas de place pour le rythme de la danse, tôt ou tard apparaît celui du fouet. C’est l’humble et douce beauté du tambourin qui célèbre la liberté et qui nous sauve.

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Le miracle des eaux fait se lever le grand Chant de la Mer : "Alors Moïse et les Israélites chantèrent pour YHWH le chant que voici : « Je chante pour YHWH car il s’est couvert de gloire »" (15, 1). Cet hymne grandiose à la libération se termine avec le chant de Myriam, prophétesse, sœur d’Aaron. Voici que réapparaissent les femmes dans l’aventure de Moïse. Elles avaient d’abord sauvé des eaux du Nil – les sages-femmes, la mère et la sœur de Moïse, la fille de Pharaon – et nous les retrouvons au bout de la libération de l’esclavage, au-delà de la mer, témoins vivants qu’encore ils sont sauvés des eaux : "Alors Myriam, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en main un tambourin et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et des danses, et Myriam leur entonna : « chantez au Seigneur car il a fait éclater sa gloire, il a jeté à l’eau cheval et cavalier »" (15, 20-21).

Elle est splendide cette image de femmes en fête. Que de fois, nous aussi, nous les avons vues danser, pleurer et chanter à la fin des guerres et des famines. Elles ont su, après que tous aient tant souffert, recourir à leur amitié spéciale avec la vie pour recommencer, et nous faire à nouveau espérer. Le rythme et le chant nous sont imprimés dans l’âme parce que nous avons dansé dans le liquide amniotique, puis dans les bras et les berceaux. Nous avons appris à marcher et nous nous sommes endormis des années durant en dansant et en écoutant des chants de femmes – et peut-être quitterons-nous cette terre avec dans l’âme une dernière danse.

Myriam est la première danseuse et chanteuse de la Bible, et c’est une femme âgée. Le peuple hébreu aura fait la fête, dansé et chanté pendant l’esclavage et les travaux forcés (on ne survit à aucun travail sans faire la fête de temps en temps, sans danser ni chanter). Les belles-filles de Noé auront dansé et chanté sur la terre ferme après le déluge. On aura dansé, bien sûr, aux noces de Jacob et de Rachel, et dansé sur des chants de fête en Égypte pour la fraternité retrouvée entre Joseph et ses frères. Mais la Bible a voulu se réserver la parole ‘danse’ jusqu’au désert de Shur, au-delà de la mer, et l’employer pour la première fois avec Myriam, pour nous décrire les sentiments de louange de femmes en fête.

Il y a une affinité naturelle entre la danse, le chant, la musique…  et les femmes. Dans la Bible elles sont nombreuses à entonner des hymnes (Déborah, Anna, et une autre Myriam-Marie), et à danser (entre autres la fille d’Hérodiade [Mt 14, 6|, une danse ‘différente’, qui nous rappelle l’ambivalence des grandes réalités humaines). C’est aussi cela le talent des femmes.

Myriam n’est pas jeune. C’était la sœur d’Aaron, que l’Exode nous dit être âgé de 83 ans (7, 7). Il n’y a pas que les jeunes filles et les jeunes gens qui dansent. Il y avait beaucoup de fillettes dans ce camp, mais c’est Myriam qui empoigna le tambourin, entonna le chant et ouvrit la danse. C’est toujours beau de voir quelqu’un danser et chanter des louanges. Plus beau encore si c’est une femme. À l’offertoire, pendant une messe au Kenya, le pain et le vin des pauvres furent accompagnés en procession par les chœurs et les danses de plusieurs dizaines de filles africaines : un de mes souvenirs les plus forts et les plus vivants.

Mais voir une femme âgée danser et chanter la vie, c’est plus beau encore. Il n’est pas de chant plus beau et riche d’espérance que celui qui se lève du crépuscule de l’existence, pour dire que la vie est don en toutes ses saisons, et que le dernier hymne est le plus beau de tous. La danse de Myriam est celle de la gratuité, celle d’un corps qui dans son essence parle de beauté, mieux que les danses vives des jeunes. Aujourd’hui Myriam ne danse ni n’entonne plus le chant, parce que notre culture ne fait plus danser et qu’elle n’aime pas son corps, qui n’a plus d’attrait pour nos sens aveugles à d’autres beautés pourtant plus grandes. Ainsi perdons-nous la danse la plus pure, que seul un corps fragile et blessé peut nous donner, en s’effaçant pour lui laisser la place.

Après le chant de la Mer, "Moïse fit partir Israël de la Mer des Roseaux, et ils se dirigèrent vers le désert de Shur" (15, 22). Ici commence l’histoire du désert, un lieu qui au lecteur attentif de la Bible évoque tout de suite une autre femme : Agar. C’est dans ce désert de Shur que cette mère-servante erra en fuite avec son fils Ismaël. Elle y fut consolée par le premier ange que YHWH envoya sur la terre (Gen 16, 6-7) et elle se désaltéra à une source. Mais dans ce désert, cette source et cette consolation que trouva Agar, la servante égyptienne (16, 3) de la maison d’Abraham, la descendance d’Abraham délivrée des égyptiens ne les trouve pas. "Mais quand ils arrivèrent à Mara, ils ne purent y boire l’eau car elle était amère… Alors le peuple murmura contre Moïse en disant : « qu’allons-nous boire ? »" (15, 23-24).

Il y a les protestations d’avant les miracles et celles d’après. L’expérience naturelle et très réelle de la soif laisse en crise l’extraordinaire miracle de la mer. Quand bien même verrions-nous la mer s’ouvrir devant nos yeux, si la foi-confiance dans le salut ne renaît pas chaque matin dans nos soifs et nos faims quotidiennes, ces miracles restent un souvenir vrai mais incapable de changer notre vie ici et maintenant. Les miracles peuvent nous mettre en route, être l’aurore de nos libérations, mais même les plus grands ne peuvent nous faire atteindre la terre promise. Pour traverser le désert il nous faut savoir transformer les eaux amères du quotidien en eau douce sur les tables de nos maisons et dans les cantines du travail. Dans le concret de nos chemins de vie, l’humble eau de la maison n’a pas moins d’importance que l’ouverture de la Mer Rouge.

Le signe de Mara est un simple morceau de bois : "Moïse cria vers Yahvé, et Yahvé lui montra un morceau de bois. Moïse le jeta dans l’eau, et l’eau devint douce" (15, 24-25). Dans cet épisode des eaux amères/douces, YHWH, le Dieu de la voix, ne parle pas. Le peuple murmure contre Moïse, le prophète crie (que de cris dans le livre de l’Exode et dans les exodes d’aujourd’hui), mais YHWH lui indique simplement un bout de bois. Il était sans doute déjà sous les yeux de tout le peuple, mais seuls les yeux du prophète maintenant le ‘voient’. Chaque prophète a un grand rapport avec la parole ; il n’est quasiment que parole. Ses paroles sont autrement plus grandes parce qu’elles ne sont pas de lui. Il les a reçues et redonnées au peuple. C’est la gratuité de la parole qui fait la différence entre Moïse et les nombreux faux prophètes de tout temps, qui usent à leur profit des techniques de la parole.

Cette première épreuve à Mara nous dit quelque chose d’important sur les yeux du prophète. Le prophète voit autrement et davantage. Il parle avec un autre regard sur les choses. Ils sont nombreux, plus que nous ne l’imaginons, ceux qui sauvent leurs semblables simplement par un autre regard, transformant des morceaux de bois en instruments de salut. Ils les sauvent parce qu’ils sont capables de les voir, de les reconnaître dans leur vocation et leur beauté, pour en faire des biens de tous – nous verrions de grandes beautés dans les gens autour de nous si seulement nous savions les regarder. Que de bouts de bois qui peuvent sauver gisent abandonnés aux rives de nos villes et dans nos écoles, sans que personne ne les ait jamais vus, regardés, transformés, aimés d’un regard... ! N’être regardé par personne, n’être vu, connu, reconnu par personne : voilà la plus grande pauvreté.

Nous sauverons nos entreprises et nous apprendrons à les regarder autrement quand nous aurons un autre regard sur les travailleurs. Mais sur nos lieux de travail il nous faudrait plus de prophètes, d’artistes, de poètes et d’écrivains (et moins d’experts en ‘ressources humaines’). Alors nous serons capables de transformer les eaux amères de nos crises en eaux douces qui sauvent l’emploi et en créent du nouveau. Nous pourrons entrevoir un oasis au bout du désert, et croire qu’aucun désert n’est sans fin : "Ils arrivèrent ensuite à Elim où se trouvent douze sources et soixante-dix palmiers, et ils y campèrent au bord de l’eau" (15, 27).

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Les sages-femmes d’Égypte / 9 – Après le fouet, le tambourin ; après la soif, les eaux douces

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 05/10/2014

Logo Levatrici d Egitto"Le livre de l’Exode est plein de Kolòt, de voix… Kalòt signifie les sons produits par une corne de bélier, par les grelots d’un vêtement sacerdotal, par le tonnerre…  Mais dans la pauvreté d’une seule parole retenons une chose : du coup de tonnerre au tintement d’un grelot, le langage sacré reconnaît que le créé parle sans cesse. Il use d’une seule parole sur un ton d’humilité et de nostalgie : il admet ne pas comprendre ces voix et il renoue avec le temps où Adam comprenait à la lettre le créé" (Erri de Luca, Exode/Nomi).

La libération du peuple opprimé en Égypte avait commencé avec le fouet des contremaîtres sur le dos des travailleurs, et maintenant elle s’achève, au-delà de la mer, avec le tambourin de la danse de Myriam. Là où il n’y a pas de place pour le rythme de la danse, tôt ou tard apparaît celui du fouet. C’est l’humble et douce beauté du tambourin qui célèbre la liberté et qui nous sauve.

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Le salut : la danse et les yeux

Les sages-femmes d’Égypte / 9 – Après le fouet, le tambourin ; après la soif, les eaux douces Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 05/10/2014 "Le livre de l’Exode est plein de Kolòt, de voix… Kalòt signifie les sons produits par une corne de bélier, par les grelots d’un vêtement sacerdo...
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Les sages-femmes d’Égypte / 8 – Le Dieu de la Bible appelle à marcher sans peur dans les déserts

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/09/2014

Logo Levatrici d Egitto« Se garder de l’idolâtrie c’est ne pas s’esquiver quand les fils et les filles demandent : "pourquoi ce rite ? Pourquoi ce commandement éthique ? Pourquoi aimer le Dieu unique ? Et c’est ne pas se dérober aux réponses"

(Jean-Pierre Sonnet, Engendre c’est raconter)

Il suffit d’une seule nuit pour que le pharaon oublie la grande douleur des plaies, et pour que les seules préoccupations de l’empire redeviennent les briques et le ‘service’ des israéliens. "Lorsqu’on annonça au roi d’Égypte que le peuple avait fui, le cœur de Pharaon et de ses serviteurs changea à l’égard du peuple. Ils dirent : « qu’avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service ! » Pharaon fit atteler son char et emmena son armée" (14, 5-6). On découvre, à l’aube du nouveau jour, qu’il n’y avait aucune gratuité dans cette libération. [fulltext] =>

La première caractéristique fondamentale de tous les régimes idolâtres est leur absence de gratuité, première dimension, au contraire, de la foi biblique. La création, l’alliance, la promesse, la lutte contre l’idolâtrie : tout est don. Gratuité est l’autre nom de YHWH. La culture de l’idole hait le don, son premier ennemi sur terre, parce que l’idole ‘sait’ qu’au contact avec l’esprit de gratuité il mourrait, privé de son pouvoir incantatoire.
Quand naissent des règnes idolâtres, la première action des pharaons est l’élimination de toute trace de vrai don dans leur espace ‘sacré’, qu’ils remplissent entièrement et seulement d’objets et de marchandises. De nos jours cette élimination se fait en banalisant la gratuité, en la raillant, en la faisant passer pour une nostalgie enfantine d’adultes manqués. Le pharaon la transforme en gadget, en rabais, en fidelity cards et en cadeaux inoffensifs qu’il réserve à ses ‘fêtes’.

Mais la tentative la plus sournoise d’expulsion de la gratuité consiste à la confiner dans le ‘non-profit’, à en confier le monopole à des institutions philanthropiques et à des sponsors qui, tel le bouc-émissaire, servent à assumer tout le don-gratuité du village, à l’évincer, à le faire périr au désert.

Le village reste alors silencieux. L’idole ne peut parler. Et ses adorateurs finissent par perdre eux aussi le don de la parole. Il fait mal le silence assourdissant des salles des machines à sous de nos villes, des bars-tabacs, des auto-grills, des cafés et (hélas !) des bureaux de poste, où des hommes et des femmes, trop de petites vieilles, ‘grattent’ dans un silence religieux, désespérément seuls, rivés aux travaux forcés par des nouveaux pharaons sans pitié : "Ces idoles d’or et d’argent  ne sont que simulacre et ne peuvent parler" (Baruch, 6,7). Aussi la valeur de la parole de YHWH est-elle infinie, lui qui n’est pas une idole puisqu’il parle, ni une image mais une voix qui sait écouter notre voix, notre cri.

L’empire idolâtre/séparateur sera à son apogée quand il aura réussi à adjuger toute la gratuité à ses professionnels, à la soustraire de la vie ordinaire des villes et des entreprises. Le venin-vaccin (les cadeaux) qu’on injecte dans le corps du capitalisme aura atteint son objectif quand chaque banque aura créé sa fondation, quand les multinationales des jeux de hasard et des armes auront financé les traitements médicaux pour leurs victimes. Alors on nous aura sauvés de la gratuité ; le nouveau culte sera absolu, chaque heure de chaque jour.

Mais cela n’arrivera pas, parce que la gratuité est très tenace : elle réside au plus profond et au plus vrai du cœur humain. C’est l’invincibilité de notre vocation à la gratuité, de notre espérance de nous en sortir aujourd’hui encore, qui fait crouler tôt ou tard les empires.

La vision des chevaux et des chars des égyptiens fut la première épreuve des hébreux hors d’Égypte : "Les Israélites eurent grand-peur et crièrent vers Yahvé. Ils dirent à Moïse : « Manquait-il de tombeaux en Égypte, que tu nous aies menés mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? Ne te disions-nous pas : laisse-nous servir les Égyptiens, car mieux vaut pour nous servir les Égyptiens que de mourir dans le désert ? »".

Ainsi commencent les lamentations et les murmures du peuple qui, libéré de l’esclavage en Égypte, mettra beaucoup de temps à se libérer de son souvenir et de ses avantages. Ils comprennent tout de suite qu’une fois libérés, le risque de mourir augmente ("Manquait-il de tombeaux en Égypte ?"). Avec la liberté, l’éventualité de la mort se rapproche. Paradoxalement, on se sent plus vulnérable  hors des camps de travail. En effet dans tous les esclavages une forme d’alliance se crée entre oppresseur et opprimés : on est gardé en vie pour produire des briques. Aucun patron sensé (et les empires le sont) ne tue l’instrument de son profit, qu’il vaut mieux maintenir en vie et exploiter jusqu’au bout. C’est la peur de risquer notre vie qui nous empêche de sauver les autres. Les martyrs d’hier et d’aujourd’hui le savent bien.

La liberté est un ‘bien’ délicat et complexe. Nous la cherchons, la désirons, y aspirons pendant l’esclavage, mais, à peine libérés, nous nous rendons compte que notre nouvelle condition a son coût, son lot de souffrances et de fatigues. Alors, presque toujours, nous finissons par regretter l’esclavage et ses ‘biens’ (qu’on surestime et idéalise dans les épreuves de la liberté).

Le plus dur pour celui qui vit ou accompagne des processus de libération est de rester libre une fois libéré, car le temps de l’esclavage ne prépare pas aux dures réalités de la liberté. S’il est difficile de se libérer d’une relation pathologique avec un homme violent, il est plus difficile encore de résister au retour vers lui, quand le soir on se retrouve seule avec ses larmes ("Mieux vaut pour nous servir les Égyptiens que de mourir au désert"). S’il m’avait été très difficile de m’affranchir des ‘patrons’ qui garantissaient des adjudications et du travail à l’entreprise héritée de ma famille, il m’est encore plus difficile aujourd’hui de ne pas retourner frapper à leurs portes sûres, quand la crise économique est forte, qu’il n’y a plus de travail, et que les Égyptiens nous rattrapent ("Ne te disions-nous pas en Égypte : laisse-nous servir les Égyptiens ? ").

Les processus de vraie libération sont très longs, et une fois sortis de la terre d’esclavage on n’est qu’au début du chemin. Sans un ‘Moïse’ (un ami, une association, une institution publique, une mère, un fils…) qui continue à croire en la promesse et à la valeur de la libération, à croire même pour nous, nous finissons par redevenir esclaves.

Le livre de l’exode représente un grand exercice spirituel et éthique, non seulement pour qui entreprend une libération, mais aussi pour qui, une fois libre, doit résister sur les longs chemins d’après la sortie d’Égypte. On comprend pourquoi le Dieu de la Bible n’est pas le dieu de l’espace (occupé par les idoles) ; il est Dieu du temps qui nous appelle à sortir, à marcher à travers les déserts vers une promesse qui va toujours au-delà de nos certitudes et de nos peurs.

Cette première épreuve du peuple et de Moïse aux abords de la mer, contient un autre enseignement, tout spécialement pour qui fonde (ou succède à la tête) des communautés, des œuvres, mouvements, organisations à visée idéale. On répond à un appel, on entreprend un grand processus de libération pour soi et pour beaucoup d’autres, on se met en route vers la mer. Mais au bout de la nuit de la libération on trouve, non pas une voie de salut, mais un mur apparemment insurmontable. Le pharaon nous poursuit, la mer nous barre la route, et le peuple que nous avons sauvé proteste et semble vouloir revenir en arrière, annulant le sens et la souffrance de cette histoire de salut.

Cette solitude inévitable est l’épreuve typique des fondateurs, dont ils ne sortent que s’ils savent imiter Moïse : "Moïse répondit : N’ayez pas peur !" (14, 10-13). Moïse aussi aura eu peur, peut-être plus que tous, mais il réussit à redonner courage : "N’ayez pas peur". Ces épreuves touchent toute la communauté (tous ont peur), mais le fondateur/responsable est doublement touché : par la peur collective de l’imminence possible de la mort, et par la communauté qui l’abandonne. On ne survit et on ne traverse la mer que si au moins ‘Moïse’ continue à croire, espérer, résister…  à écouter et agir dans la direction opposée à celle que veut prendre la communauté apeurée.

Il est vital pour les communautés et les institutions que leurs responsables aient la capacité/vertu de ne pas céder aux peurs collectives, de ramer à contre-courant, de résister au découragement du peuple, de continuer à croire à la promesse qu’une peur imminente et réaliste risque d’éteindre. On peut être un bon leader dans la vie ordinaire des ‘camps de travail’, sans sauver personne au temps des grandes peurs collectives, où il faut savoir résister et agir, même fatigué et seul, à contre-courant de la communauté qui a peur et récrimine. Cette capacité/sagesse de persévérer avec obstination dans la direction contraire est particulièrement précieuse à l’art du politicien au moment des grandes crises, un art tout entier gratuité, chose très rare en temps d’idolâtrie.

À qui sait résister, pressé entre les égyptiens et le peuple, il peut arriver d’assister au miracle de la transformation du mur infranchissable des eaux en passage vers la terre promise : "Les Israélites pénétrèrent à pied sec au milieu de la mer, et les eaux leur formaient une muraille à droite et à gauche" (14, 21-22).

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Les sages-femmes d’Égypte / 8 – Le Dieu de la Bible appelle à marcher sans peur dans les déserts

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/09/2014

Logo Levatrici d Egitto« Se garder de l’idolâtrie c’est ne pas s’esquiver quand les fils et les filles demandent : "pourquoi ce rite ? Pourquoi ce commandement éthique ? Pourquoi aimer le Dieu unique ? Et c’est ne pas se dérober aux réponses"

(Jean-Pierre Sonnet, Engendre c’est raconter)

Il suffit d’une seule nuit pour que le pharaon oublie la grande douleur des plaies, et pour que les seules préoccupations de l’empire redeviennent les briques et le ‘service’ des israéliens. "Lorsqu’on annonça au roi d’Égypte que le peuple avait fui, le cœur de Pharaon et de ses serviteurs changea à l’égard du peuple. Ils dirent : « qu’avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service ! » Pharaon fit atteler son char et emmena son armée" (14, 5-6). On découvre, à l’aube du nouveau jour, qu’il n’y avait aucune gratuité dans cette libération. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )

La gratuité qui sait parler

Les sages-femmes d’Égypte / 8 – Le Dieu de la Bible appelle à marcher sans peur dans les déserts Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 28/09/2014 « Se garder de l’idolâtrie c’est ne pas s’esquiver quand les fils et les filles demandent : "pourquoi ce rite ? Pourquoi ce commande...