À l’écoute de la vie

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À l’écoute de la vie / 15 – Magasin d’illusions : la malédiction des prophètes courtisans

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 02/10/2016

Tronco rid« Oui, vraiment, seuls les cailloux pouvaient vivre sans cet élan intérieur. Tout le reste, tout le vivant, ne pouvait vivre autrement que sous le signe de l’Espérance. »

Susanna Tamaro, Le tigre et l’acrobate

Le mutuel avantage est la règle d’or de l’économie et d’une grande partie de la vie civile. La richesse économique, éthique et sociale des nations croît dans la mesure où les personnes génèrent entre elles des rapports nouveaux pour satisfaire mutuellement à leurs besoins. Mais il y a des circonstances et des moments dans la vie qui nous sont bénéfiques en ne satisfaisant pas nos goûts et nos besoins, parce que, sinon, ils nous contenteraient sans nous rendre heureux. C’est le cas des moments cruciaux où nous nous gardons de dire aux autres ce qu’ils voudraient entendre, parce qu’au contraire nous avons à leur dire des choses dérangeantes ; c’est aussi le cas quand nous tenons bon dans l’écart entre ce que nous attendons des vrais prophètes et ce qu’ils nous donnent de dérangeant et d’insatisfaisant, sans nous rendre au florissant marché des faux prophètes où l’on trouve exactement tout ce qu’on veut, mais sans plus.

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Parvenus au centre du livre d’Isaïe, nous voyons qu’il ne s’est pas encore habitué à l’inefficacité de la parole qu’il annonce. En l’appelant (chapitre 6), YHWH lui avait dit que les chefs du peuple ne l’auraient pas écouté, mais il ne se résigne toujours pas à l’impuissance de sa parole. On ne peut rester longtemps prophète sans comprendre les raisons de l’inefficacité de sa propre mission. Sans se satisfaire du reste qui croit en sa parole, et sans s’en consoler, un prophète honnête doit chercher pourquoi beaucoup, en l’écoutant, ne croient pas. Isaïe est grand dans sa puissante et radicale explication : « Le Seigneur a versé sur vous un esprit de torpeur ; il a fermé vos yeux, prophètes ; il a voilé vos têtes, voyants. La révélation de tout cela est pour vous comme les mots d’un document scellé » (Isaïe 29, 10-11).

Pour Isaïe, c’est Dieu lui-même qui bouche les oreilles, voile les yeux et endurcit le cœur de celui qui n’accueille pas sa parole. Il n’est pas d’explication plus puissante, plus surprenante aussi, profondément logique et radicale : C’est YHWH qui a scellé le livre de la prophétie ; c’est lui qui, ‘ce jour-là’, pourra défaire le sceau, et, au-delà du reste fidèle, sauver aussi les autres. Il pourra sauver tout le monde, même ceux qui n’ont pas écouté et n’écoutent pas. Le ‘reste’ garde vive la promesse, l’espérance, la foi, l’alliance. Mais dans l’âme de l’humanisme biblique se trouve une vérité fondamentale : le salut, s’il est vrai, n’est pas seulement pour le ‘reste’ : il est pour tous.

Le bonheur n’est pas complet tant que nous bénéficions du salut dans un monde qui se perd, tant que gît sous notre paradis un enfer encore habité. La grandeur et la vérité du bonheur sont à tous ou à personne. « En ce jour-là les sourds entendront la lecture du livre et, sortant de l’obscurité des ténèbres, les yeux des aveugles verront. De plus en plus, les humbles se réjouiront dans le Seigneur, et les pauvres gens exulteront. Car ce sera la fin des tyrans, les railleurs seront anéantis » (29, 18-20).

Le ‘reste’ n’est donc pas une élite, ni un club de prédestinés, ni un oasis de salut dans un océan d’éternelle perdition. Il est simplement sel et levain, qui n’ont de sens qu’en devenant le pain de tous, le pain pour tous. Le reste ‘retourne au pays’ en acompte du retour des autres. Ce reste, ce ne sont pas des convives déjà installés à la table du père, mais le fils qui mange encore les glands des porcs. La terre a pour vocation le salut universel, le retour de tous au banquet des fils et des filles.

Il faut un grand courage éthique et théologique pour faire de Dieu le responsable de la non-croyance du monde – les prophètes continuent de venir nous dire et nous donner ce courage. Le salut reste lointain parce que les ‘restes’ se transforment trop souvent en clubs privés de privilégiés qui, au lieu de se comporter en sel et levain, s’opposent à la masse et parfois la maudissent. Aucun bon levain ne hait le peuple.

Ce qui ‘dénature le reste’, c’est surtout les faux-prophètes qui, plus que les chefs, sont les vrais ennemis du peuple et de la foi, et donc des vrais prophètes. Isaïe est sans pitié envers la fausse prophétie parce qu’elle est au fond la plus subtile idolâtrie, celle qui naît au sein du peuple de l’alliance. Les plus dangereux veaux d’or ne sont pas ceux qui proviennent des cultes de Baal, d’Égypte ou de Babylone. Ils sont plutôt ceux que fabrique le peuple dans ses forges, en fondant l’or des familles, des épouses, des filles, des dons.

Tant que les idoles se différencient du Dieu qui est autre, invisible et indicible, tant qu’elles ne sont que des statues mortes dans un temple où YHWH est absent (il n’est pas une idole puisqu’il n’habite pas le temple que nous lui avons construit), il y a espoir de rentrer au pays, espoir que quelqu’un se rende compte de la stupidité des idoles et en fasse un feu. « Le bûcher est prêt, large et profond, avec autour plein de bois pour le feu » (30, 33). Le salut quitte définitivement la scène quand le veau d’or prend le nom de YHWH (Exode 32), c’est-à-dire quand le vrai Dieu d’hier devient l’idole d’aujourd’hui. Ces transformations et manipulations sont le principal métier des faux-prophètes, produits de la pire idolâtrie, celle qui fait de Dieu un fétiche. Ces faux-prophètes ne sont pas idolâtres d’idoles, mais de Dieu.

Continuant sa critique systématique de l’idolâtrie, Isaïe nous dit dans ce chapitre une chose nouvelle et décisive. Il sait bien qu’il va nous dire une vérité primordiale, et il s’exclame : « Va, maintenant, écris cela devant eux sur une tablette, en deux exemplaires, et que ce soit pour l’avenir un témoin perpétuel » (30, 8). Puis il prophétise : « Ils disent aux prophètes : "ne nous prophétisez pas des choses justes, dites-nous des choses agréables, prophétisez des chimères" » (30, 9-10).

Ces prophètes d’illusions sont des prophètes courtisans. Ils sont populaires en tout temps, mais sont légions en temps de crise morale, quand ‘l’offre’ de fausse prophétie répond parfaitement à la ‘demande’ des chefs du peuple. Les puissants demandent des illusions, et les faux prophètes n’ont que cela à produire et à vendre. Cette demande de prophétie illusoire et flatteuse trouve toujours une offre. Qui offre ne s’autoproclame prophète que pour répondre à cette demande – comme ces coopératives et entreprises qui naissent seulement pour répondre aux appels d’offre publics. Mais il existe aussi l’offre de celui qui est né vrai prophète, mais qui un jour, assis au pouvoir, change le contenu de sa prophétie en paroles satisfaisant l’acheteur. Il devient un prophète de palais, un courtisan toujours prêt à produire sur commande des horoscopes prophétiques, à prononcer les seuls discours que les chefs veulent entendre, pour le succès et pour l’argent.

La parole courtisane est commune sous le soleil. Tous nous la connaissons, beaucoup l’utilisent. Il est beaucoup plus facile d’aligner nos sentiments sur ceux de nos collègues, amis et patrons, de leur dire ce qu’ils aiment entendre, de confirmer leurs certitudes, de justifier leurs pratiques. Il est plus difficile de dire le vrai qui dérange, de confesser les mensonges, de démasquer les fausses consolations. Le salut nous est impossible si nous ne sommes entourés que d’amis et collègues flatteurs. Immense trésor est au contraire l’ami non courtisan et sincèrement honnête avec nous, même quand il nous fait mal et nous blesse.

Mais quand les paroles courtisanes sont dans les bouches des prophètes, les conséquences sont beaucoup plus graves. Quand les membres d’une communauté courtisent le fondateur ou le responsable, quand les artistes flattent les puissants, quand les poètes cherchent à plaire aux lecteurs, la vie spirituelle et civile s’arrête et décline rapidement, et apparaissent des régimes et des totalitarismes de toute sorte. Les prophètes, les charismes, les artistes rendent un bon service aux gens et au monde en nous disant des paroles nouvelles, qui nous aiment justement parce qu’elles ne sont pas celles que nous voulions entendre.

La prophétie, à la différence des entreprises, ne doit pas satisfaire les besoins des ‘consommateurs’ : elle nous aime en nous laissant insatisfaits, dérangés. Les vrais prophètes se différencient des faux en s’abstenant de nous dire les paroles ce que nous aimerions entendre ; ils en ont d’autres plus vraies et meilleures à nous donner. Quand au contraire les auditeurs des prophètes deviennent des ‘clients qui ont toujours raison’, on assiste à l’une de pires perversions éthiques, cause de multiples maladies communautaires et sociales. De YHWH on fait de nouveau un veau d’or.

La prophétie courtisane est la racine de nombreuses transformations idolâtres. Au lieu de continuer à annoncer un Dieu différent de nous, plus grand et non manipulable (la prière est le contraire de la manipulation), ces faux prophètes rapetissent la vérité pour la faire coïncider avec notre fausseté, qui devient aussi la leur. Au lieu de nous servir en nous indiquant le ‘non encore’, ils réduisent la réalité à ce qu’elle est déjà et/ou à ce que nous voudrions qu’elle soit. Il y a toujours eu dans le monde et dans les religions de nombreux prophètes, mais légions sont les faux prophètes de ce type-là. Ils remportent un grand succès parce que le succès est leur seul objectif.

Il arrive trop souvent que le dieu qui nous est présenté n’est qu’un dieu confectionné en fonction du goût des consommateurs sur le marché du religieux. Et il arrive aussi qu’au lieu d’être une négation de Dieu après qu’on l’ait connu, l’athéisme soit trop souvent, tout simplement, la découverte puis le refus de la stupidité des idoles produites par les faux prophètes. Pour espérer rencontrer Dieu, du moins celui de la Bible, il nous suffit simplement de nous mettre au côté d’Isaïe, de démasquer avec lui les faux-prophètes courtisans en nous et autour de nous. Et puis de les chasser du temple, pour enfin espérer que, ‘ce jour-là’, le salut de tous puisse être aussi le leur.

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À l’écoute de la vie / 15 – Magasin d’illusions : la malédiction des prophètes courtisans

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 02/10/2016

Tronco rid« Oui, vraiment, seuls les cailloux pouvaient vivre sans cet élan intérieur. Tout le reste, tout le vivant, ne pouvait vivre autrement que sous le signe de l’Espérance. »

Susanna Tamaro, Le tigre et l’acrobate

Le mutuel avantage est la règle d’or de l’économie et d’une grande partie de la vie civile. La richesse économique, éthique et sociale des nations croît dans la mesure où les personnes génèrent entre elles des rapports nouveaux pour satisfaire mutuellement à leurs besoins. Mais il y a des circonstances et des moments dans la vie qui nous sont bénéfiques en ne satisfaisant pas nos goûts et nos besoins, parce que, sinon, ils nous contenteraient sans nous rendre heureux. C’est le cas des moments cruciaux où nous nous gardons de dire aux autres ce qu’ils voudraient entendre, parce qu’au contraire nous avons à leur dire des choses dérangeantes ; c’est aussi le cas quand nous tenons bon dans l’écart entre ce que nous attendons des vrais prophètes et ce qu’ils nous donnent de dérangeant et d’insatisfaisant, sans nous rendre au florissant marché des faux prophètes où l’on trouve exactement tout ce qu’on veut, mais sans plus.

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Le succès est un dieu minuscule

À l’écoute de la vie / 15 – Magasin d’illusions : la malédiction des prophètes courtisans Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 02/10/2016 « Oui, vraiment, seuls les cailloux pouvaient vivre sans cet élan intérieur. Tout le reste, tout le vivant, ne pouvait vivre autrement que sous le si...
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À l’écoute de la vie / 14 – Ce qui tient debout le monde entier, c’est une promesse

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 25/09/2016

Anna Caravella rid 300« La mort est pour nous à la fois une expérience-limite et une expérience de la limite : un événement extraordinaire, qui, à cause même de son exceptionnalité, nous met face à notre radicale finitude… La survie est la problématique centrale du pouvoir ».

Elias Canetti, Pouvoir et survie

La promesse biblique a toujours été difficile à comprendre et à accueillir, parce qu’elle est trop différente de celle des faux prophètes, et de celle des promesses des idoles et des idéologies. Elle a été mille fois trahie par le peuple, par ses rois, par le temple. Mais elle a été gardée vive par les prophètes, préservée par un ‘reste’ devenu parfois minuscule, petit rejeton en germe sur un morceau de tronc qui semblait mort à jamais.

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Seul ce ‘reste’, fait de gens pauvres et humbles, comprend les prophètes parce qu’il n’a jamais cessé de croire en cette antique et difficile promesse. Continuer à espérer quand les empires étrangers conquièrent, détruisent et déportent, garder en mémoire les anciennes prières quand le temple est envahi de nouvelles idoles à la mode, continuer de crier la défense du pauvre, se garder de maudire les bourreaux et Dieu quand on est cloué en croix, c’est devenir sans le savoir membre de ce reste, citoyen de ce royaume, sel et levain. Citoyen de la terre, d’un pays, d’une entreprise, d’une communauté, car tout groupe humain a son reste fidèle qui peut le sauver, et souvent le sauve.

Ce petit royaume invisible est souvent assiégé et menacé d’extinction. S’il continue de vivre, c’est surtout grâce aux prophètes, qui nourrissent ce reste en lui racontant mille fois l’antique promesse, qui renaît ainsi chaque fois dans leur propre chair. Ils prononcent des paroles d’avenir, et s’offrent eux-mêmes en acompte visible et concret de la terre promise encore à paraître. Ce reste, ils le protègent, comme une lionne ses petits, des séductions toujours nouvelles des faux prophètes.

Cela fait trois millénaires que les signes de reconnaissance des fausses prophéties sont les mêmes : couleurs brillantes, terre sans ombre, écart d’avec les pauvres toujours plus grand, ‘temple’ transformé en lieu de sacrifices et de cultes voués à l’émotive et extatique consommation, récits de visions comme en ont les ivrognes. Isaïe le sait très bien : « La boisson les égare, le vin les engloutit ; prêtres et prophètes titubent sous l’effet de boissons fortes » (Isaïe 28, 7). Les premières boissons enivrantes de la fausse prophétie et des faux cultes sont leurs liturgies, si débordantes de paroles et de gestes qu’ils ne laissent à l’esprit aucune entrée possible. Elles éloignent les fidèles des humbles fatigues de la vie, et les font déambuler cuits d’ivresse dans les rues. C’est peut-être après avoir assisté à l’un de ces rites orgiaques qu’Isaïe s’exclame : « Toutes les tables sont couvertes de vomissements infects » (28, 8).

Les religions et les civilisations ont toujours vécu, et continuent de vivre, dans un conflit pérenne entre ceux qui, d’une part, cherchent à nous extraire des souffrances présentes en nous étourdissant de faciles drogues pseudo-spirituelles et idéologiques, et d’autre part les vrais prophètes, qui, sans jamais y parvenir, passent leur vie à nous tenir éveiller et vigilants, ancrés aux espérances non vaines et donc difficiles. Ce type de conflit peut parfois prendre des allures de dérision et de moquerie : « Qui donc veut-il enseigner ? À qui veut-il expliquer ses révélations ? À des enfants à peine sevrés ? À des bébés ? » (28, 9). Les adversaires d’Isaïe affirment ne pas avoir besoin de sa révélation, seulement bonne aux enfants pas encore sevrés. Ils se moquent de lui et le raillent au son d’une comptine dont usaient (peut-être) les mamans de Jérusalem pour apprendre à leurs enfants à parler et/ou à marcher : « Sawlasaw, sawlasaw, qawlaqaw, qawlaqaw, zeèr sham, zeèr sham » (28, 10).

Aux faux prophètes, aux chefs du peuple toujours séduits par la fascination des fausses prophéties et toutes sortes d’orgies et de rites ésotériques, les honnêtes paroles du prophète apparaissent trop simples et élémentaires, affaire de marmots. Au lieu de s’efforcer de « redevenir comme des enfants", ils accusent Isaïe d’infantilisme. Ce sort, les prophètes l’ont en commun avec les vrais innovateurs dans l’art, la science, la culture, la spiritualité, où le premier instrument de leur discrédit est le sarcasme, la banalisation de leurs thèses et de leurs expériences, qu’on ridiculise en les qualifiant de trop élémentaires, de choses pour enfants – comme si, entre autre, il était facile pour un adulte d’imiter les enfants : on s’y essaie toute la vie pour finalement, parfois, n’y parvenir qu’à la fin, presque toujours imparfaitement.

Alors que nous sommes avec Isaïe, encore aux prises avec le sarcasme de ses contemporains (et des nôtres), surgit un autre merveilleux coup prophétique. Nous sommes plongés dans une des plus fines descriptions du pouvoir : « Vous, les railleurs qui gouvernez ce peuple à Jérusalem, écoutez donc ! Vous dites : "Nous avons conclu une alliance avec la Mort, nous avons fait un pacte avec le séjour des morts. Le fléau déchaîné, quand il passera, ne nous atteindra pas, car nous nous sommes fait du mensonge un refuge, et dans la duplicité nous avons notre abri" » (28, 14-15).

Isaïe se montre fin connaisseur et accusateur d’un des esprits les plus puissants de la terre : l’esprit du pouvoir – un esprit que notre temps a mis au rencart, en le considérant d’un autre temps, inutile à la compréhension du capitalisme et des nouvelles démocraties.

Isaïe nous dit qu’à la base du pouvoir des ‘patrons’ du peuple s’opère un acte religieux-idolâtre, un réel ‘pacte avec la mort’, où la personne avide de pouvoir ‘vend son âme’ en échange d’une sorte d’immortalité. Il n’est pas besoin d’évoquer ces dictateurs adeptes de rites païens et de magie pour comprendre que tout pouvoir tend naturellement à dépasser la condition mortelle de tout un chacun, à vouloir vaincre la mort. C’est un délire intrinsèque du pouvoir. Le pouvoir – politique, religieux, charismatique – génère la sensation, qui devient vite certitude, de ne pas être comme les autres vivants (« …le fléau ne nous atteindra pas »), d’avoir enfin conquis-acquis la grande immunité par rapport à tout mal, et donc à la mort, le plus grand des maux. D’être enfin comme Dieu. L’antique promesse du serpent revient, lui qui séduit chaque fois qu’il revient – le grand mythe du chapitre 3 de la Genèse est aussi un discours anthropologique sur le pouvoir, qui est toujours aussitôt un discours religieux.

Quand il accède au pouvoir, le puissant abandonne la condition de l’animal et assume celle du vacher à l’égard de ses vaches, ou du chasseur envers ses proies : supérieur et invulnérable, nanti d’une infinie capacité-pouvoir de rendre les autres vulnérables. Rien plus que le pouvoir ne sépare et n’immunise vis-à-vis de qui n’en a pas. Voilà pourquoi tout pouvoir tend naturellement à devenir absolu : ‘un seul homme aux commandes’, et que tout pouvoir partagé est imparfait et instable. L’immortalité conquise par le puissant lui fait effacer l’horizon de la mort du cadre de la vie concrète, et donc effacer tout horizon plus grand, comme celui d’un tribunal où, un jour, il devra rendre compte de ses actions. Quand on est le patron des autres, on se sent vraiment comme un dieu, même quand notre paradis n’est qu’une ville, un bureau, un couvent.

Le pouvoir ne promet pas l’immortalité en vendant seulement l’illusion d’une moindre exposition à la vulnérabilité, à la maladie, ni en offrant seulement l’espoir illusoire de se forger un souvenir impérissable par des actes héroïques. Il promet beaucoup plus, car sa terre promise produit un miel beaucoup plus doux. L’accès au pouvoir promet de prolonger la sensation d’immortalité typique de la jeunesse, quand la mort n’existe pas ou ne concerne que les autres. Cela explique l’affinité qui lie pouvoir et jeunesse. Elle est recherchée, célébrée, idolâtrée par les puissants. Passée la jeunesse, les hommes s’efforcent de rester au pouvoir surtout, seulement peut-être, pour rester jeunes et donc pour l’illusion de ne pas mourir, une illusion non consciente et feinte qui fait à la fois la force et la fragilité du pouvoir.

Il est intéressant et frappant de constater que, pour exprimer ce commerce scélérat entre pouvoir et mort, beaucoup de cultures ont employé la métaphore économique. Cela révèle davantage la nature de l’argent, sa prétendue promesse de pouvoir tout acheter, même l’impossible. C’est pourquoi plus il s’accumule, plus il fascine.

Mais pour qu’un simple contrat puisse promettre un prix infini, il demande tout en contrepartie : l’âme, la vie entière. Voilà pourquoi les hommes, de tout temps, sacrifient tout sur l’autel du pouvoir : leurs affections, leurs amours, leurs espoirs, leur dignité. Car on ne cherche pas tant les privilèges et les avantages directs du pouvoir que l’immortalité : on veut survivre à la mort.

Comme cela s’est passé dans les chapitres déjà commentés, c’est alors qu’Isaïe, après une grande page de dénonciation et de critique, réalise ses chefs d’œuvre théologiques, prononce ses plus belles paroles. À l’illusion du pouvoir immortel des patrons du peuple, Isaïe répond en livrant la grande parole de la pierre angulaire : « Cependant, ainsi parle le Seigneur Dieu : "Voici que je pose dans Sion une pierre à toute épreuve, une pierre angulaire, précieuse, établie pour servir de fondation ». Et il termine avec une phrase mystérieuse dont la beauté nous fait frémir : « Qui croit saura attendre » (28, 16). Cette phrase est l’inscription qu’Isaïe a posée sur la pierre angulaire de son édifice spirituel et idéal. Cette pierre angulaire, fondement très ferme, solide et qui tient tout, ne peut être que le reste : cette petite chose qui croit et qui tient debout le monde.

Ce qui ne meurt pas n’est pas le pouvoir et ses illusions mortifères. Ce qui vraiment ne meurt pas est celui qui est capable de croire en la promesse humble et vraie, grande parce qu’elle est petite. Nous ne mourons pas tant que nous sommes capables de rester dans l’accomplissement de la promesse, qui survit vraiment dans les enfants, les petits-enfants, ceux du ‘reste’ de demain. C’est tout ce que nous pouvons faire pour ne pas mourir. Il n’y a pas d’autre bonne immortalité sous le soleil. Qui croit saura attendre.

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À l’écoute de la vie / 14 – Ce qui tient debout le monde entier, c’est une promesse

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 25/09/2016

Anna Caravella rid 300« La mort est pour nous à la fois une expérience-limite et une expérience de la limite : un événement extraordinaire, qui, à cause même de son exceptionnalité, nous met face à notre radicale finitude… La survie est la problématique centrale du pouvoir ».

Elias Canetti, Pouvoir et survie

La promesse biblique a toujours été difficile à comprendre et à accueillir, parce qu’elle est trop différente de celle des faux prophètes, et de celle des promesses des idoles et des idéologies. Elle a été mille fois trahie par le peuple, par ses rois, par le temple. Mais elle a été gardée vive par les prophètes, préservée par un ‘reste’ devenu parfois minuscule, petit rejeton en germe sur un morceau de tronc qui semblait mort à jamais.

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Qui croit saura attendre

À l’écoute de la vie / 14 – Ce qui tient debout le monde entier, c’est une promesse Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 25/09/2016 « La mort est pour nous à la fois une expérience-limite et une expérience de la limite : un événement extraordinaire, qui, à cause même de son exceptionnalité, nous ...
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À l’écoute de la vie / 13 – Dans le fils, en tout fils, la victoire sur la mort

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 18/09/2016

Portatore di pane Lovanio rid« Il n’existe pas de prophétie qui ne soit apocalyptique, à commencer par le livre d’Isaïe. Les oracles des prophètes débordent d’avenir, d’un avenir inséparablement apocalyptique et messianique. Si la prophétie apparait quand le peuple est au fond de l’abîme, c’est parce qu’il n’y a pas de création sans chaos »

 Sergio QuinzioCommentaire de la Bible

Les prophètes ne sont jamais tendres avec l’argent. Ils connaissent bien son charme et son pouvoir de séduction du cœur de l’homme : il se présente comme une idole capable d’assouvir notre soif de sécurité, et, comme toutes les idoles, il réclame tout en échange. À la fin de ses oracles sur les nations et avant de nous introduire dans son Apocalypse-Révélation, Isaïe nous dit des choses admirables sur l’argent. Pour décrire la destruction de Tyr, image de la puissance commerciale phénicienne, il emploie la métaphore d’une prostituée qui n’est plus jeune et qui parcourt les places à la recherche de nouveaux clients : « Prends une harpe, fais le tour de la ville, courtisane oubliée. Joue de ton mieux, reprends tes chansons afin qu’on se souvienne de toi » (Isaïe 23, 16).

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Le commerce : un échange mercenaire ; le profit : un gain honteux. Mais un chemin de conversion se présente à l’argent et à ses marchants phéniciens : « Mais ses gains et ses profits seront consacrés au Seigneur, ils ne seront ni amassés, ni entassés. Ses gains serviront à nourrir et rassasier ceux qui habitent devant le Seigneur et à leur assurer un vêtement durable » (23, 18). Le gain amassé est malédiction ; l’argent employé pour ‘nourrir et vêtir avec dignité’ est ‘consacré au Seigneur’. Les trente pièces d’argent de Judas, comme les deux pièces que le samaritain donna à l’aubergiste pour l’associer à son service du prochain, c’était de l’argent. L’or que les hébreux emportèrent hors d’Égypte servit dans le désert à construire le tabernacle de l’Arche et à forger le veau d’or. Le même or, les mêmes mains, mais à des fins contraires.

Notre civilisation n’a d’abord plus été capable de distinguer les veaux d’or des tabernacles. Puis elle a fondu les tabernacles pour façonner de nouvelles idoles. Enfin elle a décrété la ‘mort de Dieu’ après l’avoir transformé en une idole brillante, inutile et toujours plus éloignée de la Bible, plus semblable aux antiques cultes de Baal. Les prophètes nous font le don immense d’appeler les idoles par leur nom et de les distinguer de l’arche d’alliance. Ils savent se tenir en souffrance devant nos forges où nous transformons encore les derniers tabernacles en quantités industrielles de veaux d’or.

Les chapitres de "l’Apocalypse d’Isaïe" (24-27) nous aident à entrer dans une nouvelle dimension de la vocation prophétique, de toute authentique vocation. Nous découvrons qu’Isaïe aussi a son ‘secret’ et sa ‘révélation’ (apocalypse) : c’est sa mission et son destin. Il dit : « C’en est fait de moi ! Quel malheur ! » (Isaïe 16). Nous ignorons ce que signifie vraiment ce secret, à cause des corruptions de son temps et des erreurs (peut-être) des copies et des glossaires. Mais nous pouvons et devons essayer de dire une chose que nous savons : le secret d’Isaïe n’a rien à voir avec les énigmes d’un certain catastrophisme (historiquement postérieur), avec ces mystérieux chiffres et lettres qui peuplent les décadences spirituelles des religions – et qui donc resurgissent aujourd’hui.

Nous pouvons penser que le secret d’Isaïe est sa vocation, sa conscience d’être habité par une voix qui lui fait voir des réalités pour lui très douloureuses. « Malheur à moi ! Les traitres ont trahi. Trahison ! C’est la frayeur, la fosse, le filet pour toi, habitant du pays » (24, 16-17). Ses yeux de prophète lui font voir que le monde n’est que trahison et fausseté, qu’ainsi sont faits les hommes sous le soleil. Tous nous trahissons, au moins une fois. Nous trahissons nos amis par manque de générosité, nos enfants en les idolâtrant, notre conjoint par au moins la trahison du ‘cœur’, nos collègues et responsables en laissant notre âme à la porte du bureau pour n’avoir affaire qu’au seul contrat de travail. Nous trahissons nos électeurs quand notre intérêt privé ne parle de ‘bien commun’ que pour les séduire. Nous nous trahissons nous-mêmes en restant sourds à la vraie voix qu’il nous est donné de connaître. Tous nous trahissons, au moins une fois. Nous oublions nos trahisons et celles que nous subissons car notre cœur, sinon, ne résisterait pas. Mais les prophètes les voient, en souffrent et ne peuvent les oublier : sinon, ils cesseraient de nous aimer et nous ne pourrions pas nous racheter.

Le prophète continue de voir nos dévastations, nos infidélités, nos trahisons. Il reste une ‘sentinelle’ dans la nuit : ses pupilles dilatées lui permettent de mieux voir les silhouettes nocturnes, et d’annoncer l’aube qui n’est pas encore là. Il voit la souffrance, les erreurs et les péchés des gens de son peuple et sait qu’il n’y peut rien, ou peu, trop peu. Alors il crie : « Malheur à moi ! ». Les prophètes ont reçu plus de dons que les autres, mais s’ils sont fidèles ils souffrent davantage. Ils voient davantage et autrement ; ils souffrent plus et autrement.

Cette ‘souffrance des yeux impuissants’ est une part essentielle de la vocation des prophètes et des charismes (qui continuent dans l’histoire la fonction prophétique). C’est leur pain quotidien, avec les joies typiques et merveilleuses qui sont l’autre face de ces vocations. Le beau qu’ils voient ne les console pas de la douloureuse laideur qu’ils voient davantage encore. Souffrance de trop voir et de pouvoir si peu ; souffrance de pouvoir voir à l’infini et de se sentir incapable de soulager la peine du monde.

Fidèle est le prophète qui apprend à habiter cette sorte de souffrance, qui sait rester dans cette impuissance sans décider un jour de s’arracher les yeux de l’âme. Beaucoup de prophètes s’égarent en chemin ou deviennent des faux prophètes (qui ne souffrent pas parce qu’ils ne voient pas) : ils ne supportent pas de rester dans cette souffrance, qui dure toute la vie et grandit au fil des ans. S’il est difficile d’assumer une vocation quand on est jeune, il est très difficile d’y rester fidèle en vieillissant.

Pour exprimer cet aspect de son ‘secret’, le prophète parle des douleurs de l’enfantement : « Nous avons été devant toi, ô YWHW, comme une femme enceinte, près d’enfanter, qui se tord et crie dans les douleurs, mais c’est comme si nous avions enfanté du vent » (26, 17-18). Enfanter du vent, engendrer vainement… Douleurs de l’enfantement sans enfant : y a-t-il douleur plus grande ? Un homme, Isaïe, pour exprimer cette dimension de sa vocation ne peut que recourir à la plus intime expérience féminine, mystère que le don prophétique lui permet de saisir, donnant chair à sa parole. Isaïe sait : « Nous n’apportons pas le salut à la terre, ni au monde de nouveaux habitants ». La force infinie de sa parole n’a pu vaincre la mort : « Les morts ne revivent pas, les trépassés ne se relèvent pas » (26, 14).

C’est alors que sa parole se sublime et que commence le chant de l’espérance messianique : « Ce jour-là le Seigneur interviendra avec son épée dure, énorme et puissante contre Léviathan, le serpent fuyant, contre Léviathan, le serpent tortueux » (27, 1). Le Léviathan, le grand monstre marin dévoreur et tueur, sera vaincu. La vigne ne sera plus abîmée et abandonnée (ch. 5), mais « Ce jour-là, chantez la vigne délicieuse. Moi, le Seigneur, j’en suis le gardien, je l’arrose régulièrement. De peur qu’on y fasse irruption, je la garde nuit et jour » (27, 2). Nous ne savons pas – ni Isaïe, ni aucun prophète – quand ‘ce jour’ viendra, mais, comme lui, on peut croire qu’il viendra. Je sais que ce n’est pas moi qui verrai son aurore, que le ‘tu’ du ‘chant de la vigne régénérée’ sera un fils, un petit-fils, un enfant du monde.

Cette gratuité est la nature même de l’espérance. Le peuple qui, encore ‘dans les ténèbres’, lisait ces paroles d’Isaïe, anticipait ce salut et parvenait déjà à ses sources. C’est le premier miracle de la parole : tandis qu’en exil nous lisons et nous disons l’un à l’autre les paroles d’espérance pour demain, déjà commence le retour et nous nous mettons à l’œuvre pour que deviennent chair demain ces paroles qui aujourd’hui nous font espérer. L’impuissance des yeux des prophètes se transforme ici en mystérieux et réel pouvoir du regard devenu parole dite et écrite. Les prophètes sont les gardiens du temps entre le jour – le nôtre et le leur – et ce jour qui doit encore venir. Ils enfantent du vent pour nous permettre d’engendrer des fils.

Isaïe continue la révélation de son secret et nous dit qu’en ce jour-là adviendra une chose impensable, impossible : « Tes morts revivront, leurs cadavres ressusciteront ! Réveillez-vous, criez de joie, vous qui demeurez dans la poussière ! » (26, 19). Il n’est pas de plus grande impuissance que face à la mort. Nous en ressentons tous la souffrance, les prophètes plus encore et toujours, pas seulement quand meurent leurs fils et leurs amis.

À l’aube du ‘premier jour qui suit le sabbat’, se trouvait sans doute toute cette douleur des prophètes devant les morts sans résurrection, la douleur de l’humanité sur les tombes des filles et des fils. La foi nous dit que c’est le Père qui a ressuscité le Fils ; mais la vie et cette même foi nous disent qu’au cours des millénaires l’impuissante et infinie souffrance des mères et des pères aussi ont fait ressusciter ce Fils spécial, et nous font espérer dans la résurrection de nos fils et de nos amis. Cette nuit-là contenait toute la Loi, tous les prophètes, toute l’impuissante souffrance de la terre. Tout cela s’y trouvait et s’y trouve encore.

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À l’écoute de la vie / 13 – Dans le fils, en tout fils, la victoire sur la mort

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 18/09/2016

Portatore di pane Lovanio rid« Il n’existe pas de prophétie qui ne soit apocalyptique, à commencer par le livre d’Isaïe. Les oracles des prophètes débordent d’avenir, d’un avenir inséparablement apocalyptique et messianique. Si la prophétie apparait quand le peuple est au fond de l’abîme, c’est parce qu’il n’y a pas de création sans chaos »

 Sergio QuinzioCommentaire de la Bible

Les prophètes ne sont jamais tendres avec l’argent. Ils connaissent bien son charme et son pouvoir de séduction du cœur de l’homme : il se présente comme une idole capable d’assouvir notre soif de sécurité, et, comme toutes les idoles, il réclame tout en échange. À la fin de ses oracles sur les nations et avant de nous introduire dans son Apocalypse-Révélation, Isaïe nous dit des choses admirables sur l’argent. Pour décrire la destruction de Tyr, image de la puissance commerciale phénicienne, il emploie la métaphore d’une prostituée qui n’est plus jeune et qui parcourt les places à la recherche de nouveaux clients : « Prends une harpe, fais le tour de la ville, courtisane oubliée. Joue de ton mieux, reprends tes chansons afin qu’on se souvienne de toi » (Isaïe 23, 16).

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Pères du vent et de l’aube

À l’écoute de la vie / 13 – Dans le fils, en tout fils, la victoire sur la mort Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 18/09/2016 « Il n’existe pas de prophétie qui ne soit apocalyptique, à commencer par le livre d’Isaïe. Les oracles des prophètes débordent d’avenir, d’un avenir inséparablemen...
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À l’écoute de la vie / 12

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenirele 11/09/2016

Alba rid« N’oubliez jamais que, jusqu’au jour où Dieu daignera dévoiler aux hommes les secrets de l’avenir, la plus grande sagesse d’un homme consistera en ces deux paroles : espérer et attendre »

 A. Dumas, Le comte de Montecristo

Pour parler, la bouche ne suffit pas, parfois même ce qu’elle dit ne sert pas. Nous parlons aussi avec le corps, avec des gestes qui souvent sont plus forts, plus clairs, universels et radicaux que les paroles dites et écrites. Ces autres paroles précèdent parfois celles de la bouche, d’autres fois elles les suivent et expliquent ce que les paroles dites ne parviennent pas à dire. Il arrive que les seules paroles que nous ayons à disposition pour parler, ou les seules que nous comprenions, soient celles de nos mains et de notre chair. Les paroles de la langue ne sont bonnes et belles que précédées, accompagnées et suivies par celles du corps, parce que les paroles désincarnées ne peuvent exprimer la vie.

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« En ce temps-là le Seigneur avait parlé par le ministère d’Isaïe fils d’Amoç : "Va, lui avait-il dit, dénoue la toile de sac que tu as sur les reins, ôte les sandales que tu as aux pieds" ; et il fit ainsi, allant nu et déchaussé » (Isaïe 20, 2). Isaïe reçoit l’ordre de parler à ses gens par son corps nu et déchaussé. Il exécute l’ordre prophétique, dont le sens ne lui est révélé que plus tard : « YHWH lui dit alors : "Mon serviteur Isaïe est allé nu et déchaussé pendant trois ans, signe et présage contre l’Égypte et la Nubie. De même en effet le roi d’Assyrie emmènera les prisonniers égyptiens et les déportés nubiens, jeunes gens et vieillards, nus et déchaussés, les fesses découvertes" » (20, 3-4).

Nous entrons toujours davantage au cœur de la vocation d’Isaïe. Sa nudité (qui peut avoir été un fait historique) nous révèle une autre dimension essentielle de la prophétie. Il est des moments dans la vie d’un prophète où il comprend clairement qu’il doit agir, accomplir une action sans même en comprendre la signification. Il voit alors clairement ce qu’il doit faire (« YHWH parla et dit… »), mais il n’a aucune certitude, parfois aucune idée du pourquoi, ni du sens de ce geste. Nous comprenons que nous devons quitter un travail, interrompre une relation, entrer au couvent ou en sortir, mais nous ne savons pas pourquoi nous le faisons, ou ne sommes pas du tout sûrs que le sens que nous donnons à ce choix, et/ou que d’autres lui donnent, soit le bon. C’est parfois des années plus tard que ce sens apparaît, ou encore à la fin de la vie, sinon jamais, mais nous avons continué à ‘marcher nus et déchaussés’ dans la ville, jusqu’au bout.

Pour les prophètes, marcher est plus important que d’en comprendre le sens, parce que le sens principal est la voix qui te dit de marcher. On trahit la vocation quand on cesse de marcher nus et déchaussés, non quand on n’en comprend plus le pourquoi. L’expert du signe n’a pas à s’interpréter pas lui-même. L’exégète doit être un autre. Les prophètes sont des signifiants qui ignorent leur propre signification. C’est en cela que réside la gratuité-pauvreté-obéissance-chasteté de leur vie, dans cette incapacité de connaître le sens de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font.

On comprend alors clairement une chose des prophètes qui vaut pour tout être vivant, certainement pour les humains : nous ne sommes pas maîtres du sens ultime de nos actions, de notre vie, de sa direction et de son sens. Nous sommes à nous-mêmes un mystère. Nous rencontrons parfois un herméneute qui nous explique en partie notre action, notre histoire, et cela nous réjouit beaucoup ; mais l’interprétation de toute la partition ne nous est pas donnée. Nos symphonies sous le soleil, même grandioses, merveilleuses et héroïques, sont toujours inaccomplies.

Encore émerveillés par son geste prophétique, nous poursuivons notre chemin en compagnie d’Isaïe, et, tournant la page, nous découvrons dans le chapitre suivant l’un des plus beaux chants de la Bible. C’est le Shomèr ma-millàilah?: « Veilleur, où en est la nuit? ».

« Car ainsi m’a parlé le Seigneur : "Va, place le guetteur, qu’il annonce ce qu’il verra… Qu’il fasse bien attention, qu’il redouble d’attention…". Alors le guetteur a crié : " À mon poste de guet, monseigneur, je me tiens tout le jour, à mon poste de garde, je reste debout toute la nuit" » (21, 6-8).

Se placer en sentinelle est la réponse d’Isaïe au commandement même de YHWH : "Va". Il devient un signe muet qui parcourt les villes, nu et déchaussé ; il se poste aussi en guetteur ‘tout le jour’ et ‘toute la nuit’. Il erre sur la terre, et il reste au poste de guet. La sentinelle est le prophète - parmi les multiples images de la vocation prophétique, de toute authentique vocation humaine, celle de la sentinelle est celle que j’aime le plus.

Ce guetteur aperçoit les chars, les chevaux, les cavaliers, il voit la chute de Babylone. Mais le métier-rôle-mission de ce guetteur est encore un autre. Le texte prend un envol poétique inattendu, et la sentinelle passe de son rôle de guetteur d’ennemis à une voix au cœur d’un mystérieux et merveilleux dialogue : « On me crie de Séïr : "Veilleur, où en est la nuit ?" Le veilleur répond : "Le matin vient et de nouveau la nuit. Si vous voulez encore poser la question, revenez" » (21, 11-12).

C’est une cime de la poésie d’Isaïe, un sommet de la conscience de l’humanité. Un verset plus grand que son auteur, plus grand que le déjà immense livre d’Isaïe. Des paroles gratuitement données sans lien avec la lamentation sur les villes, ni même, peut-être, avec la théologie d’Isaïe. Elles étaient inutiles à son discours et pouvaient ne pas y être. Paroles incompréhensibles dans le contexte, et que chaque génération, chaque lecteur, a dû interpréter et réinterpréter sans en saisir le sens. Un verset que seuls devraient commenter les grands poètes, les vrais maîtres spirituels, ceux qui ont connu les interminables nuits des cachots et des ‘lager’, celles des longues maladies, les leurs comme celles d’autrui. "Où en est la nuit ? " Ces paroles, nous pouvons tous les prier, les chanter, les laisser nous chanter.

Le poème nocturne du guetteur signifie plein de choses ; peut-être le sens premier qu’y mit le premier auteur a été perdu pour toujours. C’est la prière de l’attente et de l’espoir durant la nuit, de l’espérance et de l’attente de Dieu, de l’ami, de la paix, du paradis, de la justice, de l’amour qui devrait revenir et ne revient toujours pas. C’est le chant de la lutte pour ne pas perdre la foi, quand on sait que l’aube viendra, sans savoir quand, tandis qu’il fait nuit. Ce sont les pleurs des nuits de l’âme. Ainsi se révèle le mystère de la vocation prophétique, des charismes d’hier et d’aujourd’hui.

Le prophète est la sentinelle de la nuit. Il n’est pas homme ou femme de lumière, n’habite pas midi. Il sait : la nuit ne durera pas toujours, l’aube se lèvera ; mais il ne sait pas quand, et il fait encore nuit. Comme tous, il habite la nuit, ignore quand viendra l’aube. Il n’appelle pas la nuit ‘jour’, il n’allume pas de feu pour éliminer l’obscurité. Il connaît la nuit, elle est son heure ; il ne donne pas de réponses qu’il ne peut donner.

Le prophète n’est pas un astrologue. Ni devin ni aruspice, il ne sait pas lire les étoiles. Ce n’est pas son métier. Il est ‘celui qui se tient là’, à son poste de guet nocturne. Là, il espère, attend, ignore, comme tous, avec tous. Il dialogue avec les passants, parle avec les pèlerins de la nuit : ‘si vous avez des questions, demandez, demandez encore, venez questionner’. Il n’a pas de réponses à donner, mais il écoute les questions. Il ne chasse pas les questionneurs, au contraire il les invite à demander, à revenir et revenir encore.

Le prophète est donc l’homme et la femme du dialogue nocturne, le compagnon et la compagne du temps des questions sans réponses. Il répond en donnant ses deux seules certitudes : il fait encore nuit et l’aube se lèvera. Il ne connaît pas les temps, ne se risque pas à prédire l’aurore. L’espérance prophétique ne nie ni la nuit ni l’aube, et sa fidélité consiste à savoir y rester dans l’ignorance, en invitant les passants à poser des questions. Les prophètes aiment le temps qui est le leur, et, sans pouvoir répondre, dialoguent avec ceux qui cherchent des réponses. Et tandis qu’ils dialoguent, apparaissent les premières lueurs du jour. Il n’est pas de plus belle aurore que celle qui nous surprend en compagnie des prophètes honnêtes.

La fausse prophétie nie la nuit ou nie l’aube. Le prophète est tenté de se transformer en devin, de prédire une aurore qui n’existe pas encore et à laquelle beaucoup aspirent, en oubliant la réalité de la nuit. Ces faux prophètes trahissent la vérité de la nuit. Au lieu de rester solidaires de ceux qui ignorent le temps, ils pensent éliminer l’obscurité en offrant la certitude de l’heure du jour, comme si sa connaissance pouvait effacer le fait qu’il fait nuit. Ils parlent d’un futur abstrait et font perdre à leurs interlocuteurs le sens concret de la nuit. ‘Eschaton’ sans histoire, paradis sans terre, temps sans lieu, résurrection sans croix.

Le prophète n’est pas un vendeur de futurs qu’il ne connaît pas, pas un technicien du temps ; il n’est qu’un ignare habitant de la nuit.

Il y a aussi des faux prophètes qui nient l’aurore, en annonçant honnêtement qu’il ‘fait encore nuit’, sans dire que ‘le jour viendra’. Cette tentation frappe les prophètes honnêtes, qui au long de la nuit, entourés de vendeurs de fausses consolations, pensent que la seule solidarité possible avec les passants est de nier la fin de la nuit, d’éterniser l’obscurité, de supprimer l’attente, l’espérance et la foi. L’histoire perd l’eschaton ; on reste à jamais crucifiés.

Les vrais prophètes savent habiter l’écart entre la nuit et l’aube, savent rester dans leur ignorance et celle des pèlerins nocturnes, fidèles à leur poste de guet. Ils accompagnent et remplissent la nuit de leurs paroles, sans cesse à l’écoute de ceux qui leur demandent : « Guetteur, où en est la nuit ? ».

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À l’écoute de la vie / 12

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenirele 11/09/2016

Alba rid« N’oubliez jamais que, jusqu’au jour où Dieu daignera dévoiler aux hommes les secrets de l’avenir, la plus grande sagesse d’un homme consistera en ces deux paroles : espérer et attendre »

 A. Dumas, Le comte de Montecristo

Pour parler, la bouche ne suffit pas, parfois même ce qu’elle dit ne sert pas. Nous parlons aussi avec le corps, avec des gestes qui souvent sont plus forts, plus clairs, universels et radicaux que les paroles dites et écrites. Ces autres paroles précèdent parfois celles de la bouche, d’autres fois elles les suivent et expliquent ce que les paroles dites ne parviennent pas à dire. Il arrive que les seules paroles que nous ayons à disposition pour parler, ou les seules que nous comprenions, soient celles de nos mains et de notre chair. Les paroles de la langue ne sont bonnes et belles que précédées, accompagnées et suivies par celles du corps, parce que les paroles désincarnées ne peuvent exprimer la vie.

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Toute la nuit jusqu’à l’aurore

À l’écoute de la vie / 12 Par Luigino Bruni Paru dans Avvenirele 11/09/2016 « N’oubliez jamais que, jusqu’au jour où Dieu daignera dévoiler aux hommes les secrets de l’avenir, la plus grande sagesse d’un homme consistera en ces deux paroles : espérer et attendre »  A. Dumas, Le c...
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À l’écoute de la vie / 11 – Les temps s’appauvrissent quand manque la beauté du travail en commun

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 04/09/2016

Vigna Isaia rid« Le prophète ne voile rien : l’emploi d’un langage symbolique est au contraire sa manière d’ôter le voile »

Guido Ceronetti, Le libre du prophète Isaïe

Savoir prier est un capital personnel et moral de grande valeur ; c’est une aptitude fondamentale de la personne humaine, la première chance qui nous est offerte quand nous prenons conscience de notre immersion dans un mystère de la vie. C’est une ressource morale très précieuse, qui devient même essentielle dans la traversée des longues nuits d’insomnie, des destructions, des déserts. Qui a appris l’art de prier – par ses parents, ses grands-parents, la grande souffrance – et a su l’entretenir à l’âge adulte, se trouve en possession d’un authentique patrimoine aux rendements sans cesse croissants (il est important d’apprendre à prier quand on est enfant, crucial de savoir encore prier quand on est vieux, de retrouver l’innocence perdue des premières prières). Qui a oublié comment on prie, qui s’efforce de ne pas oublier la dernière prière apprise dans l’enfance, qui n’a jamais su ni voulu prier mais ressent un jour le désir de le faire, peut commencer par Isaïe.

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« Car les vignobles de Heshbôn dépérissent, la vigne de Sivma, dont le vin assommait les maîtres des nations. Ils s’étendaient jusqu’à Yazèr, s’égaraient dans le désert et leurs sarments s’étendaient au-delà de la mer. Et maintenant je pleure avec Yazèr sur les vignes de Sivma. Je vous arrose de mes larmes, Heshbôn et Éléalé, car sur vos vendanges et vos récoltes les cris de joie ont cessé. La joie et l’allégresse ont disparu des coteaux, et dans les vignes a disparu la jubilation, l’acclamation. On ne presse plus le vin dans les cuves, on n’entend plus les cris de joie » (Isaïe 16, 8-11).

Dans le livre d’Isaïe, le cycle des prophéties et des lamentations sur les villes et sur les nations est aussi, tragiquement, un chant sublime sur le travail humain, sur les métiers, sur les champs des hommes au temps des ruines. Poésie de la souffrance jusque dans le travail, poésie de la fraternité entre la personne et la nature, homo et humus, adam (homme) et adamah (terre). Le prophète met en opposition deux types de cris : les douloureux cris de la destruction et les joyeux cris du travail. Quand le malheur frappe une communauté, les sanglots d’aujourd’hui étouffent les joyeux cris d’hier, ceux de la vie vécue en convivialité. Les chants de deuil font taire les chants des moissons, des récoltes, de la vendange.

Sur terre il y a de bons et de mauvais cris, comme il est des rires qui font du bien et d’autres qui tuent. Les malheurs et les destructions sont doublement douloureux : ils font pleurer de deuil et font taire la joie. Magnifiques sont les pleurs d’Isaïe sur la destruction des vignes et du travail, anéantis comme les villes. Les armées impériales ne faisaient pas que tuer et déporter les gens. Elles détruisaient (et détruisent) aussi les maisons, incendiaient, saccageaient les champs, les lieux de travail, l’économie, abattaient les arbres. Car une ville n’est pas détruite tant qu’y reste debout un lieu de travail, un bureau, une vigne, une grappe de raisin.

Aussi, pour revivre après les destructions, faut-il se remettre au travail, et travailler ensemble. On se relève en ressuscitant le travail et ses lieux. On ne peut pas ressusciter les fils, mais le travail, oui, et en ressuscitant les lieux de travail on peut recommencer à vivre. On renaît en reconstruisant sur les destructions. Notre première manière de reconstruire est de faire renaître les choses dans nos mains, de co-créer de nouveau la terre par notre travail. En allant de nouveau paître le troupeau, on rencontrera peut-être un buisson ardent qui nous révèlera un autre nom de Dieu ; en repartant pêcher on entendra quelqu’un nous appeler par notre nom. 

Isaïe nous apprend donc à pleurer la mort des hommes et des femmes, et à pleurer la destruction de leurs travaux, de leurs maisons, de leur oikonomia. Le jour où l’Égypte sera détruite, « les pêcheurs gémiront, tous ceux qui jettent l’hameçon dans le Nil se lamenteront, ceux qui tendent le filet sur l’eau dépériront. Ils seront déçus, ceux qui travaillent le lin, les cardeuses et les tisserands deviendront livides, les fabricants de bière consternés » (19, 9-11). Et pour l’Éthiopie : « on coupe les pampres avec des serpes, on enlève les sarments, on élague » (18, 5). Pêcheurs, vignerons, tisserands, cardeuses, ouvriers. Ils se lamentent, déçus, bouleversés, ils pâlissent et célèbrent le deuil. On pleure des vies brisées, inconsolés de la mort des enfants, mais on pleure aussi les usines détruites, les écoles démolies. Le deuil de la cité est le même pour tout, il touche aussi nos œuvres. Les choses que nous aimons et aimions souffrent avec nous, et nous avec elles.

Isaïe est un grand connaisseur de la vie des gens, et donc du travail. Imaginons-le marcher dans les campagnes autour de Jérusalem et observer et écouter les paysans et travailleurs. Sa fréquentation de la vie quotidienne des gens, son expérience des saisons et des techniques de la taille, de la serpe et des filets ont enrichi sa poésie et sa prophétie. Aujourd’hui nos discours spirituels s’arrêtent souvent avant d’avoir rejoint leurs destinataires, parce qu’ils sont trop éloignés des entreprises, des champs, des chantiers, des lieux de la vie ordinaire. La prophétie ne change la terre qu’en émergeant de ses viscères, par le chant de la serpe et du lin.

La métaphore et le symbole, toujours à l’œuvre chez les prophètes, tirent ici leur force des vraies vignes et de leurs sarments, ainsi que des métiers. Nous pouvons dire qu’une vigne est une image vivante du peuple et de l’Église si nous en avons vu au moins une en vrai, si nous avons marché entre ses rangs, senti son odeur et vu ses couleurs, si nous avons connu la fatigue de la taille et de la vendange. Seules les métaphores incarnées peuvent marquer notre chair. Quand réécrirons-nous et relirons-nous de nouveaux textes prophétiques dans les marchés, les bureaux, les salles de cours, pour marquer la chair de notre temps ? 

La Bible sait que le travail est vie et que la vie est travail. Elle sait bien que le travail aussi est fatigue et parfois souffrance, une souffrance généralement bonne et féconde. Mais s’il est une souffrance qui n’est jamais bonne, c’est celle de ne pas pouvoir retourner au travail parce que son lieu n’est plus, qu’il a été détruit.

Sur terre il est peu de choses plus belles que la joie qu’on éprouve en travaillant, la joie du travail en commun. De nos jours cette joie collective est en chute libre, remplacée par la satisfaction individuelle liée aux primes et aux bonus. Mais elle n’a pas disparu. On la trouve encore dans les champs, les usines, les bureaux, les hôpitaux, les écoles. Un aspect typique et précieux de cette joie est l’ambiance particulière, l’air frais que l’on ressent, sans qu’on s’y attende, après la gestion urgente, fatigante et douloureuse d’une crise grave. Moments brefs et rares, en mesure de compenser la douleur et la fatigue et de les sublimer. Cette joie spéciale peut survenir en fin de crise et marquer le début d’un temps nouveau ; mais sans que les problèmes se résolvent, cet air frais peut aussi venir embaumer l’âme de chacun et celle de tous.

Les générations passées savaient mieux que nous reconnaître cette joie typique et la célébrer. C’était souvent les femmes qui en percevaient les premiers signes ; elles entonnaient un refrain et la fête commençait. Parfois c’était une prière, un chant de la résistance, une histoire à déclencher ces autres dimensions de l’espace et du temps. Alors le travail devenait liturgie, forgeait les liens communautaires, créait d’éternelles amitiés, ouvrait encore le temps de la compagnie et de la fraternité. Nous pouvons suivre mille cours sur le bien-être au travail, embaucher des conseillers experts en la matière, mais si nous n’apprenons pas vite à recréer les pré-conditions spirituelles et morales du miracle de tels moments, le travail au XXIème siècle sera plus pauvre que celui des siècles passés, qui était dur, très dur, mais qui avait cette beauté.

La plainte d’Isaïe sur la destruction de la région de Moab nous réserve une autre surprise, délicate et merveilleuse : « Sur les gâteaux de raisin de Qir-Harèseth, ils gémissent, consternés » (16, 7). Parmi les pages du parchemin d’Isaïe, dans la Bible, il y a dans la Parole une parole pour un gâteau de raisin, un humble produit typique de Moab. Isaïe pleure même sur un plat local, un gâteau exquis, réputé dans ces régions. Son deuil embrasse un aliment de cette terre détruite, un gâteau, fruit des mains et de la sagesse de ce terroir. Il est là, éternel sacrement, lui aussi, de cette antique souffrance de femmes, d’hommes et d’enfants de la terre. Avant de devenir business, spectacle, télévision, la nourriture est vie des gens, compagne (cum-panis) des joies et des douleurs. La Bible le sait et nous l’enseigne, nous laissant la trace d’un terroir détruit en pleurant sur son ‘plat typique’. C’est une spiritualité des lieux et donc des produits des terroirs, de la culture et de l’agriculture.

Ces détails aussi disent la grandeur d’Isaïe. Ils restent cachés et muets des siècles durant, jusqu’à ce que la vie les illumine et les explique. Si notre lecture nous avait menés au gâteau de Qir-Harèseth il y a quinze jours, avant le drame du tremblement de terre, il n’aurait pas brillé, ne nous aurait pas aimés comme il nous aime aujourd’hui. Ce gâteau de raisin était là depuis deux millénaires et demi, attendant de nous donner aujourd’hui, dans nos destructions, un message d’espérance, un message qu’Isaïe ne pouvait pas connaître. C’est notre histoire qui l’a révélé.

Nous continuons à avoir besoin de la Bible et des prophètes, qui, eux, continuent d’avoir besoin de nous.

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À l’écoute de la vie / 11 – Les temps s’appauvrissent quand manque la beauté du travail en commun

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 04/09/2016

Vigna Isaia rid« Le prophète ne voile rien : l’emploi d’un langage symbolique est au contraire sa manière d’ôter le voile »

Guido Ceronetti, Le libre du prophète Isaïe

Savoir prier est un capital personnel et moral de grande valeur ; c’est une aptitude fondamentale de la personne humaine, la première chance qui nous est offerte quand nous prenons conscience de notre immersion dans un mystère de la vie. C’est une ressource morale très précieuse, qui devient même essentielle dans la traversée des longues nuits d’insomnie, des destructions, des déserts. Qui a appris l’art de prier – par ses parents, ses grands-parents, la grande souffrance – et a su l’entretenir à l’âge adulte, se trouve en possession d’un authentique patrimoine aux rendements sans cesse croissants (il est important d’apprendre à prier quand on est enfant, crucial de savoir encore prier quand on est vieux, de retrouver l’innocence perdue des premières prières). Qui a oublié comment on prie, qui s’efforce de ne pas oublier la dernière prière apprise dans l’enfance, qui n’a jamais su ni voulu prier mais ressent un jour le désir de le faire, peut commencer par Isaïe.

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Une prophétie de gâteau de raisin

À l’écoute de la vie / 11 – Les temps s’appauvrissent quand manque la beauté du travail en commun Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 04/09/2016 « Le prophète ne voile rien : l’emploi d’un langage symbolique est au contraire sa manière d’ôter le voile » Guido Ceronetti, Le libre ...
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À l’écoute de la vie / 10 – Dieu souffre avec nous et sa parole est sel dans une terre ignare.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/08/2016

Isaia lamentazioni rid« Job parlait encore quand un autre survint qui disait : "tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin chez leur frère ainé lorsqu’un grand vent venu d’au-delà du désert a frappé les quatre coins de la maison. Elle est tombée sur les jeunes gens. Ils sont morts". Alors Job se leva. Il déchira son manteau et se rasa la tête. Puis il se jeta à terre, adora et dit : "Sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai". »

(Job 1, 18-21).

« Dans la nuit où elle a été ravagée, Ar-Moab a été anéantie. Dans la nuit où elle a été ravagée, Qir-Moab a été anéantie. On monte au temple à Divôn, sur les hauts lieux pour y pleurer. Sur le Nébo et à Madaba, Moab se lamente. Toutes les têtes sont rasées, toutes les barbes sont coupées. Dans les rues on revêt le sac. Sur les toits et sur les places tout le monde se lamente et se répand en larmes… on entend leurs cris jusqu’à Yahça… Les cris ont fait le tour de tout le territoire » (Isaïe 15, 1-8).

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Nous voilà au cycle des oracles et des lamentations d’Isaïe sur les villes et les nations dévastées de Babylone, Assur, Moab, Damas, Égypte, Éthiopie, et il n’est pas d’occasion plus opportune pour parler des tragédies de notre temps. Ces oracles et lamentations dépassent leur temps et leurs auteurs, dont les fortes paroles nous servent aujourd’hui à pleurer les victimes du tremblement de terre à Amatrice, Arquata, Accumuli, celles de la Syrie d’aujourd’hui, des nombreuses villes et nations où les paroles du prophète deviennent encore sang et chair, continuent de s’incarner. Ces rues et places détruites, jonchées de ruines, sont aujourd’hui le meilleur lieu pour lire et méditer la Bible et les prophètes. Seulement là nous pouvons les comprendre sans nous troubler, nous scandaliser, en accueillant comme un don ces paroles vraies alors que les nôtres ne veulent que se taire : « À leurs yeux leurs enfants seront écrasés, leurs maisons seront saccagées. Les hyènes se répandront dans les châteaux, les chacals dans les palais » (13, 18.21-22).

Ces faits historiques, ces dévastations dont nous parle Isaïe, sont désormais d’un passé trop lointain, sont incertains, rares, oubliés pour toujours peut-être. Mais son chant de lamentation et de deuil peut devenir, devient même, le nôtre sur nos cités dévastées et leurs habitants disparus. Par une mystérieuse loi de réciprocité, les paroles bibliques rendent nos propres paroles plus humaines tandis que notre douleur-amour les garde vives et fructueuses, leur fait dire des choses toujours nouvelles. Cette loi est toujours vraie, mais reste latente jusqu’à ce qu’un événement la ravive en des temps fort douloureux.

Alors nous comprenons soudainement, jusque dans notre chair, que nous avons besoin de la Bible pour être plus humains et que la Bible a besoin de nous pour rester en vie. Les évangélistes ont changé le monde parce qu’ils ont su donner de nouvelles paroles à la prophétie de l’Emmanuel, au Jourdain, à la Mer rouge, au désert, faisant dire à ces antiques paroles des choses toutes neuves. Si chaque génération de ceux qui croient dans cette parole biblique ne sait pas dire de manière nouvelle, ici et maintenant, Moab, Damas, les déserts, les monts Tabor et Moriah… la Bible ne transforme pas notre histoire, ne nous sauve pas, devient une idéologie parmi d’autres, et sert au mieux de trousseau à la liturgie ou à la méditation personnelle – ce qui est bien trop peu.

Les grandes souffrances collectives, au lieu de nous avilir, peuvent mettre au monde de nouveaux évangiles. Après de telles épreuves, le monde commence à parler autrement et les paroles bibliques y parlent davantage, avec plus de verbes et d’adjectifs. En ces jours-là on comprend mieux la terre, la foi, Dieu. On découvre, par exemple, que dans le monde il y a des millions de Job et d’Isaïe qui continuent d’entonner leurs chants, d’écrire leurs livres, de crier leurs paroles, sans avoir jamais rien lu de la Bible. Et qui, en la lisant, en ont le souffle coupé.

La Bible rapetisserait si elle ne parlait qu’à ceux qui la lisent et la connaissent, si elle n’aimait que ceux qui l’aiment. À supposer qu’une seule personne passe aujourd’hui dans les ruines de nos villes, embrasse les cris des mamans et des pères, en y reconnaissant Job, Agar, l’Abandonné, cette personne permet à la parole biblique de nous aimer et de nous sauver encore, d’aimer et de sauver aussi qui ne la connaît pas, ceux qui ne l’aiment pas. De cette façon aussi la bonne nouvelle devient universelle, sans se rétrécir dans l’auguste club des élus. La parole est sel, levain de la terre sans que la terre le sache. Et cela, sans prêche, sans parler de religion ni de Dieu, en donnant simplement un autre nom aux signes qu’elle rencontre, surtout à la douleur muette d’autrui. Une chose semblable, quoique diverse, advient avec la poésie et l’art, qui dans leur pureté ne font que donner de ‘nouveaux noms’ aux choses pour appeler la souffrance du monde. La première, la seule fonction de la parole, peut-être, est d’appeler les choses et ainsi de les ressusciter.

Si la Bible n’avait pas assumé la vraie vie des hommes et des femmes (rien n’est plus vrai sur terre que notre souffrance, surtout morale et spirituelle), personne n’aurait pu un jour écrire et penser que la parole s’était faite chair humaine, l’était vraiment devenue, pour toujours, pour tous. Si nous détachons l’événement de l’incarnation de la parole de l’humanité souffrante et aimante, et qui cherche des paroles pour exprimer sa souffrance-amour, nous perdons quasiment tout le sens historique et salvifique de la révélation biblique.

Le Dieu de la Bible souffre avec nous. Il était là parmi les ruines, à creuser à mains nues, avec les pompiers, à pleurer aux funérailles, à demander ‘pourquoi’ avec et comme nous – comme il le fit un jour en croix et continue de le faire chaque jour et toujours. Les demandes nées de notre indicible douleur ‘obligent’ Dieu à être à la hauteur de ce qu’il y a de plus haut dans sa création, de si haut et noble qu’il s’en étonne lui-même. Le Dieu biblique s’étonne de voir un père qui ne meurt pas devant le cercueil de sa fille ; il doit s’en étonner, car cette force morale est de même nature que celle qui fit la mer, le soleil, la lune, les étoiles. Et il nous remercie d’embrasser, de consoler, de mêler nos larmes à celles de nos amis blessés, car dans sa toute puissance il ne peut le faire qu’à travers notre corps. S’il ne s’étonnait pas d’assister à ces actes d’une infinie douleur-amour, le Dieu de l’univers ne serait pas celui dont parle la Bible, serait moins humain que nous. YHWH au contraire apprend de l’histoire, découvre que la plus belle lecture durant les funérailles est cette page sacrée qu’écrivent les larmes des parents, et il apprend par ces larmes quelque chose qu’il ne connaissait pas encore, qu’il ne pouvait connaître tant que cette maman ne l’eût pas vécu.

Pour croire en un Dieu tout-puissant et parfait il n’y avait pas besoin de la révélation, il suffisait du sens inné de la religion et de l’idolâtrie. La Bible puis l’incarnation nous ont révélé une autre idée de toute-puissance et de perfection, révélé un autre Dieu, qui s’étonne et s’émeut de voir un fils revenir à la maison, qui s’indigne de notre méchanceté, qui s’étonne de l’extrême fidélité d’Abraham et de l’extrême infidélité de Judas.

Bien des problèmes de notre théologie - et de notre athéisme – viennent de l’idée qu’on se construit d’un Dieu abstrait, trop éloigné de la Bible et des blessures de l’histoire. Le Dieu que la Bible nous fait connaître a toujours eu besoin de la libre coopération des hommes, des arbres (figuier), des animaux (ânesse de Balaam), nous révèle une toute-puissance qui a besoin du ‘oui’ d’une jeune fille pour pouvoir devenir enfant.

Le tout-puissant dieu abstrait des philosophes, de certaines théologies et de certains catéchismes, ne produit qu’une vaine croyance en la toute-puissance, et provoque l’athéisme de celui qui lui demande des comptes pour Ismaël, Dina, Ésaü, les benjaminites, les deux Tamar ; des comptes pour Urie le hittite, pour Abel ; pour Rachel qui pleure et ne veut pas qu’on la console parce ses enfants ne sont plus ; pour la mère des maccabéens ; pour un crucifié qui ne descend pas de la croix et qui meurt vraiment, sans être sûr de ressusciter (les diverses formes de gnose ont toujours cherché à montrer un Christ qui faisait semblant de mourir, donc aussi de ressusciter).

Ce dieu abstraitement tout-puissant ne peut qu’imploser devant tant de Jaïre et de veuves de Naïm qui ne voient pas ressusciter leurs enfants morts, devant tant de Marthe et Marie dont le frère ne sort pas de la tombe, devant les crucifix qui n’arrivent pas au "premier jour après le sabbat". Le christianisme devient plein humanisme, le plus grand de tous peut-être, tant qu’il se tient debout dans le samedi saint, sans passer trop vite du Golgotha au tombeau vide. Si nous oublions qu’après le vendredi il y a le samedi (pas le dimanche), nous n’avons plus de nom pour nos douleurs et celles des autres, nous construisons des dimanches artificiels, et transformons la passion en une fiction qui ne sauve personne.

Le jour de l’histoire humaine est le samedi : jour du fils mort, jour de l’onction par les femmes du corps d’un crucifié, jour des étreintes. C’est là que nous pouvons vraiment rencontrer les hommes et les femmes de notre temps, oindre leurs plaies et les nôtres, pleurer avec nos compagnons et compagnes de voyage, apprendre la fraternité du samedi saint. Et attendre et espérer ensemble un autre jour : « Ce jour-là le Seigneur te rendra la tranquillité après tant de souffrances et de tourments » (Isaïe 14, 3).

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À l’écoute de la vie / 10 – Dieu souffre avec nous et sa parole est sel dans une terre ignare.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 28/08/2016

Isaia lamentazioni rid« Job parlait encore quand un autre survint qui disait : "tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin chez leur frère ainé lorsqu’un grand vent venu d’au-delà du désert a frappé les quatre coins de la maison. Elle est tombée sur les jeunes gens. Ils sont morts". Alors Job se leva. Il déchira son manteau et se rasa la tête. Puis il se jeta à terre, adora et dit : "Sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai". »

(Job 1, 18-21).

« Dans la nuit où elle a été ravagée, Ar-Moab a été anéantie. Dans la nuit où elle a été ravagée, Qir-Moab a été anéantie. On monte au temple à Divôn, sur les hauts lieux pour y pleurer. Sur le Nébo et à Madaba, Moab se lamente. Toutes les têtes sont rasées, toutes les barbes sont coupées. Dans les rues on revêt le sac. Sur les toits et sur les places tout le monde se lamente et se répand en larmes… on entend leurs cris jusqu’à Yahça… Les cris ont fait le tour de tout le territoire » (Isaïe 15, 1-8).

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La fraternité du samedi saint

À l’écoute de la vie / 10 – Dieu souffre avec nous et sa parole est sel dans une terre ignare. Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 28/08/2016 « Job parlait encore quand un autre survint qui disait : "tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin chez leur frère ainé lorsqu...
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À l’écoute de la vie / 9 – La certitude bénie que de nouveau nous aurons une terre

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire on 21/08/2016

Cardo indaco ridÉcoute : si tous doivent souffrir et par la souffrance gagner l’harmonie éternelle, les enfants, qu’ont-ils à voir avec ça ? Réponds-moi, je t’en prie »

 Fedor DostoevskijLes frères Karamazov

La gratitude est une règle essentielle de la grammaire sociale. Quand elle est respectée et pratiquée il y a plus de joie de vivre, les liens se resserrent, les bureaux et les usines s’humanisent, nous embellissons tous. Mais le cœur humain n’est pas seulement habité par le profond désir d’être remerciés et reconnus pour ce que nous sommes et faisons. Y habite aussi un autre besoin : celui de remercier. Nous souffrons de l’ingratitude des autres, mais sous souffrons aussi, et pas moins, quand nous n’avons personne à qui dire merci.

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La gratitude est semblable à l’estime : nous désirons non seulement être estimés des autres, mais aussi pouvoir estimer ceux avec qui nous vivons. L’existence humaine s’épanouit quand au cours des années augmentent aussi bien la demande et l’offre de gratitude (et d’estime), jusqu’au jour où nous fermerons les yeux en prononçant le dernier ‘merci’ – qui sera le plus vrai, le plus beau.  

« Le Seigneur domptera le Golfe de la Mer d’Égypte, il agitera la main sur le fleuve - dans l’ardeur de son souffle – il le brisera en sept bras, et fera qu’on le passe avec des sandales. Il y aura une chaussée pour le reste de son peuple, pour ceux qui seront restés en Assyrie, comme il y en eut une pour Israël le jour où il monta du pays d’Égypte » (Isaïe 11, 15-16). Ce verset qui conclut le cycle de la ‘paix messianique’ d’Isaïe, nous révèle un aspect important du rapport entre mémoire, promesse et futur, typique de tout l’humanisme biblique. Après l’Emmanuel et après nous avoir annoncé une promesse de paix cosmique plus grande que la première (chapitres 7-11), Isaïe conclut ce grand cycle par une mémoire. Il nous fait revenir à l’événement fondateur d’Israël : à l’Égypte, à la traversée de la mer rouge, à Moïse. Cette première grande libération collective devient le point d’observation du présent et du futur de son peuple et de l’humanité. Il revient en arrière pour croire encore en l’avenir. La sortie d’Égypte n’est pas une chose du passé. Elle est un ‘acompte’ du futur : si la libération s’est faite une fois, elle peut encore se produire. Elle adviendra donc : ‘elle se fera parce qu’elle s’est faite’.

La première parole du Décalogue est une mémoire : « C’est moi le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Exode 20, 2). Shema’ Israël : écoute, donc souviens-toi. « Mon père était un Araméen errant » (Dt 26, 5). Dans la Bible, écouter c’est se souvenir. C’est une activité, un exercice de mémoire collective. C’est écouter la voix de l’esprit, la voix des prophètes, qui ont pour vocation et mission de lier mémoire et promesse. Le même rôle que celui des charismes, qui continuent la prophétie biblique.

Telle est dans la Bible la vision de l’histoire. Nous l’avons trahie, en décidant que seul le présent est réel et vrai, que le passé est mort pour toujours, et que le futur est un pari qu’on confie aux prévisions des analystes financiers et aux horoscopes. La Bible est au contraire un grand exercice permanent de mémoire tournée vers l’avenir. Les prophètes nous ramènent dans le passé pour nous surprendre avec une promesse d’avenir, et la mémoire devient un regard en avant. Elle est l’anti-nostalgie : elle ne se rappelle pas un passé qui n’est plus. Le passé est au contraire désir, espérance.

De ce point de vue, les personnes et les communautés sont comme les plantes. Nous vivons de racines et de lumière, de mémoire et de promesse. Les racines puisent l’eau, les sels minéraux, les éléments chimiques. Ainsi chargée, la sève monte jusqu’aux feuilles où s’élabore la matière organique qui va nourrir toute la plante jusqu’à ses racines. Un arbre ne grandit et ne s’épanouit qu’en développant aussi ses racines, qui se nourrissent d’éléments spécifiques, différents de ceux du feuillage.

Les racines de notre histoire personnelle et collective aussi ont besoin de faits et de paroles spécifiques et diverses. Elles n’ont pas besoin de la lumière, mais de la sève raffinée provenant du feuillage. Si nous les exposions au soleil pour mieux les examiner – comme le ferait un pseudo-scientifique – nous comprendrions mal la vie des racines. Elles se comprennent dans l’obscurité de leur milieu, où elles voient à leur manière, sans yeux. On ne nourrit pas les racines de notre identité individuelle et collective en réinterprétant aujourd’hui le passé, mais en éclairant le présent à la lumière d’un vrai futur.

Isaïe (chap. 11) nous a dit que la première nourriture de la racine est l’annonce d’une promesse encore plus grande que la première : les loups et les agneaux sont ensemble, les enfants sont amis des vipères. Tout cela est vrai, et l’est de manière radicale pour les communautés nées de la foi en une promesse. Ces ‘plantes’ sont délicates, et seuls d’habiles jardiniers savent leur éviter la mort et les soigner. Il n’est rien de mieux qu’une authentique promesse d’avenir pour nourrir la mémoire. Quand la plante souffre et commence à se faner, c’est peut-être dû à un manque ou à un excès de lumière, ou encore à l’acidité ou à la pauvreté du sol incapable de nourrir les racines. Si c’est l’eau qui manque, rien ne sert de déplacer la plante du salon au balcon ensoleillé : nous ne ferions qu’accélérer sa mort.

Quand les communautés et les mouvements charismatiques à mouvance idéale commencent à se flétrir, le mal est tantôt dû à la lumière, tantôt au terrain. Le flétrissement provient souvent du manque de lumière, de personnes (prophètes) capables de raconter des histoires d’avenir aussi grandes que les histoires des pères, d’éclairer d’une lumière nouvelle les nouvelles générations et de réchauffer le cœur refroidi des premières. Mais il peut aussi provenir de l’excès de lumière, des fausses promesses faites à la lumière des néons, au couchant du soleil, pour redonner de l’enthousiasme au peuple, à force de dopage mystique et utopiste, en perdant contact avec les pauvres et les paroles simples de la vie sur terre. Cette lumière artificielle assèche les feuilles et vite aussi les racines.

Mais le flétrissement peut aussi être dû à la mauvaise alimentation des racines, à l’insuffisance ou au mauvais exercice de la mémoire, de l’identité. Par manque d’eau quand la mémoire et l’identité ne sont pas entretenues ; par excès d’eau quand l’histoire et l’identité sont la seule préoccupation, la plante mourant alors de la noyade de ses racines. Les grandes crises surviennent par manque de racines ou de soleil (ou des deux). Nous restons en vie et grandissons tant que nous sommes capables d’harmoniser racines et lumière, d’assortir une belle histoire de l’origine avec une histoire plus belle encore du destin.

Nous pouvons alors entrer au cœur de la prophétie d’Isaïe.

Le livre d’Isaïe est considéré comme le livre de la foi. Après la rencontre de ses premiers chapitres, la parole espérance nous rejoint comme l’étoile du matin. Le déroulement du parchemin nous ouvre la logique de l’espérance biblique. Une espérance qu’aujourd’hui nous ne comprenons plus, car nous avons perdu l’esprit biblique et la sagesse de son rapport avec le temps. L’espérance biblique est toujours une espérance historique, pas un renvoi au dernier temps d’après l’histoire. Ne pensons pas que la paix universelle du chapitre 11 se réfère à notre idée du paradis : son seul possible paradis est celui qu’on construit sur la terre, seul lieu où YHWH vit et agit. Son ‘eschaton’ est la vocation, l’accomplissement, la plénitude de l’histoire humaine et terrestre : son dernier jour, et non le jour d’après.

Cette espérance se déploie à travers les générations, de père en fils. Comme la foi. L’homme biblique peut croire parce que ses pères ont cru. Sa foi est foi en YHWH et foi dans la foi des pères. Elle est tradition. Nos pères fondent la foi, mais notre espérance fonde la réalisation de la promesse dans la vie des fils. Nous sommes en exil, mais nous savons – espérons, croyons – que nos fils auront de nouveau une terre. L’espérance ne peut être que le nom du fils : ‘un reste-reviendra, Seariasùb’ (Isaïe, 7). L’espérance biblique, c’est un peuple, c’est la foi des pères et des mères, c’est espérer pour les fils et les filles. Sans cette hauteur et cette profondeur, on finit par confondre l’espérance avec l’optimisme et les techniques de ‘pensée positive’ des écoles de management.

C’est dans cet horizon de l’espérance-foi qu’on peut comprendre le sens biblique de la louange, de la reconnaissance, du remerciement, qui couronne la première partie du livre d’Isaïe. Il nous a parlé de la vigne, nous a raconté sa vocation et son échec, a prophétisé l’Emmanuel et la jeune femme, nous a promis la paix d’une nouvelle création. Le dernier rédacteur de son ouvrage a voulu sceller ces premières prophéties par une louange, un merci, une gratitude.

Tandis qu’en exil nous croyons qu’un reste-reviendra, tandis que nous espérons pour nos fils, nous pouvons déjà louer et remercier. Qui a un fils le sait. Le retour doit encore se faire, mais nous croyons-espérons qu’il se fera ‘en ce jour-là’. Alors on peut déjà rendre grâce et louer. Nous pouvons et devons remercier aujourd’hui en vue de ce jour-là. Prière non pas de supplication, mais seulement de remerciement. Car la plus belle et vraie louange est celle qui s’élève en exil pour remercier d’une libération qui n’est pas pour nous parce qu’elle est plus grande que nous : « Tu diras ce jour-là : ‘Je te rends grâce Seigneur… Voici mon Dieu Sauveur, j’ai confiance et je ne tremble plus, car ma force et mon chant, c’est le Seigneur ! Il a été pour moi le salut. Vous puiserez de l’eau avec joie aux sources du salut’ » (12, 1-3).

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À l’écoute de la vie / 9 – La certitude bénie que de nouveau nous aurons une terre

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire on 21/08/2016

Cardo indaco ridÉcoute : si tous doivent souffrir et par la souffrance gagner l’harmonie éternelle, les enfants, qu’ont-ils à voir avec ça ? Réponds-moi, je t’en prie »

 Fedor DostoevskijLes frères Karamazov

La gratitude est une règle essentielle de la grammaire sociale. Quand elle est respectée et pratiquée il y a plus de joie de vivre, les liens se resserrent, les bureaux et les usines s’humanisent, nous embellissons tous. Mais le cœur humain n’est pas seulement habité par le profond désir d’être remerciés et reconnus pour ce que nous sommes et faisons. Y habite aussi un autre besoin : celui de remercier. Nous souffrons de l’ingratitude des autres, mais sous souffrons aussi, et pas moins, quand nous n’avons personne à qui dire merci.

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Le jour des fils et des filles

À l’écoute de la vie / 9 – La certitude bénie que de nouveau nous aurons une terre Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire on 21/08/2016 Écoute : si tous doivent souffrir et par la souffrance gagner l’harmonie éternelle, les enfants, qu’ont-ils à voir avec ça ? Réponds-moi, je t’en prie ...
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À l’écoute de la vie / 8 – Ne jamais s’enfermer dans un grand commencement inachevé

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 14/08/2016

Virgulto roccia rid

« Ce que dit la langue des prophètes, c’est que le futur n’est pas quelque part, mais qu’il est en devenir. Elle nous fait vivre l’histoire comme quelque chose dont nous avons été acteurs. Cela déjà et cela encore, cela non, cela pas encore : voilà les grands balanciers de l’horloge de l’histoire universelle »

 Franz Rosenzweig, La Bible hébraïque

La vérité de la prophétie ne se mesure pas selon son degré de voisinage avec la réalité future, mais, paradoxalement, selon sa distance. Ce sont les fausses prophéties qui cherchent à prévoir la réalité, et qui ajustent sans cesse leur parole à la réalité des faits.

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C’est un métier très ancien, que les voyants, devins et scénaristes continuent de fort bien pratiquer. La fausse prophétie est génératrice de vains espoirs, de paroles qui consolent le peuple en lui promettant un avenir au tarot. C’est tout ce que savent faire les faux-prophètes, et les vrais prophètes le savent bien, car nul mieux qu’eux ne les connaît et les reconnaît.

La prophétie, surtout celle de l’espérance pendant le malheur, c’est au contraire provoquer et défier l’histoire d’aujourd’hui de devenir ce qu’elle n’est pas encore. C’est une lutte avec la réalité, une action, un ciment, le coup de bâton du paysan à l’arbre stérile pour qu’il redonne du fruit. C’est une prière, un psaume, un hurlement. Dans la Bible il n’y a pas que des prières d’hommes et de femmes à Dieu, mais aussi une forte, constante et tenace prière que Dieu nous adresse. Dieu est le premier priant de la Bible. Par la voix des prophètes il implore notre retour à la maison, nous supplie de devenir ce que nous ne sommes pas encore.

Au centre du chapitre 10 nous retrouvons un grand thème d’Isaïe : le retour et le salut d’un reste. ‘Un-reste-reviendra’ est le nom qu’il avait donné à un de ses fils, et c’est aussi le cœur de sa vision du salut : « Seul un reste - le reste de Jacob - reviendra vers le Dieu-Fort. Même si ton peuple, ô Israël, était comme le sable de la mer, il n’en reviendra qu’un reste » (Isaïe 10, 21-22). Ces paroles ont été écrites, réécrites, corrigées, aux périodes les plus sombres des douloureuses et complexes vicissitudes du peuple d’Israël : guerres, exils, séparation et dispersion de la plupart des fils de la tribu de Jacob-Israël, qui ne revinrent plus dans la patrie après l’exil. Une prophétie qui parle de retour et de salut en temps de non-retour, et donc de non-accomplissement de la promesse faite aux pères. JHWH avait dit à Abraham après le mont Moriah : « Je m’engage à te bénir et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer » (Genèse 22,17). Et il le répètera souvent à ses fils. Isaïe connaît cette grande promesse, fondement de sa foi et de celle de son peuple. Il croit et se fie en cette parole originelle. Mais les faits lui disent le contraire : le peuple est dispersé et perdu. Voilà la première infinie souffrance du prophète : annoncer une parole et vivre dans un aujourd’hui qui la nie. Son rôle est de rester dans cette tension, en s’efforçant de sauver cette parole de la force contraire de l’évidence historique.

La théologie du reste est un élément fondamental de la ‘stratégie’ d’Isaïe pour sauver la promesse et l’histoire. Il ne nie pas le présent, si évidemment contraire à sa parole, mais la foi du commencement est sauvée en partant de la fin. Les fils d’Israël-Jacob ne sont pas devenus nombreux comme les grains de sable. La promesse initiale ne s’accomplit pas comme les patriarches l’avaient imaginée, racontée, gardée. Il faut partir de ce constat, sans en rester prisonnier.

Les plus graves crises des personnes et des communautés qui ont cru en une parole et en une promesse sont celles que génèrent les faits d’aujourd’hui qui contredisent la promesse d’hier. Les fils diminuent, les fruits promis n’arrivent pas, l’actualisation de l’idéal est toujours plus lointaine. La perte de la foi (dans l’idéal, dans la voix qui l’a prononcé, en nous qui l’avons écoutée, en ceux qui l’ont expliqué aux jeunes que nous étions) est l’issue la plus commune de ces grandes crises.

Les prophètes – quand ils existent et qu’on les écoute sans écouter les faux-prophètes – gardent vive la foi d’hier dans l’épreuve présente en nous racontant un demain différent. On ne sort pas des crises en refaisant le passé et en interprétant l’antique promesse, mais en commençant à raconter un autre demain possible et convaincant. Sans un beau récit de la fin, aucune nouvelle lecture du commencement ne suffit à nous remettre en route.

Isaïe nous donne une méthode de récit de la fin quand il nous dit et nous répète ici et maintenant : ‘seul un reste reviendra’. La première promesse ne s’accomplit qu’en partie (‘seulement un reste’), mais elle s’accomplit vraiment. Il n’y avait ni tromperie ni illusion, mais seulement excédent. La première promesse était trop grande pour s’accomplir, mais si elle avait été moindre Abraham ne serait pas parti, nous n’aurions prononcé aucun ‘pour toujours’ (l’insuffisance de nos ‘pour toujours’ vient d’un manque plus grave de grandes promesses). Seule la promesse de l’infini et de l’impossible rend aujourd’hui possible l’expérience du fini, en toute vocation et grande espérance de la jeunesse. Seul un reste sera sauvé, mais il le sera vraiment ; la promesse n’a pas été vaine.

Dans un cheminement vocationnel à la suite d’une première voix-promesse, il faut comprendre à un moment donné – sinon on se bloque – que ‘seul un reste sera sauvé’. Comprendre que le sable de la mer qui nous était promis lors de la grande rencontre n’est que le sable de la plage en face de chez nous, rien que celui sous le parasol, ou rien que celui qu’on tient dans la main. Nous étions partis en quête du ciel, pensions avoir trouvé le paradis sur terre, pensions connaître Dieu et être devenus ses amis. Les années passent et nous voilà entourés d’épais nuages, sans avoir trouvé le paradis terrestre, sans parvenir à vivre ce que nous imaginions parce que la vie s’est révélée trop différente, et nous savons toujours moins qui est Dieu.

Nous pourrons sortir de ces réelles dépressions spirituelles le jour où nous nous rendrons compte que c’est un reste qui connaît le salut, que celui-ci est cette seule petite chose qui a survécu à la première promesse. C’est cette personne que nous avons sauvée du piège où elle était tombée ; ce travail que nous avons bien fait pendant quarante ans sans qu’il soit notre vocation ; cette prière que nous avons récitée au long des années de désert sans plus comprendre ses paroles.

Notre vie n’est pas devenue ce que nous voulions ; les premières paroles de notre première rencontre ont cessé une à une de nous parler. Mais une parole, une seule, est restée vivante et a grandi ; un travail, un seul, nous l’avons bien fait et veillons encore à ce qu’il soit un beau travail bien fait. Et un jour nous voyons clairement que dans cette humble ‘poignée de sable’ se trouve toute l’antique promesse, promesse qui a été sauvée et qui nous a sauvée, ainsi que le monde entier. Même les grains de sable contenus dans la main, nous ne pouvons les compter. Nous voulions un salut grand et puissant et ne l’avons pas trouvé. Jusqu’au jour où nous découvrons qu’il était petit et fragile, comme un enfant, et que pour cette raison nous ne l’avions pas reconnu.

Mais si un petit reste de la première promesse est encore vivant et vrai, il peut produire un nouveau rameau – la plante refleurit miraculeusement à partir d’une part d’elle-même encore vivante : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines » (11, 1). Le rejeton est la floraison du reste ; c’est la possibilité, l’espérance que cet arbre non encore visible, ou qui est tronqué, pourra être, bien que différent de ce qu’on a rêvé, aussi réel, plus beau encore peut-être. L’abattage de l’arbre n’était pas l’échec de la promesse, mais la fin de l’image que nous en avions.

Mais cette différence entre l’arbre du rêve et l’arbre de la promesse, seuls les prophètes peuvent nous la révéler, en luttant contre les faux-prophètes qui veulent nous convaincre qu’il n’y a qu’un seul arbre, ou que sa chute n’a été qu’une hallucination. Rien n’est plus douloureux pour le prophète que de continuer d’annoncer l’arbre encore absent, quand certains ne voient qu’un tronc coupé, quand d’autres, envoûtés, continuent de voir des arbres invisibles, et que personne ne voit le rejeton. La puissance, la vérité et l’efficacité de la prophétie – de celui qui un jour l’a prononcée et de ceux qui aujourd’hui la revivent et la répètent – sont dans le cri de sa mise au monde.

Pour ressentir dans la chair la force et la douleur-amour de cette prophétie d’Isaïe, il nous faudrait la prononcer en nous situant, au moins spirituellement, dans une ville du Sud-Soudan, en Lybie, à Alep, dans cette Syrie tellement présente dans son livre. Et de là entonner de nouveau le grand chant du prophète, avec lui prier autrement, demander à l’histoire de changer. Implorer la piété de Caïn, du serpent, des ours et des loups qui se déchirent entre eux et dévorent les enfants. Secouer nos arbres stériles. Car pour recommencer à croire en une espérance non vaine au temps de l’arbre abattu, il faut une promesse à l’aboutissement plus grand que son commencement : « Le loup habitera avec l’agneau ; le léopard se couchera près du chevreuil ; le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gite. Le lion comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera plus de mal » (11, 6-9).

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À l’écoute de la vie / 8 – Ne jamais s’enfermer dans un grand commencement inachevé

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 14/08/2016

Virgulto roccia rid

« Ce que dit la langue des prophètes, c’est que le futur n’est pas quelque part, mais qu’il est en devenir. Elle nous fait vivre l’histoire comme quelque chose dont nous avons été acteurs. Cela déjà et cela encore, cela non, cela pas encore : voilà les grands balanciers de l’horloge de l’histoire universelle »

 Franz Rosenzweig, La Bible hébraïque

La vérité de la prophétie ne se mesure pas selon son degré de voisinage avec la réalité future, mais, paradoxalement, selon sa distance. Ce sont les fausses prophéties qui cherchent à prévoir la réalité, et qui ajustent sans cesse leur parole à la réalité des faits.

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Quand les promesses se font rares

À l’écoute de la vie / 8 – Ne jamais s’enfermer dans un grand commencement inachevé Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 14/08/2016 « Ce que dit la langue des prophètes, c’est que le futur n’est pas quelque part, mais qu’il est en devenir. Elle nous fait vivre l’histoire comme quelque chose...
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À l’écoute de la vie / 7 – Défier l’obscurité et lui résister ; ne pas confondre l’aurore et le crépuscule

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 07/08/2016

Spighe di grano rid« Les hérésies que nous devons craindre sont celles qu’on peut croire orthodoxes »

Jorge Luis Borges, L’Aleph

Le prophète ne libère pas seulement les hommes, les femmes, les esclaves, les pauvres. Il est aussi, surtout peut-être, un libérateur de Dieu. Les religions et les idéologies tendent naturellement à emprisonner Dieu dans leurs cages, à construire des tentes et des temples où ils le forcent à entrer pour l’y enfermer. Ils élaborent des théologies et des philosophies où Dieu ne peut qu’obéir aux lois qui ont été préparées pour lui, sans que personne n’en soit surpris.

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Sans la prophétie, ces cages seraient parfaites. Les prophéties ont le don de voir dans quelle prison est Dieu, et crient pour demander sa libération. Mais les libérations prophétiques ne s’accomplissent pas pendant la vie du prophète, parce que son aujourd’hui est celui du combat, grâce auquel demain l’histoire changera. Le prophète est comme le vieil homme qui jette en terre une semence de chêne : il sait que l’arbre ne sera pas pour lui.

Avec le chapitre 9 se termine le ‘mémorial d’Isaïe’ (6,1 – 9,6), c’est-à-dire le grand récit, probablement autobiographique, de la première mission historique du prophète et de son échec final. Isaïe fut appelé à devenir prophète et à parler à Achaz, roi de Judas. Le roi ne l’écouta pas, ne crut pas aux signes, le cœur de son peuple s’endurcit toujours plus. Cette première phase de la vie du prophète, qui dura deux ans peut-être, le marqua profondément. Ses fils devinrent les coordonnées de sa prophétie. Le premier, le fis de l’espérance : ‘un reste reviendra’ (Isaïe 7,3) ; le second, l’annonce du malheur : « YHWH me dit : appelle-le ‘brusque-pillage/butin-rapide’ » (8,3).

Noms symboliques, certes, au sein d’un épisode de l’histoire dont les faits sont incertains, nuancés et flous, mais sans que se perdent le réalisme et la corporéité de cette histoire prophétique. Nous ne comprenons ni Isaïe ni l’humanisme biblique si nous renonçons à voir derrière leurs récits des hommes en chair et en os. Nous perdons l’essentiel, sinon tout, des premiers chapitres du livre d’Isaïe si nous le prenons pour un recueil de discours moraux et visionnaires, déconnecté des vicissitudes de la vie de son auteur. Ses fils sont des messages et des signes, mais ils sont avant tout des enfants, qui portèrent inscrits pour toujours dans leur nom la prophétie de leur père – dans la Bible, le nom est une chose très sérieuse.

Toute vocation marque notre chair personnelle et collective – rien n’est plus inscrit dans la chair que le cheminement d’une vocation. Les prophètes peuvent enseigner des paroles-chair parce que la parole a d’abord profondément marqué leur chair. Toute vocation est personnelle, mais ses effets dépassent la personne. Elle touche les amis, les époux, les enfants, les collègues de travail, les fiancées qui ne sont pas devenues épouses, tous ‘blessés’ et ‘bénis’ par cette vocation.

C’est cela aussi le motif des généalogies qui ouvrent les histoires des prophètes : "Isaïe, fils d’Amos", "Jérémie, fils de Hilkija". La bénédiction d’une vocation prophétique ne s’adresse pas seulement à la postérité. Mystérieusement elle a aussi une valeur rétroactive, s’adresse au passé, lui donne sens et le bénit. De nombreuses vocations de fils ont changé et sauvé l’histoire des pères, des mères, des grands-parents, et révélé le sens d’une trame jusqu’alors incompréhensible. La naissance de Jésus de Nazareth a donné un autre sens aux douloureuses histoires de Tamar et de Bethsabée.

La naissance d’un fils donne un sens différent à l’histoire des parents, à leur rencontre, aux rencontres manquées, à leurs joies et à leurs souffrances. Cet enfant réel nous explique la souffrance de premières fiançailles ratées, d’abandons provoqués ou subis : les nôtres et ceux de nos aïeux. Voilà pourquoi tout fils est un message en différentes langues, les plus simples encore vivantes, d’autres mortes, certaines encore à déchiffrer. Les prophètes et leur langage en divers signes sont aussi de vivantes ‘pierres de Rosette’, qui nous permettent de déchiffrer des langues inconnues, pour pouvoir enfin comprendre des histoires, des poésies, des inscriptions funéraires.

Mais à la différence du prophète, ses parents et amis ne rencontrent pas personnellement la ‘voix’. Rarement, presque jamais, l’ange vient dire en songe : « Joseph, ne crains pas » (Mt 1,20). Mais souvent, presque toujours, les proches doivent accompagner les prophètes, les suivre dans leurs missions, leurs souffrances, leurs martyrs, sans l’avoir choisi. Ils suivent une voix qu’ils n’entendent pas directement, mais qui mystérieusement les appelle et les associe à la vocation d’une personne à laquelle ils sont liés par d’autres vocations et destins. Souvent leur histoire est une histoire de mansuétude et de douceur, qui leur donnent en ‘héritage’ la même terre que celle du prophète. Ces ‘vocations sans voix’ sont d’authentiques vocations, de vrais messages : « Moi et les enfants que m’a donnés le Seigneur, nous sommes des ‘signes et des présages’ » (8,18). Signe est le prophète, signes ses fils, signe ‘la prophétesse’ (8,3).

Isaïe achève sa première mission par une consigne solennelle à ses disciples : « Enferme l’attestation, scelle l’instruction parmi mes disciples » (8,16). L’archéologie et d’autres textes bibliques nous apprennent que ces actes étaient officiels, juridiques, produits en présence de témoins qui apposaient parfois leur signature. Un document particulièrement important, un contrat ou un testament, était cousu en tête par un fil ; un sceau en garantissait l’authenticité, on le mettait dans une poterie, et quelqu’un en devenait le gardien. Isaïe a accompli sa mission. Il ne lui reste qu’à remettre à ses disciples son témoignage (torah) et son enseignement, dans le même esprit que pour un testament, pour signifier que cette parole non écoutée est vivante et constitue un héritage.

Le témoignage-enseignement est remis à ses disciples. C’est la première fois que nous rencontrons la communauté des disciples d’Isaïe, qui apparaît pour recueillir l’héritage de sa parole et de son échec. Une communauté prophétique-charismatique qui recueille l’héritage d’un prophète-fondateur n’a pas pour première mission de gérer ses succès, mais de garder mémoire de son attestation d’échec. Parmi les nombreuses choses héritées d’un prophète, la première à sceller est la mémoire de son échec historique. Quand, au contraire, on collectionne les succès et qu’on oublie l’échec, la communauté se perd.

Avant de se retirer de la vie publique (pendant vingt ans peut-être) Isaïe adresse d’autres paroles à ses disciples : « Et si l’on vous dit : "consultez ceux qui pratiquent la divination, ceux qui sifflotent et murmurent", tenez-vous en à l’instruction et à l’attestation ! » (8,19-20). Durant les crises sociales, morales et politiques l’offre des devins et des mages augmente, stimulée par la demande. On n’écoute pas les prophètes ou on les tue. Ainsi grossit le marché de la magie et des augures, des spiritualités aux effets spéciaux, des ‘signes’, des visions, des miracles. Isaïe prophétise l’arrivée imminente de grandes épreuves et souffrances pour son peuple, et ressent le besoin de mettre en garde contre cette dangereuse maladie des temps de crise. Le fait que le prophète adresse son avertissement à ses disciples, à sa communauté prophétique, est très significatif, car pendant les crises n’abondent pas seulement les faux prophètes et les mages : les vrais prophètes aussi courent le risque de se transformer en devins.

La prophétie est une fidélité coûteuse à la parole d’un autre, qui n’assure qu’échec et persécutions. En temps de mutation et d’égarement collectif, de pénurie et d’épreuves, les peuples et leurs dirigeants cherchent un salut. Les réponses des prophètes ne plaisent pas, faute d’indiquer les voies larges et rapides des consolations illusoires que, par vocation, ils ne peuvent donner. Les consolations des prophètes sont vraies parce qu’elles ne correspondent pas aux ‘goûts des consommateurs’ : les ‘clients’ des prophètes n’ont pas toujours raison.

Comme la fidélité au message est difficile, la tentation est forte de l’adoucir (« cette parole est rude » : Jn 6,60), pour être en consonance d’idées avec les auditeurs. Alors la prophétie meurt, se transformant peu à peu en production d’illusions et de pseudo-consolations, en ‘sifflotements et murmures’. Les disciples ne gardent plus ‘le témoignage et l’instruction’ et deviennent vendeurs de biens de consommation émotive, organisateurs de spectacles à grand succès. Isaïe lui-même nous dit le destin de ceux qui tombent dans ces pièges : « Pour eux il n’y aura jamais d’aurore » (8,20).

Celui qui est dans la nuit peut voir l’aurore. Mais si nous changeons la nuit en jour, nous finissons par confondre l’aurore et le crépuscule. Les religions des devins combattent avec des feux d’artifice la noire réalité de la nuit, et ces feux-follets éblouissants les empêchent de voir la venue de l’aube. Quand les prophètes se retirent et que la crise est forte, l’unique chose sage est de résister dans le noir, d’apprendre son langage, en compagnons solidaires des nombreux autres habitants de la nuit du monde.

Les communautés héritières des prophètes ne sont fidèles à l’enseignement et au témoignage qu’en devenant sentinelles du bout de la nuit. Si elles attendent, aiment et désirent l’aube, elles en voient les premières lueurs, et elles annoncent à tous la bonne nouvelle : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre une lumière a resplendi. Tu as fait abonder leur allégresse, tu as fait grandir leur joie… Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné » (9,1-5).

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À l’écoute de la vie / 7 – Défier l’obscurité et lui résister ; ne pas confondre l’aurore et le crépuscule

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 07/08/2016

Spighe di grano rid« Les hérésies que nous devons craindre sont celles qu’on peut croire orthodoxes »

Jorge Luis Borges, L’Aleph

Le prophète ne libère pas seulement les hommes, les femmes, les esclaves, les pauvres. Il est aussi, surtout peut-être, un libérateur de Dieu. Les religions et les idéologies tendent naturellement à emprisonner Dieu dans leurs cages, à construire des tentes et des temples où ils le forcent à entrer pour l’y enfermer. Ils élaborent des théologies et des philosophies où Dieu ne peut qu’obéir aux lois qui ont été préparées pour lui, sans que personne n’en soit surpris.

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Le mirage des feux-follets

À l’écoute de la vie / 7 – Défier l’obscurité et lui résister ; ne pas confondre l’aurore et le crépuscule Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 07/08/2016 « Les hérésies que nous devons craindre sont celles qu’on peut croire orthodoxes » Jorge Luis Borges, L’Aleph Le prophète ne libère pas s...
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À l’écoute de la vie / 6 – Croire au retour, au temps de l’épreuve et de l’exil

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 31/07/2016

Spighe di grano rid

« Esarhaddon, roi des terres, ne crains pas ! Je suis Istar d’Arbela. Je vais dans ta main livrer tes ennemis. Je suis Istar d’Arbela. Je marche devant et derrière toi. Ne crains pas ! »

Oracle cunéiforme babylonien,  VII siècle A.C

Les prophètes sont hommes et femmes de l’échec. Leur parole et leur existence sont la carte éthique et spirituelle qui nous oriente dans la faillite. Ils nous rappellent que l’échec fait partie de la vie. Nos conquêtes sont toujours petites et passagères. Nous nous consolons en nous satisfaisant des objectifs atteints, en réduisant nos attentes et nos idéaux aux limites de nos possibilités. Nous cessons ainsi de grandir et freinons la croissance du monde.

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Les prophètes, non : ils continuent d’annoncer des saluts plus grands et plus justes que nous, et préfèrent échouer ; ils préfèrent même l’échec de Dieu à la domestication de la vérité de la parole qu’ils doivent annoncer. Nulle terre où l’on arrive n’est la terre promise, nul fils ne réalise nos rêves (gare à nous s’il les réalisait !) et nous attendons encore celui qui nous a promis qu’un jour il reviendrait. Telle est l’espérance non vaine que nous offrent les prophètes, non vaine justement parce qu’elle est plus grande que nos succès, et que les leurs.

Le magnifique récit de la rencontre entre Isaïe et Akhaz, roi de Judas, advient quand l’empire d’Assyrie est en train de conquérir le royaume du Nord (Israël ou Ephraïm) et les autres petits royaumes riverains, et menaçait aussi Jérusalem. On est en guerre, dans une grave crise politique. Isaïe prophétise au roi l’échec de la tentative d’occupation de ses ennemis (« Cela ne se fera pas ! » : 7,7).

Il l’invite à croire. Et il le rassure : « Veille à rester calme, ne crains pas ! » (7, 4). « Ne crains pas… » : autre magnifique expression qui nous introduit dans le cœur d’Isaïe, et dans le cœur de l’Évangile. Un signe est très important dans l’économie de ce récit : le "signe" (‘ôt) que YHWH invite Akhaz à demander. Les signes qui accompagnent la mission des prophètes sont choses très sérieuses. Ils n’ont rien à voir avec les "signes" que les femmes et les hommes religieux ont toujours demandés et continuent de demander, par magie ou idolâtrie, et, dans le meilleur des cas, par manque de maturité de leur foi.

Le signe est par contre un élément fondamental de la vocation et de l’activité du prophète. La prophétie est toujours un fait historique ; elle s’accomplit dans l’ordinaire de la vie du peuple, au sein des crises, des catastrophes, des joies, de la politique, de l’économie du moment. Les signes montrent que la prophétie est concrète, qu’elle emploie la parole des faits, car la parole dite ne suffit pas.

Ces signes ne sont pas des défis lancés à Dieu, ni des techniques de démonstration du propre talent prophétique, comme les emploient les faux prophètes et les "Simon le magicien" de tout temps. Le faux prophète manipule le sentiment religieux des gens, parce le "Dieu" des faux prophètes n’est qu’un outil de travail, un instrument de gain et de pouvoir. Les signes des prophètes sont le contraire de tout cela. Les vrais prophètes répugnent à donner les signes que réclame le peuple, parce qu’ils savent que les gens finissent par prendre le prophète pour l’auteur des signes, ce dont meurent habituellement les vrais prophètes.

« Le Seigneur parla encore à Akhaz : "Demande un signe pour toi" » (7, 11). Le signe prophétique est un acte de foi, donc un rapport de confiance. Ne pas le demander n’est donc pas une attitude d’humilité ni de piété : c’est un manque de foi. Akhaz justifie son refus en invoquant l’interdiction de "tenter Dieu" (Exode 17, 2). Il recourt à la parole même de YHWH pour faire croire qu’il croit.

C’est là une attitude très commune, particulièrement en temps d’épreuve et de crise. Il arrive souvent que des chefs et responsables de communauté citent la Loi, l’Évangile, les Statuts pour justifier des choix derrière lesquels se cache leur méfiance vis-à-vis d’une personne ou de la communauté même, évitant ainsi d’en assumer la responsabilité et les coûts. Isaïe voit tout de suite la réelle intention du roi et la lui reproche de la plus belle manière : « Est-ce trop peu pour vous de fatiguer les hommes, que vous fatiguiez aussi mon Dieu ? » (7, 13). Comme pour lui dire : Non seulement tu m’offenses ("les hommes") en me traitant de faux prophète, mais encore tu renies ta foi-confiance dans l’Alliance. Akhaz fut un mauvais roi : « Il ne fit pas qui était droit aux yeux de YHHW ». Il fut en particulier un roi idolâtre et infanticide : « Il offrit des sacrifices et brûla de l’encens sur les hauts lieux… Et même il fit passer son fils par le feu, selon les abominations des nations païennes » (2 Rois 16, 2-4).  Un idolâtre ne pouvait pas écouter les paroles du prophète.

Mais la prophétie ne s’arrête pas devant nos péchés. Isaïe répond au refus d’Akhaz par un authentique chef-d’œuvre, qui nous coupe le souffle aujourd’hui encore : « Le Seigneur vous donnera lui-même un signe : Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils, et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » (Isaïe 7, 14). L’enfant, l’Emmanuel, le Dieu-avec-nous, ne fut pas le signe d’Akhaz : il fut le signe d’Isaïe. L’échec de la prophétie dû au refus d’un roi idolâtre a provoqué une des plus belles prophéties de tous les temps. Il n’est pas rare que nos plus belles paroles soient les secondes, celles que nous parvenons à dire sur la souffrance de l’échec des premières. Akhaz ne crut pas que son Dieu l’aurait sauvé, et ainsi commença le déclin politique de son règne, qui s’achèvera deux siècles plus tard avec l’exil à Babylone.

Dans cette trilogie "Isaïe – Akhaz – YHWH" se dévoile la grammaire de la principale parole du livre d’Isaïe : la foi. La foi biblique est avant tout une parole humaine. La comprendre, c’est pénétrer la vie humaine, et, si nous voulons, c’est comprendre aussi qui est Dieu. Le premier sens linguistique du mot foi est confiance. C’est croire en une parole, qui est toujours parole d’une personne, puis agir en conséquence. Dans l’humanisme biblique la foi est la première œuvre. Akhaz ne crut pas, et agit. Marie crut, et agit.

Dans la Bible, Dieu aussi croit : il a confiance en l’homme, il croit en nous, en toi, en moi. L’Alliance est le grand paradigme biblique de la foi : non seulement notre amour est réponse au préalable amour de YHWH, mais notre foi même vient après la foi de Dieu en nous. Quiconque a eu un fils et l’a vraiment aimé peut comprendre cette dimension de la foi-confiance. Le premier amour pour un fils, c’est croire en lui, lui faire confiance, une foi-confiance qui dure toute la vie et le régénère mille fois à la première vie.

La non-foi est elle aussi action. Quand on ne croit pas dans une parole, dans un projet, dans une promesse, dans l’avenir, on agit en sorte qu’ils ne s’accomplissent pas. La réalisation des signes de la foi dépend de la liberté de celui en qui nous mettons notre confiance ; elle est donc toujours incertaine. C’est pourquoi les prophéties de la non-foi se réalisent plus fréquemment que celles de la foi, parce qu’elles s’auto-réalisent : notre confiance agit et produit l’événement espéré. Pas toujours, mais souvent. Le cadavre suivra le cours du fleuve si en amont nous avons contribué au meurtre.

Beaucoup de communautés, entreprises, familles, travaux, prennent fin parce que quelqu’un, à un moment donné, n’a pas cru qu’ils pouvaient avoir un avenir différent. Beaucoup, au contraire, ont survécu parce que quelqu’un, à un moment donné, a cru et agi. Parce qu’une personne au moins a cru. Une splendide dimension de cette foi nous est révélée par un détail au début du chapitre : « Le Seigneur dit à Isaïe : "Sors à la rencontre d’Akhaz, toi et ton fils Shéar-Yashouv" » (7, 3). Isaïe va à ce rendez-vous décisif avec un fils. Le nom de ce fils signifie "un-reste-reviendra" : un petit groupe du peuple sera sauvé, quelqu’un reviendra de l’exil. Nous aurons encore une histoire de salut à vivre et raconter. Tout n’est pas fini.

Dans la Bible le nom choisi pour un fils est toujours un message. Le premier message qu’Isaïe porte à Akhaz est son propre fils. Les prophètes savent employer ces paroles incarnées, et ont ainsi rendu possible que nous comprenions un jour le mystère d’une parole-Fils devenue enfant. Comme le fit Jérémie : alors que Jérusalem était assiégée et qu’il était prisonnier du roi pour avoir prophétisé la conquête de la ville par Nabuchodonosor, il acheta un champ : « Achète mon champ, qui se trouve à Anatoth » (Jérémie 32, 7).

Le prophète annonce l’exil, et tout en l’annonçant achète un champ, pour dire par un signe que l’exil ne sera pas pour toujours. Un reste reviendra. Alors que tous fuient l’entreprise en crise, quelqu’un reste et investit ; tous sortent de la communauté, et quelqu’un reste, quelqu’un revient dans la maison vide, réaffirmant la foi dans la première promesse. Rien n’annonce mieux l’avenir qu’un champ acheté en terre natale en période d’exil, que le retour de quelqu’un alors que tous s’enfuient. Au seuil de la plus grave crise, nulle parole n’est plus grande que celle d’un fils qui s’appelle "un-reste-reviendra". C’est ce fils-espérance qui accompagne la prophétie de l’enfant-Emmanuel. Deux enfants, le même message de vie.

Nous ne savons pas qui fut l’Emmanuel d’Isaïe. Peut-être Ézéchias, le roi fidèle, fils de l’infidèle Akhaz et de la reine Abiyah. Peut-être, selon le théologien du Moyen-âge Rashi, un troisième fils d’Isaïe. Peut-être un enfant d’une jeune femme (‘almâ), encore vierge au moment de la prophétie, qui se tenait près d’Isaïe quand il prophétisait. Peut-être autre chose encore. Matthieu et après lui beaucoup de chrétiens y ont vu l’annonce de Marie de Nazareth et de son fils. La prophétie biblique vit encore parce qu’elle est plus grande que nos meilleures interprétations. Elle continue de vivre tant que nous la laissons ouverte, plurielle, pauvre, et que nous l’aimons gratuitement.

Les ‘almâ et Emmanuel d’Isaïe étaient une jeune femme et un enfant prénommé confiance. Parce qu’en toute crise on peut encore espérer en un salut tant qu’une femme mettra au monde un enfant.

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À l’écoute de la vie / 6 – Croire au retour, au temps de l’épreuve et de l’exil

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 31/07/2016

Spighe di grano rid

« Esarhaddon, roi des terres, ne crains pas ! Je suis Istar d’Arbela. Je vais dans ta main livrer tes ennemis. Je suis Istar d’Arbela. Je marche devant et derrière toi. Ne crains pas ! »

Oracle cunéiforme babylonien,  VII siècle A.C

Les prophètes sont hommes et femmes de l’échec. Leur parole et leur existence sont la carte éthique et spirituelle qui nous oriente dans la faillite. Ils nous rappellent que l’échec fait partie de la vie. Nos conquêtes sont toujours petites et passagères. Nous nous consolons en nous satisfaisant des objectifs atteints, en réduisant nos attentes et nos idéaux aux limites de nos possibilités. Nous cessons ainsi de grandir et freinons la croissance du monde.

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Le nom du fils-espérance

À l’écoute de la vie / 6 – Croire au retour, au temps de l’épreuve et de l’exil Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 31/07/2016 « Esarhaddon, roi des terres, ne crains pas ! Je suis Istar d’Arbela. Je vais dans ta main livrer tes ennemis. Je suis Istar d’Arbela. Je marche devant et der...
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À l’écoute de la vie / 5 – Appelé à être le gardien du bon grain, jamais le patron.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 24/07/2016

Spighe di grano rid« Souvent Dieu te nie en te donnant, et te donne en te niant »

Ibn Atà, Anthologie de la mystique arabo-persane

« L’année de mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé… Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils avaient chacun six ailes… Je dis alors : "Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le Seigneur tout-puissant" » (6, 1-7).

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L’année où mourut le roi Ozias, je vis le Seigneur. Les vocations adviennent en un lieu et en un jour précis, écrits pour toujours dans le livre de la vie et dans le cœur du prophète. "Ici le Seigneur parla à François", nous disent les guides des visites à San Damiano et à Assise. Ici, il y a exactement trente et un ans, j’ai rencontré ta mère pour la première fois. Ici, le 27 août 1981, j’ai entendu la voix qui m’a tout demandé, en laquelle j’ai cru, à laquelle j’ai tout donné. Ici, ce jour-là. Rien au monde n’est plus concret qu’une vocation. Souvent c’est là qu’on retourne quand la voix ne parle plus, en priant l’espace et le temps de témoigner que cette rencontre ne fut pas qu’illusion ; en espérant que ce lieu qui existe encore fasse ‘renaître’ le temps qui n’est plus. Nombreux sont les pèlerinages de l’esprit où l’on va demander à ce lieu de parler pour nous faire revivre le moment de la première rencontre.

Les vocations ne sont jamais seulement, ni principalement, affaire de psychologie ou d’âme. La terre, le ciel, l’usine, le bureau, le buisson nous parlent. Les paroles de l’âme ne suffisent pas à raconter ce qui s’est passé ce jour-là. L’homme d’antan avait un langage plus riche que le nôtre pour décrire la vie et narrer les vicissitudes de l’esprit. Il savait que dans les grands jours de la vie – jours rares entre la naissance et la mort – une mystérieuse alliance s’accomplit dans toute la nature. Tout nous parle, en un chœur polyphonique de voix diverses et unanimes.

Les anciens, et parmi eux ceux de la Bible, avaient encore d’autres ressources. Ils sentaient vivre la nature beaucoup plus que nous dans notre monde désenchanté. Mais outre la nature, leur terre était aussi peuplée d’anges, de séraphins, et surtout Dieu y demeurait, réellement présent dans la vie des gens. Il n’habitait pas au-dessus du soleil, à nous attendre après la mort. Son peuple ressentait sa présence en son milieu, sa gloire emplissait "toute la terre" (6, 3). Justement parce qu’on ne le voyait ni ne le touchait, il était très réel, pas une idole.

La Bible a généré un humanisme capable d’authentiques miracles civils et moraux parce qu’elle a haï les idoles. Nous, aujourd’hui, nous n’avons pas produit une culture athée, mais nous avons banalement régressé dans un monde débordant d’idoles. Il faut avoir le sens de Dieu pour pouvoir le nier, et éviter d’être les non croyants d’un dieu réduit en idole. Le grand phénomène collectif de notre temps est l’athéisme idolâtrique, au moins aussi vaste que l’idolâtrie de masse. Les athées du Dieu de la Bible ont toujours été peu nombreux ; aujourd’hui, dans le monde qui est le nôtre, ils ont quasiment disparu parce que, ne le connaissant plus, ils ne peuvent le nier.

Isaïe nous conduit dans le mystère de sa vocation. En grand poète qu’il est, il emploie toutes les couleurs de sa palette symbolique pour nous raconter son jour le plus important. Pour lui aussi, comme dans tous les cas de vocations bibliques, la première émotion n’est pas la joie, mais la crainte. Il est conscient de vivre une expérience extraordinaire, de voir et d’entendre des choses comme jamais auparavant. Et il se sent indigne de vivre une telle rencontre, indignité que dans son langage il appelle ‘impureté’. Dans ces moments de lumière la joie accompagne toujours la crainte naturelle : si la peur était la seule protagoniste de nos rencontres identitaires, nous ne formerions aucune famille, nous n’entrerions dans aucun couvent, nous ne donnerions vie à aucune entreprise.

Mais Isaïe nous raconte ici quelque chose de particulier : sa vocation à devenir prophète. La vocation prophétique a ses caractéristiques spécifiques. Elle n’est pas la seule vocation d’une personne, ni, en général, ne dure toujours et n’est toujours active. Isaïe, avant d’être appelé à cette fonction spéciale, vivait déjà une histoire de foi. Il était probablement actif depuis des années dans le milieu sacerdotal du temple de Jérusalem. Il connaissait, vivait et enseignait la foi d’Israël. Mais un jour, survint pour lui un événement nouveau, inattendu, spécial : un appel à devenir prophète. On ne naît pas prophète, on le devient.

Le prophète est un homme, une femme, qui dans la normalité de sa vie, quelquefois (pas toujours) déjà juste et bonne, est un jour appelé à une mission. Il n’y pensait pas ; ce n’était pas dans ses plans, parce qu’aucune vocation prophétique n’entre dans les plans de qui la reçoit : sinon le prophète serait patron de sa mission et ses paroles n’exprimeraient que sa pauvre voix.

La vocation prophétique ne coïncide pas avec la vocation professionnelle, artistique, familiale, ni même avec la vocation religieuse. Beaucoup de prophètes étaient déjà mariés, moines ou religieuses, quand un jour, un jour béni, une rencontre spéciale les fait devenir ce qu’ils n’étaient pas encore. Et puis un autre jour encore, béni lui aussi, leur mission s’achève et ils rentrent chez eux, comme tout le monde. Personne n’est prophète pour toujours. Les prophètes savent que leur prophétie est une tâche, un don qui les habite et qui un jour les quittera, et qu’ils devront réapprendre à vivre et à mourir, comme tout le monde. Seuls les faux prophètes le sont pour toujours. Les prophètes se perdent et trahissent leur vocation quand ils ne comprennent pas, ou comprennent trop tard, que l’heure est venue de "rentrer à la maison".

Recevoir une vocation prophétique est la plus grande surprise qui puisse arriver à quelqu’un sous le soleil. En la recevant, beaucoup, le jour de l’appel, à la différence d’Isaïe, ne se trouvaient pas dans un temple, n’avaient pas ‘vu’ ‘JHWH Sabaoth’ assis sur un trône, ni les séraphins. Mais eux aussi, à l’appel décisif d’une voix intérieure, ont reçu une mission inattendue et se sont sentis inadéquats et impurs. Si seuls étaient prophètes ceux qui savent appeler ‘Dieu’ cette voix, la terre serait un lieu infiniment plus pauvre, laid, triste, invisible.

Beaucoup d’hommes et de femmes s’abusent et trompent les autres en suivant de fausses voix, qu’ils appellent parfois Dieu ; mais beaucoup d’autres sont instruments de salut en suivant de vraies voix auxquelles, sans les reconnaître, ils répondent : "me voici, envoie-moi". Ce fut la réponse d’Isaïe. Sans le ‘me voici’ aucune prophétie ne commence. Toute vocation est alliance, pacte, noces. L’attribution de la tâche ne suffit pas : il faut aussi le ‘me voici’, la réponse libre de l’appelé. Beaucoup de prophéties ne s’accomplissent pas parce que les appelés ne répondent pas ‘Me voici, envoie-moi’, tout en comprenant que ce n’est pas à leur bonheur qu’ils sont appelés.

Il est mystérieux et bouleversant le contenu du rôle prophétique d’Isaïe. Une lecture ‘particulière’ de Matthieu (13) et Jean (12), a contribué à ce qu’il influence une certaine théologie chrétienne et même un certain antisémitisme : « Dieu dit : "Va, tu diras à ce peuple : Écoutez bien, mais sans comprendre, regardez-bien, mais sans reconnaître. Engourdis le cœur de ce peuple, appesantis ses oreilles, colle-lui les yeux ! Que de ses yeux il ne voie pas, ni n’entende de ses oreilles ! Que son cœur ne comprenne pas ! Qu’il ne puisse se convertir et être guéri !  (6, 9-10). Je dis alors : "Jusques à quand, Seigneur ?" (6, 11).

L’honnêteté et la vérité du prophète ne résident pas dans le contenu de la prophétie, mais dans la fidélité au mandat reçu. Il est rare que les prophètes aiment ce que par vocation ils doivent annoncer. Il ne leur est pas demandé d’aimer les paroles qu’ils prononcent. Ils ne sont que les serviteurs fidèles de paroles qui ne sont pas les leurs. Mais ils peuvent et doivent demander : "Jusques à quand ?" (6, 11). Jusqu’à quand durera le durcissement du cœur, la souffrance de mon peuple ? Désormais la vigne est abîmée et démantelée (ch. 5), les cœurs et les oreilles endurcis, les yeux aveuglés. Dans ces cas, très fréquents, les paroles du prophète, loin de convertir les chefs du peuple, exaspèrent leurs yeux, leurs oreilles, leur cœur, et causent sa propre persécution. Tel est le destin du prophète, surtout en temps de crise grave. Quand la vigne est redevenue sauvage, le soleil et la pluie ne font que multiplier ses mauvais fruits. Isaïe l’avait compris dès ce premier jour, peut-être, ou quand, des années plus tard, il se mit à écrire le récit de sa vocation, en premier témoin de l’échec de sa propre mission. Ainsi meurent les prophètes, ainsi rendent-ils fertile la terre de nos enfants.

Des paroles d’espérance concluent ce chapitre de la vocation d’Isaïe : « Et s’il y subsiste encore un dixième, à son tour il sera livré au feu, comme le chêne et le térébinthe abattus, dont il ne reste que la souche - la souche est une semence sainte » (6, 13). Le tronc d’un chêne abattu peut lui aussi bourgeonner, si sa première semence est encore vivante. Tout en annonçant la chute des arbres, les prophètes sont gardiens de la bonne semence.

Les peuples et communautés continuent d’endurcir leur cœur, de ne pas comprendre les prophètes, d’écraser les pauvres. Mais les prophètes continuent de chanter, et de demander : « jusques à quand ? ». Malheur à eux, malheur à nous, si nous cessions de chanter.

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À l’écoute de la vie / 5 – Appelé à être le gardien du bon grain, jamais le patron.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 24/07/2016

Spighe di grano rid« Souvent Dieu te nie en te donnant, et te donne en te niant »

Ibn Atà, Anthologie de la mystique arabo-persane

« L’année de mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé… Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils avaient chacun six ailes… Je dis alors : "Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures et mes yeux ont vu le roi, le Seigneur tout-puissant" » (6, 1-7).

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Nul n’est prophète pour toujours

À l’écoute de la vie / 5 – Appelé à être le gardien du bon grain, jamais le patron. Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 24/07/2016 « Souvent Dieu te nie en te donnant, et te donne en te niant » Ibn Atà, Anthologie de la mystique arabo-persane « L’année de mort du roi Ozias, je vis le Seig...
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À l’écoute de la vie / 4 – Les idoles, et non pas Dieu, ont besoin de lieux clos et fermés.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 17/07/2016

Spighe di grano rid

« Si Moïse ou Jérémie ou Jésus avaient pensé que leur message pouvait être compris comme un discours édifiant à prononcer dans un lieu sacré, à méditer dans un moment sacré, ou dans un espace intérieur isolé du reste de la vie, ils s’en seraient étonnés et indignés. Ni les paroles de Moïse et des prophètes ni les paroles de Jésus n’étaient destinées à un versant religieux de la vie, parce qu’un tel versant n’existait pas. »

Paolo De Benedetti, La mort de Moïse et autres exemples

« Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé et de sa vigne : mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux ; Il y retourna la terre, enleva les pierres, et installa un plant de choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n’en eut que de mauvais » (Isaïe 5, 1-2).

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Cette vigne pervertie, c’est nous, c’est notre humanité qui ne donne pas les fruits qu’elle pourrait et devrait produire. Plus de deux mille cinq cents ans ont passé depuis que ces paroles furent écrites, mais le spectacle de la vigne rebelle, abîmée et gâtée remplit toujours nos horizons. Toutes les conditions sont réunies pour produire du bon raisin, mais voilà que nous continuons à en produire du mauvais. Le même mauvais raisin que celui de Caïn, Lamech, Jézabel. À Sodome, Dacca, Nice, Istanbul.

Un vigneron avait planté une bonne vigne, dans la meilleure terre, et l’avait cultivée avec grand soin. Il l’avait aimée, soignée, l’avait protégée des voleurs en postant une sentinelle en son milieu, avait sélectionné les meilleurs cépages des environs. Il ne pouvait faire davantage pour sa vigne. Il voulait seulement qu’elle croisse en splendeur et en abondance. Mais la vigne ne lui a pas obéi, a produit de mauvais fruits, a trahi et abîmé le travail du vigneron.

Le paysan peut faire de son mieux pour que son champ produise de bons fruits, mais la "vigne" a sa propre et mystérieuse liberté. Elle peut se rebeller et ne pas suivre la loi de la vie. Celui-là seul qui a cultivé et possédé une vigne peut comprendre la force de ce chant d’Isaïe. Nulle plante autant que la vigne, peut-être,  n’a besoin d’un rapport symbiotique avec qui la cultive. Sans les mains, la fatigue et l’attention continue du paysan, les vignes ne peuvent produire du bon vin. Et peu de fruits autant que le raisin ne donnent une joie intime au cultivateur. Mon grand-père, au seuil de ses quatre-vingt dix ans, ne pouvant plus aller aux champs, voulut planter quelques pieds de vigne devant la porte de sa maison. La vigne est parmi les images les plus fréquentes et significatives de la Bible, symbole de la femme, de l’épouse. Avec le vin, c’est toute la Bible qui monte sur l’autel.

Le raisin était souvent abîmé et avarié dans l’antiquité. Parasites, bactéries et moisissures endommageaient souvent les cépages et les grains, et il n’était pas rare de perdre toute la vendange. Aujourd’hui encore le paysan est l’homme de l’attente : il dépend de la libre obéissance de la terre, des plantes, des insectes. Même s’il s’efforce de contrôler par la technique et par son intelligence la liberté de la nature, sauf à n’être qu’un mercenaire, il sait que le fruit de la terre est surtout un don, libre et incertain comme l’est tout don.

La réciprocité est la première loi du paysan. Mais l’allégorie qu’emploie Isaïe est plus forte encore : les vignes se sont ensauvagées, le cépage s’est dénaturé, revenant à la condition sauvage qui était la sienne avant que l’homme n’en tire du bon vin en le domestiquant. Transformer le vignoble de plante sauvage en vigne à vin a été un long processus, une grande conquête technique et culturale.

Dans l’antiquité une vigne donnait en spectacle l’excellence humaine, confluence de la technologie et de l’économie de l’époque. Qui écoutait Isaïe au temple ou sur les places le comprenait sans médiation parce que les vignes faisaient partie de la vie de tous. Tous comprenaient donc la prophétie et le coup de théâtre du chant de la vigne : "La vigne, c’est la maison d’Israël" (5, 7). Isaïe sort ici de l’allégorie et entre dans la politique, l’économie, la vie des gens.

Quand les prophètes quittent les allégories et les métaphores, ils n’aboutissent pas à la religion. Nous méconnaissons la force et la nature des paroles des prophètes si nous n’y voyons qu’une affaire religieuse. Ils parlent de la vie, de toute la vie, seulement de la vie. La foi religieuse dépérit et se pervertit quand nous l’emprisonnons dans un espace religieux. Aucune foi ne nous libère sans l’air public des villes. Ce sont les idoles qui ont besoin de l’espace sacré, bien clos et protégé des pieds étrangers ; et non la foi des prophètes, grâce à qui le peuple d’Israël, malgré ses rébellions, a célébré son Dieu dans un temple vide. Quelle ne fut en effet la surprise de Pompée en entrant dans le Temple de Jérusalem après avoir soumis les juifs : « Il n’y avait aucune image de divinité, le lieu était vide, le sanctuaire si secret ne cachait rien » (Tacite, Histoires, V,9). Les temples bons amis de l’homme nous disent que Dieu ne demeure pas là, car sa maison c’est le monde, et c’est là seulement qu’il faut le chercher et l’aimer. Nos tabernacles sont des lanternes qui attendent Celui qui n’est pas encore revenu.

Ce qui rend vraiment beau les prophètes, c’est qu’ils nous répètent avec force et de mille manières : la vigne, c’est notre monde (Mt, 13, 38). L’être humain est plus grand que sa seule dimension religieuse, et dans l’Église il fait bon vivre et grandir si elle s’ouvre aux dimensions infinies du Royaume.

La prophétie aujourd’hui peine à atteindre celui qui devrait l’écouter parce que le prophète par vocation ne parvient pas à sortir de son milieu religieux, ne veut ou ne peut trouver des paroles simplement humaines pour redire aujourd’hui les paroles d’Isaïe. Il a en effet oublié que le lieu où parle le prophète est la place publique, l’usine, le parlement. Là seulement il sait parler. Tout autre temple est trop petit, trop bas.

Le prophète est "ami" de Dieu (5, 1). Il est donc ami de l’homme ; ami aussi du vigneron qui travaille et attend de la vigne qu’elle le lui rende. On ne peut écrire ces chants éternels sans aimer les protagonistes de leurs histoires : les allégories qui exploitent et instrumentalisent leurs protagonistes n’ont la force de convertir personne.

J’aime penser que, s’il parlait aujourd’hui, Isaïe n’emploierait que le langage et les paroles de tout un chacun, sans vouloir en connaître d’autres. Une femme avait travaillé dur toute sa vie, et à force de sacrifices avait pu faire des économies. Elle les avait confiées à la banque. Elle s’était fiée à celui qui lui avait conseillé l’un ou l’autre investissement parce qu’elle le connaissait. Mais elle découvre un jour que son épargne est partie en fumée : les banquiers, au lieu de la garder, l’avait utilisée pour spéculer, et les manageurs en avaient tiré des bonus. Un homme avait un bon atelier artisanal hérité de son père. Un jour un fonctionnaire maître chanteur lui réclama un pourcentage. Cet honnête artisan savait seulement fabriquer des chaises et des meubles, et ne pouvait céder au chantage. C’est ainsi qu’un matin son atelier, incendié, est parti en fumée.

Isaïe aurait peut-être raconté des histoires semblables, mais de façon bien plus forte et belle. Il aurait touché ses auditeurs dans leur quotidien, leurs passions et leur indignation. Il leur aurait dit : "Cette banque, c’est notre capitalisme, ce maître chanteur c’est notre système politique, voilà le monde que nous avons construit en trahissant les promesses et les pactes de nos pères". La force de la prophétie est de savoir dire que la vigne, c’est Israël ; que la banque, c’est le capitalisme ; que l’acteur corrompu, c’est le système malade.

Il aurait répété les mêmes mises en garde, sans changer une virgule : « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, et joignent champ à champ jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace et qu’ils habitent seuls au milieu du pays. Malheur à ceux qui déclarent bien le mal et mal le bien… Qui justifient le coupable pour un présent et refusent à l’innocent ses droits » (5, 8.20.23).

Le cantique d’Isaïe ne nous dit pas comment le mal s’insinue dans cette vigne si bien soignée, ne nous dit rien de la ‘technologie’ de la trahison. Il nous dit seulement que le mal survient contre le gré de l’agriculteur. Le destin de la vigne est écrit dans son histoire : « Je vais vous apprendre ce que je vais faire à ma vigne : enlever la haie pour qu’elle soit dévorée, faire une brèche dans le mur pour qu’elle soit piétinée… » (5, 5).

Tout bon paysan aurait fait de même. La vigne était déjà redevenue sauvage, avait déjà gâché le fruit des soins du vigneron. À quoi bon garder le pressoir sans rien à vendanger, embaucher une sentinelle, clôturer, bécher, émonder, irriguer une vigne sauvage ?

Nulle punition, nulle vengeance. Dieu seul peut souffrir du mal que nous faisons. Miséricordieux, il pleure avec nous et pour nous. La fin de nos histoires est dans leur commencement : la vigne est dévorée, l’impitoyable finance échoue, les meilleurs entrepreneurs ferment boutique et fuient, et le pays sombre dans la corruption. Les prophètes voient l’avenir parce qu’ils savent lire en profondeur le passé et le présent, et qu’ils y voient les semences qui germent.

Noé est le premier vigneron de la vigne. Après avoir accompli sa mission et sauvé les vivants du déluge, il planta une vigne et fit du vin (Gn 9, 20). Dans la terre abîmée que fut cette vigne, il a suffi d’un seul juste, d’un homme qui répondit à un appel et construisit une arche du salut. Un seul pied de vigne saine, une seule bonne grappe et même un seul bon grain, peut sauver une vigne redevenue sauvage. Notre vigne aussi peut encore espérer : « Dieu tout-puissant, reviens ; regarde et interviens pour cette vigne » (Psaume 80).

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À l’écoute de la vie / 4 – Les idoles, et non pas Dieu, ont besoin de lieux clos et fermés.

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 17/07/2016

Spighe di grano rid

« Si Moïse ou Jérémie ou Jésus avaient pensé que leur message pouvait être compris comme un discours édifiant à prononcer dans un lieu sacré, à méditer dans un moment sacré, ou dans un espace intérieur isolé du reste de la vie, ils s’en seraient étonnés et indignés. Ni les paroles de Moïse et des prophètes ni les paroles de Jésus n’étaient destinées à un versant religieux de la vie, parce qu’un tel versant n’existait pas. »

Paolo De Benedetti, La mort de Moïse et autres exemples

« Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé et de sa vigne : mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux ; Il y retourna la terre, enleva les pierres, et installa un plant de choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n’en eut que de mauvais » (Isaïe 5, 1-2).

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Comme lanternes en attente (la vigne, c’est nous)

À l’écoute de la vie / 4 – Les idoles, et non pas Dieu, ont besoin de lieux clos et fermés. Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 17/07/2016 « Si Moïse ou Jérémie ou Jésus avaient pensé que leur message pouvait êtr...
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À l’écoute de la vie / 3 – Sons et couleurs du chant et des pleurs des prophètes

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire  le 10/07/2016

Spighe di grano rid« Segovia disait que l’interprète d’un morceau de musique est comme Jésus qui ressuscite Lazare : l’interprète aussi fait revenir à la vie. Si je ne le fais pas revivre, le morceau reste comme mort ».

Piero Bonaguri, Ce qu’enseigne Segovia

Seule une bonne spiritualité peut guérir les maladies et les perversions des religions. Un monde sans foi ni religion serait infiniment plus pauvre. Les paroles nous manqueraient pour dire ce que nous vivons de plus beau, les belles choses que distille l’alambic spécial qu’abrite la meilleure partie de l’âme humaine, et qu’active l’élévation du regard à la recherche du sens profond du monde, de la vie, de la mort.

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Notre culture a effacé beaucoup de ces paroles, car les religions, avec leurs institutions et leurs cultes, sont rarement à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Elles finissent presque toujours par s’approprier la vocation spirituelle de la personne, promettant des paradis qu’elles ne possèdent pas, un salut de type ‘soldes de fin d’année’, des promesses trop banales pour être vraies. Les religions elles-mêmes, par manque de générosité, de gratuité, et parce que les prophètes ne sont pas écoutés, ont avili ou éliminé les plus belles paroles que la foi nous a données.

Tel est le sens de cet universalisme qui, malgré ses contradictions, inspire l’humanisme biblique : « Il arrivera dans l’avenir que la montagne de la Maison du Seigneur sera établie au sommet des montagnes et dominera sur les collines. Toutes les nations y afflueront. Des peuples nombreux se mettront en marche et diront : "Venez, montons à la montagne du Seigneur… Il nous montrera ses chemins, et nous marcherons sur ses routes" ». (Isaïe 2, 2-3). On ne gravit pas la "montagne du Seigneur" pour devenir dévots du patron du temple, mais pour connaître les "routes et les chemins" de la vie. Les prophètes savent que les religions deviennent déshumanisantes quand elles se mettent à compter les entrées dans leurs temples, à faire des recensements, à vouloir un salut pour elles seules, oubliant que la révélation (torah) est un bien dont on ne peut jouir qu’ensemble dans la concorde entre tous (2, 4).

C’est dans cette étreinte universelle de la terre dont personne n’est exclu, dans cet ample regard bienveillant, que nous arrive une des plus belles surprises enchâssées dans le livre d’Isaïe. Comme l’arc-en-ciel resplendit dans le ciel encore sombre, un magnifique joyau de la littérature se présente à nos yeux : « Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre » (Isaïe 2, 4). À ces mots nous n’avons qu’à nous taire, ou seulement prier.

Isaïe vivait dans un monde très différent, qui des outils de travail faisait des armes : « De vos socs, forgez des épées, de vos serpes forgez des lances » (Joël 4, 10). Mais un jour Isaïe vit autre chose, et l’écrivit. Il écrivit ce qu’il ne voyait pas, pour qu’aujourd’hui nous puissions leIsaiah ONU 300 lire. Le prophète est une voix qui voit les désirs profonds, la vocation encore non dite de l’humanité. Cette vocation, il nous la donne en la disant, pour que nous puissions devenir nous aussi ce que nous ne sommes pas encore. Inscrire ces paroles d’Isaïe sur la façade du palais de l’ONU à New York fut une splendide inspiration. Les paroles des prophètes sont grandes parce qu’in-finies, inaccomplies. Elles sont toujours devant nous, nous appelant constamment à tout faire pour qu’elles deviennent histoire, vie, chair.

Au temps d’Isaïe la corruption des chefs du peuple, leurs cultes idolâtres et l’abandon du pauvre causaient la famine et le malheur de tous (comme encore aujourd’hui). Du Pays disparaît « toute espèce de soutien, tout subside en pain et en eau, le brave et l’homme de guerre, le juge et le prophète, le devin et l’ancien, l’officier et le dignitaire, le conseiller, l’expert en magie et le spécialiste des sortilèges » (3, 1-3). Disparaissent les devins et les mauvais conseillers, mais surtout les sages et les prophètes. Dans le meilleur des cas, il ne reste que des bandes de jeunes incapables : « Je leur donnerai pour chefs des gamins, et selon leurs caprices ils les gouverneront » (3, 4).

Quand les peuples s’égarent et perdent le fil d’or de la sagesse qui (dans la souffrance et le sang) a engendré les pactes, les constitutions, l’éthique et les bonnes lois, ils tombent dans d’immenses trous de pauvreté, des cercles vicieux et pervers. Les famines et les grandes crises sont d’abord dues au fait qu’on n’écoute pas les prophètes et les personnes honnêtes ; c’est ensuite qu’elles génèrent la fuite et l’expulsion des prophètes et des sages.

Les meilleurs parmi les hommes et les femmes ne sont plus attirés par le beau métier de la politique, et laissent le champ libre à qui ne cherche le pouvoir que par intérêt personnel ou partisan. Ainsi se ferme le cercle vicieux, et le piège est parfait. Dans les pires cas – comme ceux ici décrits par Isaïe – la crise est si profonde et généralisée qu’elle éloigne des fonctions de gouvernement les délinquants eux-mêmes, car il ne reste que ruine à piller et partager : « L’un accrochera son frère dans la maison paternelle : "Tu as un vêtement, tu seras notre chef, que ces débris soient sous ton autorité". Alors l’autre s’écriera : "Je ne suis pas guérisseur et, dans ma maison, il n’y a ni pain ni vêtement : vous ne pouvez faire de moi un chef du peuple !" » (3, 6-7). Seuls restent les chacals : « Vous avez dévoré la vigne, et la dépouille des pauvres est dans vos maisons » (3, 14).

Alors que se meurt l’espérance civile, il ne reste au prophète que son chant, sa prière plaintive sur le peuple : « Ô mon peuple, ceux qui te conduisent t’égarent, et ils inversent la direction de ta route » (3, 12). Le peuple devient "mon peuple". Celui de Dieu et d’Isaïe. C’est aussi cela le métier du prophète : savoir pleurer la ruine de son peuple, des communautés, des personnes, notre ruine, la tienne, la mienne. Quand Dieu même n’est pas écouté, quand ses appels au repentir et à la conversion sont ignorés et moqués, il ne reste au prophète qu’une ultime ressource : il peut pleurer pour son peuple.

Il peut entonner son chant de lamentation, mêler ses larmes à celles des accablés. Ces pleurs et ce cri des prophètes ont parfois dans l’histoire été miraculeusement recueillis, plus que leurs paroles – il n’est pas de parole plus puissante qu’un cri : le Golgotha nous le rappellera toujours. Il est ainsi arrivé qu’après les guerres et les grandes folies collectives, quelques femmes, quelques hommes, une seule personne parfois, ont perçu une vocation dans ce cri et ces pleurs de lamentation. Et ils se sont mis à construire des villes, des communautés, des entreprises, des pays entiers. Ce faisant, à leur insu, Isaïe était à leurs côtés.

La solidarité des larmes est une grande forme d’amour. Typique des prophètes, elle l’est aussi des artistes, poètes, cinéastes, musiciens, écrivains, et de tant d’hommes et de femmes qui, n’ayant plus d’autre ressource, accompagnent de leurs larmes les malheurs d’autrui. Poésie et littérature – celles aussi des journaux intimes et des lettres – sont un profond et permanent exercice de solidarité des pleurs et des plaintes. Un grand don de l’artiste authentique est qu’il sait voir les victimes de l’histoire, réelles ou génialement créées (et donc tout aussi vraies), de les approcher, de poser sur eux son regard, de se faire leur compagnon de route et de larmes. En "voyant" Cosette et Jean Valjean, Renzo et Lucia, Victor Hugo et Alessandro Manzoni nous ont fait mieux voir les misérables de la terre. La création de leurs personnages nous a donné de nouvelles paroles pour comprendre les victimes autour de nous, pour parfois les aimer davantage.

Ce regard générateur des grands artistes, quand il est honnête et naît de la souffrance (chose rare), aime autant le monde que celui qui chaque matin le sert en s’occupant de ses proches, de ses amis, de ses patients. Amours divers mais tous précieux et essentiels pour que s’avèrent les paroles des prophètes. C’est pourquoi les prophètes ont tant besoin de nous, en éternels mendiants de nos mains, de notre cœur, comme de la plume et de l’âme des artistes. Une amitié lie les paroles vraies de la terre, toutes saintes et profanes. Il nous manquerait les instruments moraux pour comprendre vraiment les paroles des prophètes, de Job, de Jésus, si nous n’avions tous ces poètes et artistes qui par leurs charismes ont élargi le répertoire de l’âme du monde, en la rendant sensible aux ultrasons et en élargissant le spectre des couleurs que peut capter l’œil de notre âme.

Demain, dans cent ans, dans mille ans, les hommes pourront davantage comprendre les antiques paroles bibliques grâce aux nouveaux artistes, philosophes, hommes et femmes profondément spirituels, qui continueront d’exprimer des paroles, des sons, des couleurs. Les sons et les couleurs des prophètes ne s’éteindront qu’avec le dernier homme qui prêtera sa voix à leurs paroles. Mais la Bible renaîtra chaque fois que quelqu’un reconnaîtra son propre buisson ardent dans celui de Moïse, lira son propre nom dans celui d’Adam, découvrira Noé quand il se mettra à construire une arche de salut dans le déluge de son temps. Et commencera à raconter tout cela à qui voudra bien l’écouter.

 

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À l’écoute de la vie / 3 – Sons et couleurs du chant et des pleurs des prophètes

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire  le 10/07/2016

Spighe di grano rid« Segovia disait que l’interprète d’un morceau de musique est comme Jésus qui ressuscite Lazare : l’interprète aussi fait revenir à la vie. Si je ne le fais pas revivre, le morceau reste comme mort ».

Piero Bonaguri, Ce qu’enseigne Segovia

Seule une bonne spiritualité peut guérir les maladies et les perversions des religions. Un monde sans foi ni religion serait infiniment plus pauvre. Les paroles nous manqueraient pour dire ce que nous vivons de plus beau, les belles choses que distille l’alambic spécial qu’abrite la meilleure partie de l’âme humaine, et qu’active l’élévation du regard à la recherche du sens profond du monde, de la vie, de la mort.

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Les paroles qui reconstruisent

À l’écoute de la vie / 3 – Sons et couleurs du chant et des pleurs des prophètes Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire  le 10/07/2016 « Segovia disait que l’interprète d’un morceau de musique est comme Jésus qui ressuscite Lazare : l’interprète aussi fait revenir à la vie. Si je ne le fais pas r...
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À l’écoute de la vie / 2 – Avec Isaïe, dépasser les culpabilisations et les sacrifices rituels

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire  le 03/07/2016

Spighe di grano rid« N’habitez plus des couvents de pierre / Pour que votre cœur ne soit pas de pierre ! / Et quant à vous, hommes / Que vos mains ne soient pas des griffes. / Libres, ô moines, revenez / Nus, sans besace / À pied sur l’asphalte. / Que le monde / Soit votre monastère / Comme une fois / L’était l’Europe ».

David Maria TuroldoÔ mes sens… Poésies 1948-1988

La première stratégie que les puissants ont mise en œuvre pour ignorer la cause du pauvre a été – et continue d’être – de le déclarer coupable de sa pauvreté. Isaïe condamne le peuple et ses élites, mais ne condamne pas les pauvres. Dans une culture qui considérait que le pauvre aussi était coupable, les prophètes (et aussi Job) disent exactement le contraire : la souffrance des pauvres est la conséquence des fautes des chefs, de l’idolâtrie et de la fausse religion des rois et des prêtres. Les pauvres sont les victimes innocentes de l’injustice d’un peuple infidèle.

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Pour comprendre la force révolutionnaire de la critique radicale et implacable d’Isaïe, Il nous faut avoir à l’esprit que son milieu de vie et d’activité était le temple de Jérusalem. Les prêtres qui célébraient les sacrifices qu’Isaïe condamnait étaient ses tout proches concitoyens, des voisins de tous les jours. Les sacrifices se répétaient alors qu’Isaïe les critiquait, et les pauvres restaient sans secours. Le destin du prophète est de devoir annoncer la stupidité des sacrifices de taureaux et d’agneaux dont le sang coule à ses pieds. Si la souffrance de leur échec ou la crainte d’offenser les auditeurs avaient freiné la parole d’Isaïe et des autres prophètes, quelles grandes paroles aurions-nous aujourd’hui pour dénoncer l’inutilité de certains "sacrifices" et les idolâtries des religions et athéismes de notre temps ? Les idoles sont des adulateurs chercheurs d’adulateurs, les prophètes jamais.

En poursuivant la lecture d’Isaïe nous découvrons la grande richesse anthropologique et théologique qui se cache derrière la critique radicale des sacrifices qui ouvre son livre. Les offrandes au temple et ses commerces font fausse route parce que le juste chemin est un autre, celui de la justice, de l’action en faveur des pauvres : « Recherchez la justice, mettez au pas l’exacteur, faites droit à l’orphelin, prenez la défense de la veuve » (1, 16-17). Agir en faveur des opprimés, orphelins, veuves et étrangers, est la seule voie d’une authentique vie religieuse. La condition du pauvre au sein de nos communautés de foi est le premier critère de justice et aussi d’authentique vie religieuse : « Comment est-elle devenue une prostituée ? (…) Tous ils aiment les présents, ils courent après les gratifications. Ils ne rendent pas justice à l’orphelin, et la cause de la veuve n’arrive pas jusqu’à eux » (1, 21-23). Pour Isaïe la recherche de la justice, et donc la condition des pauvres, est avant tout une question théologique, non pas d’assistanat. Bien qu’il y ait de nombreuses manières d’aimer les pauvres, autant que de pauvretés et de pauvres, il est des expériences religieuses qui oublient les pauvres au point de ne plus les voir et de penser qu’ils ont disparu des villes opulentes. Ces expériences religieuses sont de fait idolâtres.

La voix du Dieu biblique, quand nous l’entendons vraiment, nous appelle à quitter notre terre pour d’autres lieux, à quitter notre "déjà" pour un "pas encore", à abandonner nos sûretés pour nous occuper d’autre chose, de quelqu’un d’autre. Voilà pourquoi la sollicitude pour la pauvreté est la condition nécessaire à la foi : elle est le premier "pas encore" vers lequel avancer, le signe que nous ne réduisons pas Dieu à un bien de consommation. On peut devenir idolâtre avec les pauvres, mais on ne peut suivre le Dieu biblique sans les pauvres.

La raison pour laquelle Isaïe dans son discours parle d’abord du péché contre les pauvres et ensuite seulement condamne l’idolâtrie, est que les religions et communautés spirituelles sans pauvres sont déjà idolâtres. Les personnes et communautés qui fréquentent les temples, prient, chantent des louanges, mais qui ont perdu contact avec les pauvres, ne les embrassent pas, ne les invitent pas à la maison, ne font pas tout pour changer les lois et améliorer les conditions de vie des plus pauvres, sont déjà dans un culte idolâtre, même sans le savoir. La seule voie qui mène loin des idoles est celle qu’on parcourt avec les pauvres. C’est là qu’est le Dieu biblique, là seulement qu’on peut le trouver. Il se sent à l’étroit et mal à l’aise dans les temples que nous lui construisons ; il n’y demeure que brièvement, à contrecœur, préférant les périphéries et l’espace public.

Voilà pourquoi dans les premiers chapitres d’Isaïe le discours sur les sacrifices se mêle plusieurs fois avec celui sur les pauvres et les idoles : « Oui, tu as délaissé ton peuple, la maison de Jacob, car ils sont submergés par l’Orient, par autant de devins que les Philistins (…) Le pays est rempli d’argent et d’or : pas de limite à ses trésors ; il est rempli de chevaux : pas de limite au nombre de ses chars. Sa terre est pleine d’idoles : ils se prosternent devant l’ouvrage de leurs mains, devant ce que leurs doigts ont fabriqué » (2, 6-8).

Idolâtrie, magie, divination, recherche de la richesse et abandon des pauvres sont les facettes du même prisme pseudo-religieux. Aujourd’hui comme hier nombreux sont les croyants qui oublient les pauvres et remplissent les temples, puis lisent l’horoscope du journal et s’achètent des jeux-à-gratter. Isaïe dit simplement et sans demi-mot que ces pratiques religieuses sont des cultes idolâtres. Adorer l’œuvre des mains, célébrer les rites de la fécondité (1, 29), rechercher l’or, ne pas prendre soin des pauvres : tout cela est la même chose, des expressions diverses de la même prostitution religieuse et sociale.

L’idolâtrie n’est pas extérieure à la religion, elle en est la principale maladie auto-immunitaire du fait qu’elle a perdu contact avec la prophétie. Isaïe ajoute deux choses à la critique biblique de l’idolâtrie, fondamentales pour toute foi comme pour toute idolâtrie : l’idole s’insinue dans les temples religieux (avec les sacrifices) et nous éloigne des pauvres. Les idolâtries ont toujours pullulé dans les religions, surtout en temps de crise religieuse, quand la difficulté de comprendre et de redire les antiques paroles de la foi biblique pousse, au lieu de relire les prophètes, à consulter les oracles et les devins qui, au-dedans comme au-dehors des temples, promettent des saluts plus faciles.

Mais aujourd’hui comme hier "les empreintes idolâtres" sont les mêmes : abondance de cultes, éloignement du cri du pauvre, fuite vers des émotions et consolations à bon marché. Les idolâtries sont affaire de consommation parce qu’elles fabriquent de leurs mains ce qui - espèrent-elles – satisfera leurs besoins. Les idoles sont nombreuses et populaires parce qu’elles répondent ponctuellement aux goûts des consommateurs.

Le premier don de la Bible, des prophètes surtout, est de nous avoir protégés au cours des millénaires de la production idolâtre qui de tout temps sous le soleil a marqué l’expérience "religieuse". Quand nous prononçons la parole "Dieu", il est rare que le seul écho qui nous revienne ne soit pas celui de notre voix, renvoyé par l’œuvre de nos mains. La Bible nous guide dans les régions spirituelles et humaines où la prière et le cri de notre voix peuvent (ce n’est jamais sûr) être reçus par Quelqu’un d’autre que nous, différent de l’œuvre de nos mains, autre que nos amis.

La Bible et les prophètes savent très bien, pour avoir souffert dans la fidélité à la vérité de la parole, que les hommes sont naturellement des constructeurs d’idoles, qui en toute bonne foi en appellent parfois à JHWH, Jésus, Allah. Ils le savent bien et c’est pourquoi ils continuent de nous le dire de mille façons, en sachant que nous n’aimons pas l’entendre et ne parvenons pas à le comprendre, trop habitués que nous sommes aux rites idolâtres consolateurs. Ils nous aident non pas en nous disant qui est et comment est fait le vrai Dieu (la Bible est aussi un grand silence, une grande absence de Dieu), mais en nous enseignant surtout qui et quoi il n’est pas, quelles sont les idoles autour et au-dedans de nous.

La Bible est un grand exercice anti-idolâtre parce que le Dieu de la Bible n’a pas fait de l’homme son idole. L’homme a été créé "à l’image d’Elohim", mais n’est pas devenu son idole. L’ouvrage, mais pas l’idole. Il pouvait le devenir étant donné sa beauté de créature "à peine moindre qu’Elohim" (Psaume 8). Le Dieu biblique est amoureux de l’homme, au point de rêver de devenir comme lui. Mais en le gardant distinct et autre, il n’en a pas fait son idole. Il en a payé très cher le prix : pour que l’Adam ne devienne pas son idole, il l’a laissé libre d’évoluer, de changer, de pécher, et même de le renier ou d’en faire un veau d’or, et de le clouer sur une croix. Un prix très cher, d’une valeur infinie. Quand en prendrons-nous vraiment conscience ?

L’immense dignité de l’homme fait que les plus profondes embûches de la foi se nichent au cœur même des religions, non au-dehors. Nous ne commencerons à vivre la vraie vie spirituelle que le jour béni où nous aurons pris conscience que nous avons passé notre vie à ne parler qu’à nous-mêmes, ou avec une idole, pourtant convaincus de parler avec Dieu. Ce jour-là peut commencer une nouvelle vie, dans un grand silence et un grand vide : on y découvre et remercie les prophètes, on devient leur compagnon de voyage, on apprend une autre foi, non idolâtre peut-être.

Mais nous continuons à produire des idoles et à les appeler Dieu. Et les prophètes continuent de nous le répéter. C’est ainsi qu’ils nous aiment. 

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À l’écoute de la vie / 2 – Avec Isaïe, dépasser les culpabilisations et les sacrifices rituels

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire  le 03/07/2016

Spighe di grano rid« N’habitez plus des couvents de pierre / Pour que votre cœur ne soit pas de pierre ! / Et quant à vous, hommes / Que vos mains ne soient pas des griffes. / Libres, ô moines, revenez / Nus, sans besace / À pied sur l’asphalte. / Que le monde / Soit votre monastère / Comme une fois / L’était l’Europe ».

David Maria TuroldoÔ mes sens… Poésies 1948-1988

La première stratégie que les puissants ont mise en œuvre pour ignorer la cause du pauvre a été – et continue d’être – de le déclarer coupable de sa pauvreté. Isaïe condamne le peuple et ses élites, mais ne condamne pas les pauvres. Dans une culture qui considérait que le pauvre aussi était coupable, les prophètes (et aussi Job) disent exactement le contraire : la souffrance des pauvres est la conséquence des fautes des chefs, de l’idolâtrie et de la fausse religion des rois et des prêtres. Les pauvres sont les victimes innocentes de l’injustice d’un peuple infidèle.

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Dieu et les pauvres, sans alibi

À l’écoute de la vie / 2 – Avec Isaïe, dépasser les culpabilisations et les sacrifices rituels Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire  le 03/07/2016 « N’habitez plus des couvents de pierre / Pour que votre cœur ne soit pas de pierre ! / Et quant à vous, hommes / Que vos mains ne soient pas des gr...