Les tristes empires du mérite

À la frontière et au-delà / 4 - Une « pénurie de gratitude » augmente le nombre de damnés dans le monde

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 12/02/2017

Sul confine e oltre 04 rid« Le malheur est par lui-même inarticulé. Les malheureux supplient silencieusement qu’on leur fournisse des mots pour s’exprimer. Il y a des époques où ils ne sont pas exaucés. »

Simone Weil, La personne et le sacré

Le mérite est le grand paradoxe du culte économique de notre temps. L’esprit originel du capitalisme découle de la critique sévère de Luther contre la théologie du mérite ; or, cette « pierre écartée » est aujourd’hui devenue la tête d’angle de la nouvelle religion capitaliste jaillie du cœur de pays qui se sont construits justement sur cette vieille éthique protestante anti-méritocratique. Le salut obtenu par la « sola gratia », et non par nos mérites, devint le pivot de la Réforme. Il raviva également la polémique qui avait opposé saint Augustin à Pélage un millénaire auparavant (Luther avait d’abord été un moine augustinien). La critique antipélagienne représentait avant tout un dépassement de la très vieille idée selon laquelle le salut de l’âme, la bénédiction de Dieu et le paradis pouvaient se gagner, s’acquérir, s’acheter et se mériter grâce à nos actions. La théologie du mérite prétendait emprisonner même Dieu à l’intérieur de la logique méritocratique en l’obligeant à distribuer punitions et récompenses sur la base de critères que les théologiens lui attribuaient.

Le combat contre le pélagianisme, une opération tout sauf marginale, se révéla décisif pour l’Église des premiers siècles (en réalité, comme nous pouvons le constater, ce combat ne s’est jamais terminé). Car, si la théologie pélagienne l’avait emporté, le christianisme serait simplement venu grossir la longue liste des sectes apocalyptiques et gnostiques du Moyen-Orient, ou bien il se serait transformé en une éthique semblable au stoïcisme. Il aurait en effet perdu la charis (la grâce, la gratuité), qui faisait sa spécificité et le distinguait nettement des doctrines religieuses et des idolâtries méritocratiques dominantes.

La religion méritocratique a donc des origines très anciennes qui se perdent dans l’histoire des religions et des cultes idolâtriques. Le message du Christ, qui s’inscrit dans la continuité de l’âme prophétique de la Bible, a opéré une véritable révolution dans un monde théologique où les cultes de l’économie, de la rétribution et du mérite prédominaient ; il suffit de relire les dialogues entre Job et ses amis pour s’en faire une idée claire. Même si nous retrouvons des traces de méritocratie dans les évangiles et dans les textes du Nouveau Testament, les paroles de Jésus ainsi que sa vie ont surtout représenté une critique sévère de la religion méritocratique, critique prolongée et étoffée par la théologie de saint Paul. Pour le comprendre, il suffit de prendre la parabole de l’ouvrier de la dernière heure, où la politique salariale du « patron de la vigne » se fonde sur un critère foncièrement anti-méritocratique, ou encore de penser au « frère aîné » dans le récit du « fils prodigue », qui adresse des reproches à son père miséricordieux précisément parce qu’il n’a pas appliqué le principe méritocratique envers son cadet. La miséricorde est à l’opposé de la méritocratie : nous ne sommes pas pardonnés parce que nous le méritons, mais c’est le démérite qui émeut profondément et pousse à la miséricorde. Sans parler des béatitudes, qui sont un manifeste éternel de non-méritocratie. Le Royaume est régi par une autre loi : « Soyez les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons. » La perfection de cette éthique réside dans le dépassement définitif du registre du mérite : « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu 5).

Malgré la limpidité et la puissance de ce message, la vieille théologie fondée sur l’économie, la rétribution et le mérite a continué d’influencer l’humanisme chrétien tout au long du Moyen Âge et bien au-delà. Les idées néo-pélagiennes ont continué à influencer la doctrine et surtout la pratique chrétienne, jusqu’à provoquer la véritable maladie du « commerce des indulgences », impossible à comprendre si l’on n’a pas à l’esprit que le message chrétien a été déformé, orienté vers la rétribution et la méritocratie. Et, comme toujours lorsqu’il s’agit de religion, ces idées théologiques se sont immédiatement répercutées (cela continue aujourd’hui) sur le plan social, économique et politique. Les personnes considérées comme non méritantes étaient (et sont encore) condamnées et mises à l’écart, y compris par les hommes, tandis que les autres, avant même de gagner le paradis dans l’autre vie, y accédaient dès ici-bas, leurs mérites leur procurant de nombreux privilèges, beaucoup d’argent et de pouvoir.

L’histoire de l’Europe chrétienne a été un long processus pour se libérer de cette vision archaïque de la religion, avec une alternance de phases plus augustiniennes et d’autres plus pélagiennes. Or, jusqu’à une date récente, nous n’avions encore jamais cherché à construire une société entièrement ou principalement méritocratique. Si l’armée, le sport, la science et l’école étaient des domaines essentiellement méritocratiques, d’autres sphères importantes de la vie obéissaient à des logiques différentes voire opposées. À l’église, dans la famille, dans la santé et au sein de la société civile, le critère fondamental n’était pas le mérite mais le besoin, un autre grand mot aujourd’hui oublié et remplacé par les envies des consommateurs. L’école, par exemple, est un lieu où personne, ou peu de personnes, ont remis en question l’idée que le système méritocratique devait prévaloir dans la formation et l’évaluation des enfants et adolescents, même si d’autres existaient.

Gardons-nous cependant d’oublier que ce choix, qui n’a visiblement jamais été contesté, a eu des répercussions notables au cours des siècles. À partir des mérites et des notes obtenues à l’école, nous avons construit tout un système économique et social de castes, à structure hiérarchique, où les premières places revenaient à ceux qui correspondaient le mieux à ces mérites, tandis que ceux qui avaient obtenu les plus faibles résultats à l’école occupaient les dernières. C’est ainsi que les médecins, les avocats et les professeurs d’université ont bénéficié d’une condition sociale et de salaires bien meilleurs que ceux des ouvriers et des paysans ; aujourd’hui, avec cette nouvelle vague de méritocratie pélagienne, les travailleurs qui entretiennent jour et nuit les rues et les égouts, perçoivent des salaires des centaines de fois inférieurs à ceux des dirigeants des entreprises pour lesquelles ils travaillent.

Ce mérite scolaire, qui semblait si évident et pacifique, a en réalité établi deux sortes bien distinctes de privilèges et de dignité, qui ont conditionné et continuent de conditionner l’organisation de nos sociétés et les inégalités qui y règnent. Aujourd’hui, si nous voulons réellement briser la spirale de l’inégalité et de l’exclusion, nous devons mettre sur pied des politiques éducatives anti-méritocratiques, notamment dans les pays les plus pauvres, comme nous avons su le faire en Europe au siècle dernier en instaurant l’école pour tous, obligatoire et gratuite.

À présent, il est plus que jamais urgent de revenir à la vieille critique de saint Augustin à Pélage. Saint Augustin ne niait certes pas l’existence, chez les personnes, de talents et d’un engagement entraînant les actions ou états éthiques que nous appelons mérites (de merere : gagner). La question centrale chez lui tournait autour de la nature des dons et des mérites. Pour lui, il s’agissait de la charis, de la grâce et de la gratuité. D’après saint Augustin, « en couronnant nos mérites, Dieu couronne ses dons ». Les mérites ne relèvent pas de notre mérite sinon pour une part infime, bien insuffisante donc pour devenir le pilier d’une économie et d’une civilisation. Voilà pourquoi l’un des plus graves effets collatéraux d’une culture qui conçoit les talents reçus comme des mérites et non comme des dons, se traduit par un dramatique manque de gratitude vraie et sincère. L’ingratitude de masse est la caractéristique première des systèmes méritocratiques.

En effet, lorsque nous associons l’estime des autres, les rémunérations et le pouvoir aux talents, donc aux mérites, nous ne faisons qu’aggraver considérablement les inégalités. Des personnes inégales dès leur naissance de par leurs talents naturels et leur condition familiale et sociale, le seront encore plus à l’âge adulte. Au XXe siècle et plus particulièrement en Europe, les politiques mises en œuvre s’attachaient à réduire ces écarts présents dès le départ, au nom du principe d’égalité. Or, notre époque méritocratique les entretient et les creuse encore plus. Par conséquent, si j’ai des parents cultivés, riches et intelligents, si j’ai la chance de naître et de grandir dans un pays possédant de nombreux biens publics ainsi qu’un système de santé et un système éducatif de qualité, si, dès le début, je dispose d’un bon patrimoine chromosomique et génétique, je fréquenterai de meilleures écoles, j’obtiendrai de meilleurs résultats scolaires que mes compagnons qui jouiront à la naissance d’une condition naturelle et sociale moins favorable ; une fois sur le marché du travail, j’aurai plus de chances de trouver un emploi mieux rémunéré par le système méritocratique. Ainsi, au moment de prendre ma retraite, l’écart par rapport à mes concitoyens venus au monde avec moins de talents que moi se sera multiplié par 10, 20 ou 100.

Par conséquent, nous ne pouvons comprendre les raisons de l’augmentation actuelle des inégalités sans prendre au sérieux la racine du problème : la théologie méritocratique du capitalisme est en plein essor. De même, nous ne pouvons comprendre la culpabilisation croissante des pauvres, de plus en plus souvent considérés non pas comme malheureux, mais comme non méritants, si nous ne voyons pas que la logique méritocratique gagne du terrain sans être inquiétée. Car, si je conçois les talents que j’ai reçus (grâce à la vie ou à mes parents) comme un mérite, de là à considérer que les personnes dépourvues de tels talents n’ont aucun mérite et sont coupables, il n’y a qu’un pas, trop vite franchi. L’axe des mondes méritocratiques n’est pas le paradis, mais l’enfer et le purgatoire : les démérites sont les protagonistes des empires du mérite.

Avant d’être une théorie du mérite, toutes les théologies méritocratiques constituent une théorie et une pratique du démérite, des fautes et des expiations. Elles ont beau se présenter comme une forme d’humanisme, de personnalisme et de libération, elles se muent immédiatement en un mécanisme de fabrication de culpabilités et de peines à purger, produisant en masse des péchés et des pécheurs qu’elles gèrent et contrôlent grâce à un système complexe cherchant à réduire ces peines ici-bas et au ciel. Les univers méritocratiques sont habités par un très petit nombre d’élus et par une multitude de « damnés » qui, toute leur vie, espèrent une remise de peine. Alors que les nouveaux évangélisateurs de la méritocratie ont pris la place des prédicateurs pélagiens au sein des entreprises et partout ailleurs, alors que, dans leurs temples, ils recréent des « marchés des indulgences » très florissants, le moyen d’acheter sa place au paradis ou, du moins, au purgatoire, ce n’est plus l’argent, ni les pèlerinages à Saint-Jacques de Compostelle, mais le sacrifice de pans entiers de notre vie, de notre chair et de notre sang. Le contrôle sur les âmes s’exerce non plus dans les confessionnaux et dans les manuels à l’usage des confesseurs, mais dans les bureaux de coaching et de counseling et, surtout, grâce au mécanisme des contrats d’incitations, qui appliquent les récompenses et les peines conformément aux mérites et aux démérites, définis dans le menu détail par la divine entreprise et mis en place par ses grands prêtres.

Aujourd’hui comme hier, le seul grand ennemi des méritocraties demeure la gratuité, qu’elles redoutent plus que tout car elle fait voler en éclats les hiérarchies et libère les personnes de l’esclavage des mérites et des démérites. Seule une révolution de la gratuité, criée, désirée, vécue et donnée, pourra nous sauver de ce nouveau raz-de-marée de pélagianisme, à condition qu’en ces temps de servitude et de travaux forcés au service du pharaon, nous ne cessions jamais de rêver ensemble d’une terre promise.


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