Oikonomia

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 publié dans Avvenire le 22/03/2020

« Le septième jour est un jour où il est considéré comme sacrilège de manier de l'argent. Le septième jour est celui où les tensions disparaissent, où l’homme est libéré de sa propre boue, où il est instauré comme maître du temps. Tel est le shabbat : le vrai bonheur de l'univers. »

Abraham J. Heschel, Shabbat

L’espace confiné du nouvel exil que nous connaissons en cette période de pandémie peut être l’occasion d'inventer un nouveau temps, à l’image du sabbat biblique: le temple du temps.

Nous voilà au terme de l'Oikonomia. Nous avons commencé par la métaphore du coucou pour arriver, dimanche dernier, aux sacrifices, en passant par Augustin, Pélage, le monachisme, François, les reliques, les pèlerinages, le protestantisme des pays du Nord, capitaliste, différent du catholicisme des pays méridionaux. Début janvier, cette maladie qui nous afflige semblait encore très lointaine, aujourd'hui nous nous retrouvons dans un monde où nos vies sont complètement changées par la pandémie. Nous sommes au coeur d'un grand combat collectif, avec l'espoir que ce corps à corps ressemble à celui de Jacob avec l'Ange, que nous aussi nous nous retrouverons à l'aube avec une blessure, une bénédiction et un nouveau nom. Certains signes indiquent que cet espoir ne sera pas vain.

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Nous sommes dans un Carême civil qui rassemble tout le monde, et même si nous ne nous en sommes pas aperçu, nous vivons la plus grande expérience religieuse collective depuis la Seconde Guerre mondiale. Les files d'attente bien ordonnées devant les supermarchés ressemblent à des processions, il s’en dégage une solennité… comme si elles avaient pris la place de celles qui avancent pour recevoir le pain eucharistique. Beaucoup, en attendant le résultat des tests de leur père, se sont souvenus de la seule prière aujourd'hui oubliée et, après des décennies, ils l'ont récitée. Les grandes crises font ressurgir les prières de l'enfance, et finalement nous les comprenons - <Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien>..

Des missionnaires chinois ne viennent pas à nous pour nous évangéliser, comme l'espérait Don Lorenzo Milani il y a plus d'un demi-siècle ; mais quand nous voyons arriver de Chine et de Cuba des médecins et des infirmières, nous croyons voir se réaliser quelque chose de cette prophétie : < C'est l'amour de "l'ordre" qui nous a aveuglés... Au seuil du désordre extrême, nous vous envoyons notre faible et dernière excuse ... Nous n'avons pas haï les pauvres comme l'histoire le dira de nous. Nous n'avons fait que dormir. >

Nous avons commencé par des questions portant sur la nature de l'esprit du capitalisme, et épisode après épisode, nous avons compris que l'Évangile a peu influencé notre économie. En particulier, il y a peu de christianisme dans l'idée que la richesse est une bénédiction de Dieu (et que la pauvreté est une malédiction). Parce que même si dans la Bible la richesse peut être un signe de bénédiction, cette vision est toujours complétée, redimensionnée et corrigée par la critique de la richesse fortement exprimée dans les Livres prophétiques et sapientiaux . Aucune théologie biblique de la richesse n'est correcte sans le livre de Job et sans les prophètes qui, à l’unisson, répètent que la vérité ne coïncide pas avec le succès sous aucune de ses formes (richesse, santé, gloire, victoire).

La façon dont Jésus de Nazareth considère la richesse et la pauvreté est un héritage direct des livres prophétiques et sapientiaux de la Bible. Dans ses paroles et celles du Nouveau Testament, il n'y a aucune référence à la richesse comme signe de la bénédiction du Père. Même si, de temps en temps, il arrive que quelqu’un se réfère à la parabole des talents pour soutenir la présence d'une éthique capitaliste dans les Évangiles. Une hypothèse vraiment improbable, si l'on pense que dans cette parabole de Matthieu (et dans celle de Luc, sa jumelle, sur les "talents") l'utilisation du registre monétaire (les talents) est purement allégorique, car le message de la parabole est une invitation à vivre l’Évangile reçu, adressé à une Église qui risquait de devenir paresseuse en attendant le retour du Seigneur. Tout reste alors à étudier en profondeur, car le parallélisme entre la métaphore et le message évangélique ne va pas de soi : il n'est pas du tout évident d'assimiler le Père ou Jésus à ce "maître dur" qui confie les talents à ses trois serviteurs. De plus, pour ceux qui veulent aussi trouver dans cette parabole un fondement à la méritocratie, dans le récit de Matthieu (XXV, 14-30) les talents sont attribués par le maître selon "les capacités de chacun", ce qui dément le premier dogme de toute méritocratie, à savoir que le talent est un mérite - car les "capacités" sont pour la plupart des dons, et non des mérites, quant à l'engagement personnel que nous mettons pour conserver et augmenter nos capacités, c’est aussi un don.

Il est tellement évident que pour Jésus de Nazareth, la richesse n'est pas un signe de bénédiction que dans le passage le plus prophétique de tout le Nouveau Testament, il appelle les pauvres "bienheureux" et annonce le "malheur" aux riches : un malheur bien loin de l'idée de bénédiction, et qui renvoie au chas de l'aiguille et à mammon.

Sur cette question, Jésus rejoint les exhortations d'Isaïe, de Jérémie, d'Ézéchiel. Pour Ézéchiel, par exemple, le mythe du péché d'Adam est également lié à l'économie : « Toi, le sceau d’une œuvre exemplaire, plein de sagesse, d’une beauté parfaite, tu étais en Éden, dans le jardin de Dieu… au milieu des pierres étincelantes, tu allais et venais.Tu fus intègre dans ta conduite depuis le jour de ta création, jusqu’à ce que soit découverte en toi la perfidie : en multipliant tes affaires, tu t’es rempli de violence, et tu as péché…. Par tes multiples péchés, par la perversion de tes affaires, tu as profané ton sanctuaire… » (28,12-18). Le "péché originel" est un péché économique. Ici, il n'y a ni femme ni serpent : le logos ( parole) négatif est la richesse. C’est la corruption économique qui a "profané les sanctuaires".

Ce n'est qu'en exil à Babylone, la capitale économique de l'époque, qu'Ézéchiel a pu écrire ces pages sur l'économie. Et c’est dans ce même exil que le Second Isaïe, prophète anonyme, frère et compagnon de malheur d'Ézéchiel, a pu entendre et écrire les merveilleuses paroles sur l'homme contenues dans nombre de ses versets. Dans les situations extrêmes les poèmes ne sont déclamés que le long des rivières de Babylone, dans les couloirs des services de soins intensifs, lorsqu'un autre homme et parfois un autre Dieu se révèlent à nous : « Une voix dit : "Proclame ! " Et je dis : "Que vais-je proclamer ? " Toute chair est comme l’herbe, toute sa grâce, comme la fleur des champs :l’herbe se dessèche et la fleur se fane quand passe sur elle le souffle du Seigneur. Oui, le peuple est comme l’herbe » (Is 40, 6-7).

C’est toujours au cours de ce long exil que le peuple d'Israël a compris différemment le shabbat - le sabbat. Sans référence à l’exil, nous ne comprenons rien à l'humanisme biblique. Peut-être qu'Israël connaissait et pratiquait le Shabbat avant même la déportation, mais certainement qu'au cours de cette longue nuit collective, il a appris la valeur de l'une des plus grandes innovations religieuses et sociales de l'histoire. Dans cet espace restreint, dans un pays sans temple et sans culte, ces déportés ont appris un autre temps - quelque chose de semblable, mais de plus radical et de plus extrême que ce qui s'est passé avec l'invention, dans les monastères, du temps liturgique qui doit tant au shabbat biblique. S’étant retrouvés sans temple ni espace sacré, ils ont découvert la sacralité du temps. Ils ont compris la valeur infinie de la pause, de la suspension, de la limite, de l'égalité et de la fraternité cosmiques. Et ils ont aussi compris le sens et la place du travail, qui, sans le repos du shabbat, n'est que servitude, aujourd’hui comme hier.

Le capitalisme n'est pas seulement incompatible avec le shabbat : c'est l'anti-shabbat. Il ne s'arrête pas, il ne suspend pas, il ne cesse jamais de travailler, il ne connaîtrait aucune limite. Quand un empire n’accordait aucun répit, quand il obligeait à travailler constamment, quand chaque jour se déroulait, identique à tous les autres, c’est précisément là, dans ce temps monotone et souverain, au cœur de la captivité de ce peuple antique, que fleurit le besoin d'un jour différent, qui puisse donner un rythme et du sens à tous les autres jours. Ce jour différent a rendu tout le reste du temps différent. Les Juifs ne parlent pas du paradis parce que c’est le shabbat qui est leur vie éternelle, lorsque tout est au repos et que l'impitoyable horloge de la mort est vaincue. C'est en exil qu'on apprend le shabbat.

Qui sait si ce nouvel exil, si cette nouvelle "déportation" au cœur de notre histoire nous fera redécouvrir le sens biblique du shabbat. Si le christianisme a voulu inclure l'Ancien Testament dans son Livre (et Dieu merci, il l'a fait !), alors le shabbat fait aussi partie de son humanisme. Quelle économie aurions-nous eue si nous avions vraiment sauvé la culture du shabbat ? Et au lieu de cela, nous n'avons pas été capables de nous arrêter, nous avons sans cesse et donc trop travaillé et consommé : nous avons perdu le rythme du temps, de la nature, de la vie, ainsi que notre équilibre.

Maintenant, de façon soudaine, nous avons dû nous arrêter, et nous nous sommes retrouvés dans un capitalisme en jachère, dans un long samedi saint. Nous ne l'avons pas cherché ni voulu, il est juste venu - comme la vie, comme la mort. Il est également venu nous enseigner un nouveau sens de l'économie et du travail. Dans cette déportation, nous devons continuer, qui plus, qui moins, à travailler ; mais la bénédiction n’adviendra pas si nous ne changeons pas de rythme dès à présent, si nous oublions les jours de fête et si nous les célébrons sans porter nos beaux habits (même si nous sommes seuls à la maison), ou si nous continuons à travailler "on line" avec la même frénésie qu'auparavant. Ces jours-ci, mon amie Silvina, rabbine à Buenos Aires, m'a rappelé que lorsque Miryam, la sœur de Moïse, est tombée malade de la lèpre, tout le monde s'est arrêté : « Miryam fut donc exclue du camp pendant sept jours, et le peuple ne leva pas le camp avant qu’elle ne soit réintégrée. » (Nombres 12, 15).

Nous aussi, nous nous sommes retrouvés dans un espace confiné : il serait merveilleux que de cet espace restreint naisse un « nouveau » temps, que la fermeture des espaces sacrés ouvre une nouvelle sacralisation du temps ! C'est à Babylone que furent écrits certains des livres les plus beaux et les plus prophétiques de toute la Bible. Ce nouveau temps, né d'un espace réduit, a engendré une beauté infinie. Les juifs, dans leur sagesse, disaient que la Rédemption viendrait lorsque le monde entier observerait le Shabbat.

***
Il y aurait encore beaucoup à fouiller dans les arcanes d'Oikonomia. Mais, en accord avec notre cher Directeur, Marco Tarquinio, j'ai pensé terminer cette série pour commencer dimanche prochain le commentaire du Livre des Psaumes. Aujourd'hui, l'économie se retire pour faire place à la Bible. Les prières que ces hommes et ces femmes de l’Antiquité ont élevées au ciel pour continuer à espérer et à vivre peuvent devenir une précieuse compagnie dans ce nouvel exil qui est le nôtre. La Bible est aussi le don de la Parole pour que nous puissions recommencer à prier lorsque la douleur nous a fait oublier tous les mots.

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 publié dans Avvenire le 22/03/2020

« Le septième jour est un jour où il est considéré comme sacrilège de manier de l'argent. Le septième jour est celui où les tensions disparaissent, où l’homme est libéré de sa propre boue, où il est instauré comme maître du temps. Tel est le shabbat : le vrai bonheur de l'univers. »

Abraham J. Heschel, Shabbat

L’espace confiné du nouvel exil que nous connaissons en cette période de pandémie peut être l’occasion d'inventer un nouveau temps, à l’image du sabbat biblique: le temple du temps.

Nous voilà au terme de l'Oikonomia. Nous avons commencé par la métaphore du coucou pour arriver, dimanche dernier, aux sacrifices, en passant par Augustin, Pélage, le monachisme, François, les reliques, les pèlerinages, le protestantisme des pays du Nord, capitaliste, différent du catholicisme des pays méridionaux. Début janvier, cette maladie qui nous afflige semblait encore très lointaine, aujourd'hui nous nous retrouvons dans un monde où nos vies sont complètement changées par la pandémie. Nous sommes au coeur d'un grand combat collectif, avec l'espoir que ce corps à corps ressemble à celui de Jacob avec l'Ange, que nous aussi nous nous retrouverons à l'aube avec une blessure, une bénédiction et un nouveau nom. Certains signes indiquent que cet espoir ne sera pas vain.

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Le Shabbat renaît dans les exils

Le Shabbat renaît dans les exils

 publié dans Avvenire le 22/03/2020 « Le septième jour est un jour où il est considéré comme sacrilège de manier de l'argent. Le septième jour est celui où les tensions disparaissent, où l’homme est libéré de sa propre boue, où il est instauré comme maître du temps. Tel est le shabbat : le...
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 Oikonomia/10 - La prétention de rétribuer Dieu et ce voile qui ne cache pas l'exploitation

Publié sur Avvenire le 14/03/2020

« Une des raisons de tuer le dieu est de le préserver du vieillissement. »

R. Money-Kyrle, La signification du sacrifice

Les entreprises d'aujourd'hui utilisent de plus en plus le registre du sacrifice que la théologie abandonne. Un mot complexe, surtout dans le christianisme, et qui se prête beaucoup au risque de manipulation.

Sacrifice, c’est le terme qu’on emploie en religion, en économie lors des période de crise. Les sacrifices sont nés ou se sont développés lors des grands fléaux collectifs - guerres, famines, pestes. Dans l’antiquité, lorsque la vie devenait difficile et qu'un fléau menaçait les communautés, nos ancêtres ont commencé à penser qu'offrir à la divinité quelque chose de précieux pouvait être le meilleur moyen de gérer des catastrophes et des crises. Les sacrifices d'animaux et, dans certains cas, d'enfants et de vierges, offerts aux dieux, sont devenu un langage qui relie le ciel et la terre, avec l'espoir collectif de pouvoir agir sur des ennemis invisibles. Les sacrifices sont nourris par l'espoir et la peur, par la vie et la mort. C'est une expérience radicalement communautaire, qui soigne, recrée et nourrit les liens au sein de la communauté et entre la communauté et ses dieux.

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Le sacrifice est tout à la fois lumineux et obscur. Son côté lumineux ne fait aucun doute. Les communautés ne naissent pas, ne durent pas ou ne se développent pas sans sacrifice - nous continuons à le découvrir - , et jamais suffisamment. Nous avons appris à pratiquer le don et la générosité au cours de millénaires d'offrandes sacrificielles. Tout véritable don comporte intrinsèquement une dimension de sacrifice (au sens le plus commun du terme). Les cadeaux qui ne nous coûtent rien ne valent rien – c’est l’une des plus anciennes lois de la vie sociale - parce que le véritable cadeau est toujours celui de la vie. Nous apprécions beaucoup les cadeaux, surtout ceux venant des personnes qui nous sont les plus chères, car ils sont les sacrements de leur amour pour nous. Pour nos enfants, les jours de pandémie que nous vivons entre l'hiver et le printemps de cette année 2020 peuvent aussi être un moment merveilleux pour apprendre la relation mystérieuse et décisive qui existe entre le sacrifice, le don, la vie.

Pour en arriver à son côté obscur, le sacrifice présente une dimension intrinsèquement verticale et asymétrique. On n'offre pas quelque chose à son égal, mais à une entité ressentie comme supérieure. Les communautés sacrificielles sont toujours hiérarchiques, car la relation homme-dieu devient immédiatement le paradigme des relations politiques et sociales, et donc du pouvoir. La communauté qui offre des sacrifices et des cadeaux aux dieux doit également offrir des sacrifices et des cadeaux aux puissants et au roi qui, dans certaines religions, est de nature divine. Le don fait au roi est le don (de rex : roi), qui est fait parce qu'on ne peut pas ne pas le faire.

Si nous considérons ensuite les mêmes mots que ceux que nous venons d'utiliser pour décrire la les aspects lumineux du sacrifice ("coût", "valeur", "cher"), nous nous retrouvons immédiatement dans son autre dimension obscure, encore plus directement liée à l'économie. Le sacrifice n'est pas un acte isolé, c'est un processus qui se déroule dans le temps. Au début, il y a généralement une attente de retour qui devient trop facilement une prétention. La grâce désirée à l’occasion des sacrifice fait l'objet d’un commerce. En général, le sacrifice précède la grâce. Et même si le sacrifice a lieu plus tard, lorsque nous retournerons au temple pour faire une autre offrande sacrificielle, nous serons déjà dans une relation commerciale avec le dieu. Il est possible que de nombreuses communautés aient commencé à pratiquer leur premier sacrifice pour remercier les dieux d'un cadeau reçu précédemment, mais qu'à partir du deuxième sacrifice, cette dimension proprement commerciale ait prévalu, si bien que le sacrifice est devenu le prix qu’on paie par avance pour obtenir une nouvelle grâce. Ce qui manque, ce qui est fortement contesté dans le sacrifice, c'est précisément la gratuité.

Par la médiation du christianisme, le sacrifice est entré directement dans l'économie médiévale puis dans le capitalisme dont il va devenir l'un des piliers éthiques. L'économie et le sacrifice ont tous deux trait à la dimension matérielle de la vie. Au cours d’un sacrifice, il ne suffit pas d'offrir des prières et des psaumes de louange : il faut offrir quelque chose de concret, sacrifier des choses ou des vies assimilées à des choses. Les premiers biens économiques de l'histoire de l'humanité ont été les animaux offerts, les premiers marchés traitaient avec les dieux, les premiers échanges s’effectuaient entre le ciel et la terre, les premiers marchands étaient les prêtres des temples.

Aujourd'hui nous retrouvons le sacrifice dans de nombreuses expressions du capitalisme. Et pas seulement dans les plus évidentes, tels que les sacrifices toujours plus astreignants que les grandes entreprises exigent de leurs employés : ceux-ci prennent aujourd'hui souvent la forme de véritables holocaustes (destruction totale de l'offrande) qui englobent la totalité d’une vie, car ils sont souvent inutiles à la productivité de l'entreprise, mais de purs signes de dévouement entier et inconditionnel.

La présence la plus intéressante du sacrifice dans le capitalisme est cependant la moins évidente. Dans les religions, le sacrifice n’exige pas seulement des choses, mais des êtres vivants qui meurent pendant que nous les offrons. Le sacrifice consiste précisément à transformer ce qui vit en quelque chose qui meurt précisément parce qu'il est vivant (seuls les êtres vivants peuvent mourir : les objets ne meurent pas car ils ne sont pas vivants). Les pièces de monnaie, par exemple, se trouvent dans les sanctuaires du monde entier, mais elles ne sont pas utilisées directement comme sacrifice - elles servent à acheter des animaux à offrir - ou elles sont laissées pour compléter le sacrifice d’un être vivant. Dans les sacrifices, ces animaux ou libations (végétales) qui, comme tous les êtres vivants, seraient nécessairement et naturellement destinés à la mort, parviennent paradoxalement, grâce au sacrifice, à vaincre la mort, à acquérir une dimension qui les soustrait au rythme naturel de la vie. Car si d'une part l'agneau meurt prématurément parce qu'il est sacrifié alors qu'il est encore en vie, par sa mort sur l'autel, il devient quelque chose de différent qui transcende les lois naturelles. Il entre dans un autre ordre, il acquiert une autre valeur. En ne mourant pas de mort naturelle, il devient, d'une certaine manière, immortel.

L'économie vit et se développe à son tour en transformant des choses destinées à la mort en biens qui acquièrent de la valeur précisément grâce à cette transformation. Chaque jour, des entreprises prennent des êtres vivants (matières premières, animaux, blé, coton, nos énergies...), destinés à mourir, et leur donne une valeur ajoutée en les faisant "mourir" en les transformant en marchandises. Cette valeur ajoutée des biens une fois transformés est très semblable à celle que les animaux et les plantes ont acquise lorsqu'ils ont été sacrifiés sur l'autel.

La lecture de la mort et de la résurrection de Jésus a également été faite dans cette optique : son "sacrifice" défait l'ordre naturel de la mort et le rend, par la résurrection, immortel. Le martyre, ou plus tard la virginité, était également considérés dans le christianisme comme une alchimie de la mort qui confère une vie différente et supérieure.

La relation entre le christianisme et le sacrifice est cependant pleine d’équivoques. Même si la vie et les paroles de Jésus s'inscrivent dans une logique anti-sacrificielle ("C’est la miséricorde que je veux, non les sacrifices"), le christianisme a immédiatement interprété la passion et la mort de Jésus comme un sacrifice, comme "l'Agneau de Dieu" qui, par sa mort, enlève définitivement le péché du monde. C’est le nouveau et dernier sacrifice (Hébreux 10), qui remplace la tradition des sacrifices effectués dans le temple. Le sacrifice de Jésus, du Fils, aurait été le prix payé à Dieu le Père pour rembourser l'énorme dette que l'humanité avait contractée. Jésus, le nouveau grand prêtre qui n'a pas offert en sacrifice des animaux, mais s’est offert lui-même (Hébreux 7).

Cette théologie sacrificielle a traversé et marqué tout le Moyen Age. Réaffirmée par la contre-Réforme, elle demeure encore aujourd'hui très enracinée dans la pratique chrétienne. L'idée de sacrifice informe une grande partie de la liturgie chrétienne, et a également transmis au christianisme la conception hiérarchique propre au sacrifice. Tout au long du Moyen Âge (et au-delà), la culture du sacrifice s'est en effet exprimée dans les pratiques sociales du sacrifice où ce sont les sujets, les enfants, les femmes, les serviteurs, les pauvres qui devaient se sacrifier pour les maîtres, les chefs, les prêtres, les pères et les maris. Le sacrifice rendu à Dieu est devenu facilement un sacrifice rendu à d'autres hommes qui, comme Dieu, sont au-dessus et plus hauts que les sacrificateurs. Le contexte théologique sacrificiel offrait une justification spirituelle aux relations de pouvoir asymétriques et féodales, en appelant sacrifice ce qui était, tout simplement, de l'exploitation.

La théologie la plus récente est enfin en train de se s’affranchir du sacrifice (grâce à une compréhension plus biblique du mystère de la Passion), mais celui-ci entre de plus en plus dans la nouvelle religion capitaliste. En fait, le processus créatif des êtres vivants qui meurent et qui en mourant prennent plus de valeur, est devenu particulièrement fort et central dans le capitalisme du XXIe siècle : fait encore jamais vu dans le passé, les premiers êtres vivants qui acquièrent de la valeur en mourant sont devenus les travailleurs. Marx nous a expliqué que seules les personnes sont capables de créer une valeur ajoutée en économie - les machines ne suffisent pas. Cette ancienne vérité a récemment subi une transformation majeure. Il y a encore quelques décennies, le "sacrifice" exigé par les usines n'était pas excessif, et encore moins absolu: il était précisé dans le contrat de travail et protégé par les syndicats. Sacrifier sa propre vie ne s’appliquait qu’au domaine de la foi, de la famille, de la patrie. La dérive « religieuse » prise par le capitalisme et la disparition des autres sphères "sacrificielles" ont fait des grandes entreprises les nouveaux temples où sont sacrifiées des personnes. Ce capitalisme ne se contente plus de tirer parti de nos capacités de travail, celles-ci ne l’interessent plus. Ce sont les travailleurs qui doivent s'offrir spontanément à l’autel du capitalisme. Ce culte a besoin de toutes les dimensions de la personne humaine : dans chaque religion, l'offrande la plus prisée est celle qui est entière, jeune et et intacte et qui vaut d'autant plus que son sacrifice est grand. Par exemple, le nombre de cadres célibataires ou sans enfants aux postes de direction des grandes entreprises va croissant et ne cesse d’être impressionnant, particulièrement dans les mégapoles du capitalisme (de Singapour à Milan). C’est une nouvelle forme de célibat et de vœu de chasteté, essentielle à cette nouvelle religion. Et, comme au Moyen Age, ce mot sublime qu’est le sacrifice, masque le mot abject qu’est l’ exploitation. Ce capitalisme manipule trop les mots.

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 Oikonomia/10 - La prétention de rétribuer Dieu et ce voile qui ne cache pas l'exploitation

Publié sur Avvenire le 14/03/2020

« Une des raisons de tuer le dieu est de le préserver du vieillissement. »

R. Money-Kyrle, La signification du sacrifice

Les entreprises d'aujourd'hui utilisent de plus en plus le registre du sacrifice que la théologie abandonne. Un mot complexe, surtout dans le christianisme, et qui se prête beaucoup au risque de manipulation.

Sacrifice, c’est le terme qu’on emploie en religion, en économie lors des période de crise. Les sacrifices sont nés ou se sont développés lors des grands fléaux collectifs - guerres, famines, pestes. Dans l’antiquité, lorsque la vie devenait difficile et qu'un fléau menaçait les communautés, nos ancêtres ont commencé à penser qu'offrir à la divinité quelque chose de précieux pouvait être le meilleur moyen de gérer des catastrophes et des crises. Les sacrifices d'animaux et, dans certains cas, d'enfants et de vierges, offerts aux dieux, sont devenu un langage qui relie le ciel et la terre, avec l'espoir collectif de pouvoir agir sur des ennemis invisibles. Les sacrifices sont nourris par l'espoir et la peur, par la vie et la mort. C'est une expérience radicalement communautaire, qui soigne, recrée et nourrit les liens au sein de la communauté et entre la communauté et ses dieux.

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L’ambiguité du sacrifice

L’ambiguité du sacrifice

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Oikonomia/7 - Il y avait, et il doit y avoir, une voie sur laquelle les pauvres ne sont pas maudits.

Publié sur Avvenire le 23/02/2020

« On en arrive à nier les conséquences sociales des disparités entre les points de départ individuels. Cela se traduit par le regrettable nivellement opéré par l'égalitarisme et la défense de la méritocratie, qui exalte l'individualité. »

Federico Caffè, La solitude du réformateur

Au regard du capitalisme l'esprit catholique diffère de l'esprit anglo-saxon, et cela Jusqu'à une époque récente, où l’empire de la consommation, désormais omniprésente, a également conquis l'humanisme méditerranéen.

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Il existe une affinité élective entre le capitalisme et le monde protestant. Sur les cinquante économistes qui ont fondé l'American Economic Association en 1885, vingt étaient des pasteurs protestants. Adam Smith a fait ses études en Écosse dans un milieu calviniste. Malthus et Wicksteed, deux économistes importants dans l'histoire de la pensée économique, étaient des pasteurs protestants. Alfred Marshall, l'économiste anglais peut-être le plus influent des XIXe et XXe siècles, avait reçu une formation de pasteur. Quant à Esther Duflo, prix Nobel d'économie en 2019, elle a déclaré : « Le protestantisme fait partie de ma famille, de mon éducation et de mon être social. » Dans le monde catholique, la situation était différente. À la suite de l'abbé Antonio Genovesi (1712-1769), les économistes qui se disaient "économistes catholiques" ont privilégié les approches éthiques, philosophiques ou historiques, mais n'ont pas offert de contributions qui soient entrées dans la tradition officielle des sciences économiques. D'autres ont fondé des coopératives, des caisses rurales et des banques, ou ont préféré un engagement politique et institutionnel.

Cela ne veut pas dire que l’esprit "catholique" est absent des sciences économiques modernes, mais pour le trouver, il faut dépasser les frontières visibles de l'Église et des économistes "catholiques", et le chercher chez des économistes de toutes les croyances idéologiques et confessionnelles, soit autant d’expressions différentes d'une économie méridionale et catholique (entendue dans un sens culturel non religieux), avec des traits communs même si elle présente une diversité de modalités et de formes. Ce n'est qu'en se limitant au XXe siècle et aux économistes italiens que l'on trouve, par exemple, Achille Loria et sa critique du revenu et des rentes financières, où il se pose en grand ennemi du profit de l'entrepreneur et du salaire du travailleur. Dans l'après-guerre, Federico Caffè et Sylos Labini ont étudié l'inégalité en se référant à la distribution des revenus et à la critique de la méritocratie, et Giorgio Fuà s'est concentré sur la critique du PIB et les aspects qualitatifs du bonheur et du bien-être. Un thème également traité par Giacomo Becattini, le théoricien des districts industriels et du Made in Italy, qui a placé la "vocation des lieux" au centre de ses recherches scientifiques. Parler de lieux et non de PIB, c'est mettre l'accent sur les relations humaines, les institutions et les biens relationnels, autre spécificité de cette tradition. Autant de sujets qui accordent une place centrale aux relations et au bien commun plus qu’à celui des particuliers.

Si nous lisions et étudiions ces auteurs, nous constaterions immédiatement une convergence objective entre cette théorie économique et la doctrine sociale de l'Église catholique. Ils partagent en particulier une méfiance à l'égard du principe fondateur du capitalisme anglo-saxon de la "main invisible", concept essentiel de la Political economy  d'Adam Smith et après lui de toute la théorie économique anglo-saxonne dont la matrice est protestante. Même si elle est souvent redimensionnée par les héritiers de Smith, la "main invisible" exprime au contraire une idée fondamentale, expression directe de l'anthropologie et du capitalisme nordiques : le bien commun n'a pas besoin d'actions qui lui sont intentionnellement destinées, car la seule manière bonne et efficace de le réaliser consiste à prendre des mesures incitatives pour que chacun cherche son propre intérêt privé : « Je n'ai jamais vu rien de bon fait par ceux qui prétendaient faire du commerce pour le bien commun. » (A. Smith, 1776). L'ordre et la richesse ne nécessitent ni une intentionnalité orientée vers le bien commun ni celle orientée vers le bien de l'autre avec lequel j'interagis dans une relation économique (contrat) : chacun doit penser à son intérêt personnel (self-interest), car une sorte de providence laïque (la main invisible, précisément) transforme cette somme d'intérêts privés en bien-être pour autrui et pour la collectivité. Ce raccourci théorique est décisif car boucle le système du capitalisme anglo-saxon, et déconnecte ses résultats sociaux des intentions individuelles. Dans la société capitaliste, il n'y a pas besoin d'action collective, ni de "nous", ni de relation, ni de rencontre.

L'humanisme méditerranéen n'a jamais fait sienne cette logique. Chez Genovesi (et avant lui chez Vico), le mécanisme de la "main invisible" était clair (chez Galiani, il y a aussi la métaphore de la "main"), mais il n’a qu’un rôle secondaire et subsidiaire. Car le principe économique fondamental est plutôt "l'assistance mutuelle", où chacun veut intentionnellement, en plus de son propre intérêt, celui de l'autre. Le bien mutuel fait partie des intentions de chacun. Dans cet humanisme, il n'y a pas de bien commun sans qu’on le recherche volontairement. Au pied des Alpes, les intentions ont toujours beaucoup compté. La crise environnementale mondiale est également un signe macroscopique qui montre que s'appuyer sur la "main invisible" pour transformer les intérêts privés en bien commun est insuffisant. Cependant, ces différences théoriques en économie sont l'expression d’une réalité profonde, enfouie dans les racines de l'arbre catholique et issu du monde méditerranéen. Ici, l'individu est important, mais la personne l’est encore davantage, et plus encore la communauté et les organismes intermédiaires. Mais la communauté, avec ses relations chaleureuses, est faite à la fois de paradis et d'enfer, de liberté et d'esclavage, de servitude et de délivrance, de souffrance et d'amour. L'humanisme de la communauté, contrairement à celui de l'individu, est un chemin cahotique, lent et inégal, même si certains jours particulièrement clairs, certains, dit-on, ont réussi à voir un aperçu du paradis le long de cette chaussée déformée.

Un humanisme qui ne doit pas être comparé à celui des protestants pour décider quel est le meilleur. Ils ne devraient l’être que pour comprendre leur destin, ce qu'ils ont en commun et de différent. La crise de l'Europe du Sud est également le résultat d'une réflexion insuffisante sur sa vocation économique, tout à la fois semblable et différente de celle des pays nordiques et protestants. L'Europe continue d'être un merveilleux idéal communautaire tant qu'elle reste complémentaire et diversifiée, tant qu'elle met en oeuvre un dialogue entre différents courants, y compris sur le plan économique. Le monde catholique a vu la naissance et la croissance du capitalisme comme quelque chose qui lui était étranger. Il ne s'est jamais retrouvé dans l'idée que le profit et la richesse puissent étre une bénédiction. Il éprouvait un sentiment d'infériorité lorsqu'il regardait les grandes entreprises et les banques rationnelles et scientifiques du Nord et les comparait à ses usines, à ses caisses ou ses coopératives agricoles, où l'employé était aussi un ami, où l'entreprise était souvent familiale : au cours de la journée on se disputait à propos de contrats et le soir on jouait aux cartes tous ensemble dans la paroisse ou à la maison du peuple. La crise économique et sociale que traversent de nombreux pays du Sud suscite également un grand sentiment d'inadéquation, de désenchantement, d'infériorité et de honte.

Les méridionaux, eux aussi, ont souvent essayé de prendre le travail au sérieux ; cependant,dans les esprits, l'idée que le travail était avant tout pénible, douloureux et contraignant l’emportait : c'était d'abord un devoir naturel puis, peut-être, aussi une vocation (beruf, berufung). On exerçait un métier, inséparable de la vie et de sa dure réalité. l'Église catholique devait et voulait mettre en valeur le monde des esprits qui habitaient les campagnes et les villes bien avant que la religion chrétienne leur donne d’autres noms. Elle ne luttait pas contre eux, elle ne condamnait pas le culte des saints et ne prenait pas les paysans qui les vénéraient pour des idolâtres. Même après le Moyen Âge, elle a continué à encourager une religion qui s'est développée au rythme sacré des travaux des champs et des moissons, où la théologie était moins importante que le deuil, que les processions et que les oratoires à la croisée des chemins conduisant aux champs. Cette Église qui a dû accompagner à travers les siècles des hommes et des femmes plus proches des saints que de la Trinité, plus portés à s’adresser à la Vierge Marie qu’à Dieu le Père, aimant la compagnie des anges et redoutant les démons, a fait naître au cours des siècles une culture populaire qui ne pouvait pas croire que ce capitalisme venu du Nord, qui associait la bénédiction à l'argent et à la richesse, pouvait venir d’un esprit bienveillant, parce que trop différent de l'antique héritage de la vie et de la terre.

Au Sud, la richesse des seigneurs était appréciée pour autant qu’elle permettait d’embellir les églises, où, à la messe du dimanche, les pauvres et les ignorants, se retrouvaient, eux aussi, radieux et enveloppés d'une divine beauté . On ne savait pas lire, on ne comprenait pas le latin, mais les fresques et les peintures parlaient à chacun, on en rêvait la nuit, et ainsi, malgré les tourments d’une vie rude, on faisait de beaux rêves, peuplés d'anges et de saints, et quand on arrivait au ciel, on les reconnaissait tout de suite comme des êtres familiers. Les jours de foire, on ne reconnaissait pas les airs de musique, mais on en devinait toute la beauté, et dès qu’on avait quelques sous, on envoyait un neveu apprendre à jouer de l'accordéon. Nous étions presque toujours pauvres, mais pas toujours, parce que les jours de fête, nous nous sentions, au moins ces jours-là, riches nous aussi, et nous n'avions plus honte. On appréciait beaucoup de choses, mais surtout les fêtes, les processions, les saints. Un monde certes imparfait, plein de contradictions et de tribulations, mais où les pauvres n'étaient pas considérés comme des maudits. C’était des enfants issus, comme tous les autres, de la même Vie, et de leur précarité sont nés de nombreux hôpitaux, des écoles, des orphelinats, une foule de saints et de saintes et, par la suite, la remarquable organisation sociale de notre État .

La richesse qui sortait des usines était au contraire suspecte. C'est pourquoi, lorsque nos premiers industriels ont commencé à construire de grandes usines, presque comparables à celles des industriels américains, ces quelques capitalistes entretenaient avec le territoire et avec le peuple une relation différente de celle des capitalistes protestants des pays nordiques. Ils étaient certes riches, mais leur richesse n'était pas considérée, ni par eux ni par la communauté, comme une bénédiction, mais comme un destin, parfois cruel. Tout cet humanisme, populaire et différent, a été presque entièrement détruit en quelques décennies, lorsque nous avons acquis la conviction que le seul bon esprit était celui du Nord et d'outre-atlantique ; celui de la richesse considérée comme une bénédiction qui est passée de la production à la consommation. Le passage de l'usine vers le centre commercial a été le pas décisif, ainsi que le développement de la finance spéculative qui a libéré et renforcé l'ancienne tendance de la loterie et des jeux d'argent typiques des cultures de cadrans solaires. L'humanisme méridional était, par nature, très sensible à la dimension sociale et ostentatoire de la richesse.Ce fut toujours le cas à travers les tenues vestimentaires, à l’occasion des banquets, des mariages et même des funérailles. Notre concurrence s’est toujours située au niveau des choses, des objets, c’était donc une affaire de prestige. Nous n'avons jamais privilégié la compétition dans le travail, c'était trop peu visible : pour être sauvé, il fallait des choses que tout le monde puisse voir. Le capitalisme des XIXe et XXe siècles, fondé sur l'usine et le travail, ne pouvait pas alors être assez séduisant pour racheter nos âmes. Mais celui du XXIe siècle, basé sur la consommation et la finance, nous a séduits au point de ne pas avoir besoin d'acheter nos âmes parce que nous lui en avons fait cadeau.

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Oikonomia/7 - Il y avait, et il doit y avoir, une voie sur laquelle les pauvres ne sont pas maudits.

Publié sur Avvenire le 23/02/2020

« On en arrive à nier les conséquences sociales des disparités entre les points de départ individuels. Cela se traduit par le regrettable nivellement opéré par l'égalitarisme et la défense de la méritocratie, qui exalte l'individualité. »

Federico Caffè, La solitude du réformateur

Au regard du capitalisme l'esprit catholique diffère de l'esprit anglo-saxon, et cela Jusqu'à une époque récente, où l’empire de la consommation, désormais omniprésente, a également conquis l'humanisme méditerranéen.

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L’honorable esprit méridional

L’honorable esprit méridional

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Oikonomia/9 - La vie est puissante parce qu'elle est faite de promiscuité, parce qu'elle est tout à la fois le bon grain et l’ivraie.

Publié sur Avvenire le 08/03/2020

« Je regarde l'icône et je me dis : ce n'est pas une image d’Elle, mais c’est Elle-même. Comme à travers une fenêtre, je vois la Mère de Dieu, la Mère de Dieu en personne, je ne prie pas devant son image, mais en sa présence. »

Pavel A. Florenskij, Les portes royales : essai sur l'icône

Les pèlerinages, les reliques et les icônes sont des réalités économiques importantes au Moyen- Âge. La Réforme protestante a involontairement favorisé le passage "des objets de culte" au "culte des objets" du capitalisme.

Les pèlerinages du Moyen-âge sont un autre "lieu" où le christianisme a rencontré la réalité économique. Ce phénomène très ancien reprend des traditions antérieures en y ajoutant quelques éléments propres au christianisme. Le pèlerinage réunissait les ecclésiastiques, les nobles, les pauvres et les personnes insolvables en fuite. Les routes des pèlerins ont tracé les artères commerciales de la nouvelle Europe, parsemées d'auberges et d'hôtelleries autour desquelles sont nés de nouveaux villages, des villes et des foires. Empruntant la même via Francigena et la même via Lauretana, le pèlerin côtoyait le voyage des marchands : des commerçants d’objets et de marchandises différents et semblables, avec des motivations proches et eloignées … cette biodiversité de réalités et d’intérêts a forgé l'Europe.

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L'Europe est née des sabots des innombrables pèlerins qui l'ont labourée, rêvée et marquée pour un millénaire et au-delà. Avant la création des États-nations, les chrétiens se sont rencontrés sur les routes, ils y ont entendu parler différentes langues, ont pratiqué l'antique loi, toujours nouvelle, de l'hospitalité, ont appris que personne n’est si loin qu'il ne soit proche. Ce sentiment de familiarité que nous éprouvons encore aujourd'hui en passant du Portugal aux Pouilles, de l'Espagne à la Provence, est ce qui reste de la foi itinérante de nos ancêtres, qui étaient européens avant d'être italiens ou français. Si nos grands-parents émigrés ont pu communiquer avec les Allemands, les Belges, les Polonais sans connaître ni ces langues ni l'anglais, c'est parce que subsistait dans l'ADN de leur âme les dialogues silencieux mais vrais, engagés au fil des siècles par les pèlerins et leur foi de nomade. Il a fallu des siècles de voyages, de rencontres, de blessures et de bénédictions pour apprendre à rencontrer l'autre à moins d'un mètre de soi : cette courte distance fait partie du patrimoine de l'humanité - ne l'oublions pas à l’époque où les distances se rallongent par nécessité.

Au début de la chrétienté, le pèlerinage était un mode de vie existentiel, qui pouvait durer longtemps, parfois même toute une vie. C'était aussi une alternative à l’ascèse de la vie monastique. À la stabilitas loci du monachisme, le pèlerin répondait par l'homo viator. Le voyage est devenu le travail des pèlerins - trip, travel et travail ont la même racine (-tr).

Le pèlerin médiéval s’en va à la rencontre de lieux. Il n'existait pas encore de voyage à travers l’espace. Le voyage du pèlerin n'est pas très différent de celui de Marco Polo, où la vitesse et le but à atteindre sont moins importants que le voyage en tant que rencontre avec des personnes et des lieux différents. Nous sommes loin de l'espace rationnel des cartes modernes, où les identités spécifiques des lieux se perdent dans un modèle informel, une sorte d’espace "homogène et vide" (W. Benjamin).

À partir du VIIe siècle, est apparu le pèlerinage pénitentiel, lié aux péchés et/ou aux crimes : le voyage devenait une peine à purger. C’est ainsi que la dimension économique et commerciale du pèlerinage s'est développée, celui-ci est compris comme le prix à payer pour rembourser une dette, faisant désormais partie de la catégorie plus large des pénalités « tarifées » et de leur marché très sophistiqué. Le pèlerinage est devenu un sacrifice ; et comme dans tout sacrifice, il y a un prix, un don, une dette éteinte, et parfois même une fête, une communion.

Il existe au Moyen-âge deux autres phénomènes importants étroitement liés aux pèlerinages : celui des reliques et celui des icônes. Le pèlerinage comportait l'acquisition d'une relique ou, si celle-ci était trop compliquée ou trop onéreuse, l’acquisition d'un objet, pour pouvoir repartir avec une chose, une res. Cet objet était, comme dans un véritable contrat, une condition nécessaire pour valider cet acte complexe. Lors des pèlerinages à la Mecque, l'interdiction coranique de représenter la divinité n’autorisait ni les reliques ni les icônes, ni le commerce, et encore moins l'esprit du capitalisme.

Au fil des siècles, le commerce des reliques, d'abord combattu par de nombreux Pères de l'Église, puis régi par des papes et des empereurs, est devenu l'une des activités lucratives les plus florissantes d’Europe. Les débats théologiques autour de la nature et du bien-fondé des reliques n'étaient pas faciles à démêler. L'Église partageait avec la Bible et la pensée hébraïque l'interdiction de l'idolâtrie : seul le vrai Dieu était digne d’adoration. Les reliques pouvaient, en raison de leur nature, induire au péché d’idolâtrie, à la superstition et au paganisme. En outre, ces vestiges spéciaux et théologiquement douteux faisaient également l'objet d'un commerce réglementé et contraignant, mais qui pouvait conduire au péché de simonie.

Le commerce est cependant intimement lié aux reliques. On connaît des pièces de monnaie transformées en reliques – l’un des trente deniers de Judas est conservé à Olivone di Blenio (canton du Tessin). À Barzanò, sur le lac de Côme, on a même conservé jusqu'au XVIIe siècle un échantillon de la terre achetée avec ces trente deniers - signe que leur valeur symbolique l’emportait sur l'opprobre de mammon. Les reliques ont pris de la valeur en raison de leur lien avec un corps particulier. Elles avaient donc une relation constitutive avec la corporéité et la matière. Elles étaient l'expression de la vision sacramentelle de la réalité, selon laquelle Dieu parle aux hommes aussi à travers la matière et les choses - et nous nous parlons à Dieu par le biais de réalités matérielles : grâce à une offrande ou au travail de nos mains. La Relique et l'Eucharistie sont très différentes, mais toutes deux ont un lien avec la transsubstanciation : tout en restant ce qu'elles sont, elles deviennent quelque chose d'autre et d'invisible. L'homme du Moyen-âge était plus pauvre que nous, mais il vivait dans un monde plus riche et plus dense. Les choses lui parlaient davantage, et il parvenait souvent à se mettre à l'écoute de ces voix plurielles et parfois à les comprendre.

Les reliques ont un point commun avec l'autre grand "objet" médiéval, byzantin en particulier : les icônes. Les icônes ne relèvent pas simplement de l'art sacré. L'icône est écrite, et non pas peinte, et elle entetient une relation particulière avec le visage. Le langage de l'icône est celui des couleurs, des yeux, des mouvements de la bouche, des mains et des corps. Pour la théologie orthodoxe, l'auteur de l'icône est Dieu lui-même qui utilise la main de l'artiste (généralement un moine). La définition donnée par Olivier Clément est très belle : « L'icône n'appartient pas à l'ordre magique de la possession, mais à l'ordre proprement chrétien de la communion. Elle se réfère à la catégorie de la relation, de la rencontre. » Et il ajoute : « Regarder une icône est un jeûne des yeux. » C'est un jeûne du regard, car l'icône est un exercice spirituel qui consiste à faire usage sans possèder, ce qui relève de la chasteté. En contemplant ces beaux yeux et ces visages, les plus beaux de tous, jour après jour, on devient un peu comme eux. Peut-être n'avons-nous pas "consommé" toutes les femmes et tous les enfants que nous avons regardés parce que notre âme portait l’empreinte séculaire du regard chaste de ces nombreuses femmes et de ces quelques hommes. Nous avons appris que nous étions vraiment à "l'image et à la ressemblance de Dieu", non pas en lisant la Genèse, mais en regardant et en embrassant ces visages merveilleux, pour découvrir ensuite qu'ils nous ressemblaient. A travers ces "fenêtres", nous avons contemplé le paradis, et nous avons réalisé que nous aussi, nous étions un fragment de ciel.

Le culte des icônes a été plus combattu que celui des reliques. Au cours des VIIIe et IXe siècles, il y a eu des luttes iconoclastes et des conciles œcuméniques, des courants de l'Église qui, pour protéger la pureté du culte et combattre le péché d'idolâtrie (et pour d'autres raisons politiques, notamment l'identité de la chrétienté orientale en contact avec l'islam, la culture opposée aux icônes), ont détruit des milliers d'icônes et effacé des fresques dans les églises de toute l'Europe. Ces paladins, défenseurs de la pureté religieuse – qu’on voit surgir en grand nombre à toutes les époques - n'ont pas réussi à vaincre la piété du peuple, ni sa foi différente de celle des théologiens. Il est certain que la foi et la magie, la vérité et le mensonge (les fausses reliques pullulaient), la religion et la superstition s’entremêlent dans les reliques et les icônes. Elles s’y trouvent mêlées comme dans toutes les autres dimensions de la vie : celle-ci est vivante parce qu'elle est un mélange de contraires et faite tout à la fois de bon grain et d’ivraie. Nous sommes sortis du "monde merveilleux" (Charles Taylor), nous avons cessé d'embrasser les icônes, de rêver de saints et d'anges, et notre présent, notre passé et notre futur se sont appauvris . Nos rêves étaient certes peuplés de démons, mais nous savions que Jésus et Marie étaient plus beaux et plus forts qu’eux.

Tant qu’ils regorgeaient de reliques et d'icônes plantées au milieu des tissus et des épices, les marchés offraient une grande diversité de produits : à côté du poivre et de la soie, il y avait les visages de Jésus et de Marie, des reliques de saints et de martyrs. On pouvait les retrouver dans tous marchés médiévaux.

La Réforme protestante a réagi contre la promiscuité de la foi populaire, qu'elle a associée à l’ idolâtrie. Elle a lancé une nouvelle lutte iconoclaste, surtout dans les milieux calvinistes. On a vu des statues de saints démolies, des peintures et des fresques effacées ; les lutte contre les pèlerinages, les icônes et les reliques et même contre les églises ont ressurgi. Ainsi, dans ce monde nouveau, privé de cette diversité , les marchandises sont restées les seules protagonistes des marchés. La place des reliques et des icônes a été prise par les marchandises et leur "fétichisme", celle des pèlerinages par les voyages d'affaires et par le tourisme et ses cadeaux-souvenirs.

Le capitalisme est un culte, et il n'y a pas de culte sans objets : « Le point de départ de la culture est le culte. » (Pavel A. Florenskij). Le christianisme au Moyen-Âge est devenu une culture en raison aussi du culte des objets, des reliques, des saints, des icônes, des sanctuaires, en adorant et en mangeant un Dieu devenu pain. En éliminant de l'horizon du paysage moderne tous les biens qui n'étaient pas une marchandise, en supprimant les objets de culte est né le culte des objets. Avec une grande différence : alors que les reliques et les icônes ne pouvaient pas être possédées mais seulement contemplées, ne pouvaient pas être adorées mais seulement vénérées, les biens de consommation ne sont que possédés et adorés. Autre paradoxe et autre hétérogenèse des fins : une Réforme née de la lutte contre les idoles a fait, sans le vouloir, le lit du capitalisme, qui consacre le plus grand culte jamais rendu à des objets. Le monde qu’on pensait affranchi des "idoles" n'était pas celui du culte du Dieu unique, mais d’une foule de marchandises - fétiches. Le vide laissé dans les âmes par la disparition de l'image-présence de Dieu dans les choses s’est vu rempli de nouveaux objets et l’esprit (hau) du capitalisme s’y est répandu.

Chassés du monde enchanté, nous nous sommes retrouvés parmi des reliques et des icônes appauvries. La modernité, comme toutes les révolutions, a dû en payer le prix: celui du remplacement de l'enchantement des reliques et des icônes par des marchandises a peut-être été le plus élevé.

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Oikonomia/9 - La vie est puissante parce qu'elle est faite de promiscuité, parce qu'elle est tout à la fois le bon grain et l’ivraie.

Publié sur Avvenire le 08/03/2020

« Je regarde l'icône et je me dis : ce n'est pas une image d’Elle, mais c’est Elle-même. Comme à travers une fenêtre, je vois la Mère de Dieu, la Mère de Dieu en personne, je ne prie pas devant son image, mais en sa présence. »

Pavel A. Florenskij, Les portes royales : essai sur l'icône

Les pèlerinages, les reliques et les icônes sont des réalités économiques importantes au Moyen- Âge. La Réforme protestante a involontairement favorisé le passage "des objets de culte" au "culte des objets" du capitalisme.

Les pèlerinages du Moyen-âge sont un autre "lieu" où le christianisme a rencontré la réalité économique. Ce phénomène très ancien reprend des traditions antérieures en y ajoutant quelques éléments propres au christianisme. Le pèlerinage réunissait les ecclésiastiques, les nobles, les pauvres et les personnes insolvables en fuite. Les routes des pèlerins ont tracé les artères commerciales de la nouvelle Europe, parsemées d'auberges et d'hôtelleries autour desquelles sont nés de nouveaux villages, des villes et des foires. Empruntant la même via Francigena et la même via Lauretana, le pèlerin côtoyait le voyage des marchands : des commerçants d’objets et de marchandises différents et semblables, avec des motivations proches et eloignées … cette biodiversité de réalités et d’intérêts a forgé l'Europe.

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Le jeûne bienfaisant du regard

Le jeûne bienfaisant du regard

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Oikonomia /8. Les petites récompenses méritées nous attirent plus qu’une grand cadeau qui nous est offert sans mérite.

Publié sur Avvenire le 01/03/2020

« Il arrive souvent que le vile travail d'un esclave plaise davantage à Dieu que tous les jeûnes et les œuvres accomplis par des prêtres et des frères. »
Martin Luther, La captivité babylonienne

La gestion de l'idéal et le commerce des indulgences (aujourd'hui les primes) sont une partie importante de l'esprit du capitalisme et des grandes entreprises. C’est ainsi que nous sommes passés de la "societas perfecta" ecclésiale au "monde du business".

Tout idéal d’une société parfaite produit une ville d'hommes imparfaits qui vivent leur imperfection comme une faute, qui devient alors le premier instrument de contrôle et de gestion des consciences et des existences individuelles et communautaires. Il existe une relation entre l'idéal de perfection et l'esprit du capitalisme. Et là aussi, le monachisme d'abord, puis la Réforme protestante ont joué un rôle décisif. L'idée que la vie chrétienne était un chemin vers la perfection a commencé à se développer très tôt, jusqu'à devenir un pilier de l'humanisme médiéval, mais tel n’était pas le cœur de l’enseignement biblique, ni du message et de la vie de Jésus. En fait, la tradition biblique s’appuyait sur des personnes qui n'étaient pas présentées comme des modèles de perfection morale ni religieuse. Pensez à Jacob-Israël, à ses ruses et à ses mensonges, à David, le roi le plus aimé, qui a peut-être commis le meurtre le plus lâche de la Bible, ou à Salomon, le roi le plus sage, qui n’a pas échappé à la corruption. L'histoire du salut est une histoire d'imperfections morales que YHWH oriente avec ténacité vers un salut mystérieux.

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Il est faux de considérer les Évangiles comme des traités de morale, et encore moins comme une éthique de la vertu. Les béatitudes ne sont pas des vertus. Le message qui émerge des Évangiles et de Paul montre que ce ne sont pas les œuvres qui sauvent, ni le jeûne, ni la pratique de la Loi qui rendent juste. Il est très peu question de perfection dans les Évangiles, car le message de Jésus ne propose pas une perfection éthique mais un cheminement de femmes et d'hommes libérés des vains idéaux de perfection qui ne produisent que névroses et malheurs. Aucune philosophie morale ne culmine avec un gibet ou un tombeau vide - pas même les traditions médiévales qui représentent Jésus qui monte volontairement sur la croix. L'éthique du mérite, qui est le revers de la médaille de toute éthique de la perfection, est on ne peut plus éloignée de la première annonce de l'Évangile. Nous ne sommes pas aimés parce que nous sommes parfaits, et rien n’attire plus le cœur du Dieu biblique et chrétien qu’une sincère imperfection.

Néanmoins, c'est l'éthique gréco-romaine de la perfection qui s’est imposée ; et comme pour l'éthique économique, l'éthique chrétienne médiévale s’est inscrite à la suite de l'idéal moral de perfection qui prévalait dans l'Empire romain. Car il est beaucoup plus attrayant pour les êtres humains de se construire un petit salut mérité que d'en accueillir un grand qui soit entièrement immérité et gratuit. L'idéal de la perfection s'est beaucoup développé à travers le monachisme. Une fois terminé le temps des martyrs, la sainteté a été de plus en plus comprise comme une perfection morale, consistant à combattre les vices et à cultiver les vertus. Et comme souvent, l'humanisme de l'excellence compris comme perfection est devenu une éthique de l'imperfection et de la gestion des fautes. Puisque l'imperfection était la donnée empirique de la vie, indiquer la perfection comme un idéal revenait à produire des sentiments de culpabilité infinis et ineffaçables s’érigeant en véritables maîtres de toute éthique de la perfection. Tout idéal de perfection ne peut qu’enfanter des erreurs et des péchés, et cela de plus en plus chaque jour. Le fruit de toute loi vécue comme un idéal éthique est le péché. Ce qui a le plus de valeur dans l'éthique de la perfection n'est pas l'idéal mais l'écart entre l'idéal et la réalité, écart dont la valeur est infinie car l'idéal est infini.

La confession et la pénitence sont alors devenues les instruments pour guider des personnes éternellement imparfaites qui vivent comme une culpabilité l'écart entre leur vie réelle et l'idéal. A partir des monastères, l'éthique "chrétienne" de la perfection morale s'est répandue dans toute l'Europe. Avec l'ascèse comprise comme perfection, se développe également le recours à la confession privée et aux pénitences qui en découlent, à l'intérieur puis à l'extérieur des monastères. Avec le monachisme, particulièrement en Irlande, la confession a commencé à devenir une affaire privée entre le moine et son confesseur. Avec la privatisation et l'individualisation de la confession (qui, dans les premiers siècles, était une affaire publique et communautaire), la privatisation des pénitences a également commencé. Celles-ci devenaient de plus en plus détaillées et spécifiques, et chaque culpabilité correspondait à une sanction avec son "tarif" - d'où le nom, indicatif, de la pénitence tarifée. On lit dans le "Pénitentiel de Colomban" : « Si quelqu'un a péché en pensée, c'est-à-dire qu'il a voulu tuer, forniquer, voler, manger en cachette, s'enivrer, battre quelqu'un, qu’il se prive de pain et d’eau pendant six mois... Si quelqu'un a commis un parjure, qu’il fasse pénitence pendant sept ans. »

Au fil du temps, des innovations sont arrivées. D'autres formes de pénitence sont apparues, comme les pèlerinages, et la dimension objective de la pénitence a commencé à s’affirmer comme indépendante du sujet pécheur. Cela s’explique aussi du fait que les pénitences, additionnées et cumulées, atteignaient souvent des proportions qualitatives et quantitatives qu’ une seule personne ne pouvait assumer. Cela va susciter une innovation décisive : la pénitence peut être accomplie par n'importe qui, et pas seulement par l’intéressé, car ce qui compte, c'est de "satisfaire" Dieu. Le Dieu chrétien est ainsi devenu, sans que nous lui demandions son autorisation, un créancier infini d’hommes éternellement redevables envers lui de dettes morales inextinguibles et sans cesse renégociées. La première bourse mondiale et universelle du Moyen-Âge était la religion.

L'idée s’est imposée qu’une peine puisse être échangée, trafiquée, commercialisée, phénomène très facilité par le recours aux moyens monétaires. En raison de sa dimension objective, la pénitence est facilement devenue une marchandise, négociable dans le cadre d'un contrat commercial. Ainsi, la pénitence fut dissociée de la personne concernée, et nacquit le premier produit dérivé de l'histoire, car elle pouvait être renégociée comme une entité autonome en soi - Paul a péché et Pierre a fait le pèlerinage. Le marché de la pénitence fut encore facilité par l'extension de la pénitence tarifée par les moines, destinée aux laïcs, une pratique qui a envahi progressivement toute la chrétienté médiévale. À partir du 12e siècle, le binôme perfection- pénitence a vu ensuite apparaître des "listes de commutation" qui permettaient à une courte période de jeûne intensif de remplacer, selon des algorithmes précis, une période de jeûne moins sévère mais plus longue. Les inventions ultérieures, liées à l'indulgence plénière, elle-même associée aux pèlerinages et aux jubilés (celui que lança Boniface VIII en 1300 a été fondamental), l'extension de l'objectivité de la pénitence transférée aussi aux âmes du purgatoire, ont créé des marchés de plus en plus parfaits et abstraits. L'inégalité entre les riches et les pauvres s’est également accrue, car ceux qui avaient plus d'argent pouvaient être exemptés de lourdes pénitences.

Nous arrivons donc au seuil de l’époque de Luther et de la Réforme, à un stade où l'économie du salut et celle de l'argent étaient déjà profondément imbriquées. De ce point de vue, il est vrai qu'un premier "esprit du capitalisme" s'était déjà développé dans le monde médiéval, non pas chez les marchands de tissus et les banquiers des villes italiennes du XIVe siècle, mais bien des siècles plus tôt, chez les moines pénitents et sur les marchés des pénitences et des mérites. En Europe, à l’époque moderne, nous avons été capables de donner naissance à la plus grande expérimentation marchande de l'histoire de l'humanité, parce que les chrétiens avaient été habitués pendant des siècles à raisonner sur les prix, les dettes et les crédits concernant les sphères les plus intimes de la vie, de la mort et de Dieu. Le "passage" de la religion à l'économie a été rapide et facile. Et là aussi, une question s'impose, la même que celle que nous nous sommes posée au sujet de la richesse considérée par les calvinistes comme signe d'élection : où est passé l'Évangile ? Il est difficile de le trouver. Il faut admettre que les pénitences tarifées ont aussi été une autre phénomène, non recherché et entièrement catholique cette fois-ci, advenu dans un contexte économique chrétien, sans rapport ou presque avec l'Évangile.

Mais ce n'est pas tout. Luther et les réformateurs, en plus de l'abolition des ordres religieux - afin que l'ascèse et la vocation ne soient plus les privilèges d'une élite de religieux, mais deviennent la vie ordinaire de tous, surtout dans la vie professionnelle - ont également aboli la confession et la gestion des pénitences, qui procédaient directement, selon eux, de l'idée pélagienne qui liait le salut aux œuvres accomplies. Un épisode bien connu. Un autre effet secondaire l’est beaucoup moins : le monde du travail est devenu le nouveau lieu propice à cette ascèse et à cette "mauvaise" perfection expulsée des monastères. L'économie est alors devenue le domaine où l'idéal de perfection éthique s'est le plus développé dans l'humanisme protestant. Si, en fait, la vision ascétique de la vie comme vocation ne sert pas à obtenir des mérites de Dieu, l'ascétisme, l'idéal de perfection et la vocation trouvent leur sens dans l’ économie. Et ainsi, tout comme la méritocratie dans le capitalisme protestant est née, des siècles plus tard, de la critique protestante des mérites en religion, de la critique de l'idéal de perfection dans les monastères est née, des siècles plus tard, l'économie moderne comme le royaume de la perfection.

L'économie politique anglo-saxonne et la grande entreprise capitaliste ont le culte de la perfection. La science économique s'est toujours appuyée sur l'idée de perfection - concurrence parfaite, rationalité parfaite, information parfaite - et a interprété chaque écart par rapport à la perfection comme un échec du marché et de la rationalité. Et aujourd'hui, alors que la théorie économique se réconcilie avec la catégorie de la limite, c'est la grande entreprise qui continue à cultiver l'utopie d'une organisation rationnelle et efficace - la perfection morale du capitalisme s’appelant l'efficacité. Ainsi, la societas perfecta de l'Église s’est déplacée vers monde des affaires. La bataille théologique contre le salut compris comme la perfection morale, a engendré le capitalisme comme le lieu profane de la bonne perfection, où les descriptions des postes et les systèmes d’incitation ont pris la place des pénitences et des manuels pénitentiels. Le "perfectionnisme" (Antonio Rosmini) est en effet aussi l'une des grandes pathologies du grand capital, qui interprète comme un échec tout écart entre l'idéal et le réel, ce qui produit chez les travailleurs les mêmes sentiments de culpabilité que chez les pénitents du moyen-âge.

Le mécanisme est en fait le même : la limite vécue comme une culpabilité doit être expiée par des pénitences précises. Les récompenses sont ces nouvelles pénitences, codifiées et objectivées dans de nouveaux manuels pour confesseurs. Et même si les primes ne sont pas explicitement présentées comme des pénitences mais comme des récompenses, elles sont en réalité l'expression de la même anthropologie qui considère la limite humaine comme un "péché" et voit le fossé entre l'idéal et le réel comme l'échec et la culpabilité de "perdants" incapables d'atteindre les objectifs. De même que le moine médiéval, laissé à sa vie naturelle, était voué à l'échec et que les pénitences lui permettaient d'espérer réduire cet écart, les primes et les récompenses font que les actions naturelles et imparfaites des travailleurs s'orientent vers les objectifs idéaux fixés par la direction. L'Évangile est une bonne nouvelle parce qu'il est une libération de nos idéaux abstraits, afin que nous puissions rencontrer les autres et Dieu dans la beauté parfaite d'une vie imparfaite. Il nous a fallu des siècles pour le comprendre. Aujourd'hui, nous l'avons oublié, et les entreprises tentent donc de traduire en revenus notre désir de paradis que nous recherchons presque toujours aux mauvais endroits.

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Tout idéal d’une société parfaite produit une ville d'hommes imparfaits qui vivent leur imperfection comme une faute, qui devient alors le premier instrument de contrôle et de gestion des consciences et des existences individuelles et communautaires. Il existe une relation entre l'idéal de perfection et l'esprit du capitalisme. Et là aussi, le monachisme d'abord, puis la Réforme protestante ont joué un rôle décisif. L'idée que la vie chrétienne était un chemin vers la perfection a commencé à se développer très tôt, jusqu'à devenir un pilier de l'humanisme médiéval, mais tel n’était pas le cœur de l’enseignement biblique, ni du message et de la vie de Jésus. En fait, la tradition biblique s’appuyait sur des personnes qui n'étaient pas présentées comme des modèles de perfection morale ni religieuse. Pensez à Jacob-Israël, à ses ruses et à ses mensonges, à David, le roi le plus aimé, qui a peut-être commis le meurtre le plus lâche de la Bible, ou à Salomon, le roi le plus sage, qui n’a pas échappé à la corruption. L'histoire du salut est une histoire d'imperfections morales que YHWH oriente avec ténacité vers un salut mystérieux.

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Le piège de la perfection

Le piège de la perfection

Oikonomia /8. Les petites récompenses méritées nous attirent plus qu’une grand cadeau qui nous est offert sans mérite. Publié sur Avvenire le 01/03/2020 « Il arrive souvent que le vile travail d'un esclave plaise davantage à Dieu que tous les jeûnes et les œuvres accomplis par des prêtres et de...
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Oikonomia/6 - Si la consommation est un moyen de salut, les pauvres sont maudits.

Publié sur Avvenire le 16/02/2020

La naissance de l'économie capitaliste est un grand paradoxe. Comment a-t-il été possible que la recherche de la richesse, d’abord maudite, devienne une bénédiction ? Et quelles en ont été les conséquences ?

« Ce que nous savons se résume à une chose : qu'une partie de l'humanité sera sauvée et qu'une autre restera damnée. »

Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme

Une Europe anticapitaliste qui a engendré l'esprit du capitalisme, voilà l'un des phénomènes les plus mystérieux et les plus complexes de l'histoire. L'économie européenne, dans sa double version, laïque et religieuse, avait développé, dans les monastères et les villes, une vision critique de la recherche de la richesse matérielle. Mêmes si c’était pour des raisons différentes, à l'intérieur tout comme à l'extérieur des monastères et des couvents, la recherche du profit et du gain n'était ni célébrée ni encouragée.

Les religieux et les religieuse faisaient vœu de pauvreté, dans les villes commerçantes l'avarice était considérée comme l'un des principaux vices capitaux. L'Enfer de Dante regorge d'avares, soumis à la terrible garde de Pluton, une divinité païenne représentée par un loup (Chant VII). Au Moyen-Âge, l'avarice, qui consiste à considérer la richesse comme une fin et non comme un moyen, était en fait un vice privé et public, car elle entraînait la perdition morale des individus et des communautés. Comme tous les vices capitaux, rien de bon ne pouvait résulter de leur pratique - il a fallu attendre la modernité pour commencer à penser que des "vices privés" pouvaient découler des "vertus publiques". Comment donc cette louve qu’était l'avarice a-t-elle pu un jour donné naissance à l'éthique capitaliste ? Voici qu’apparaît à nouveau la métaphore du capitalisme-coucou que nous avons décrite il y a cinq semaines, au début de notre réflexion.

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L’idée que l'esprit du capitalisme avait très peu à voir avec celui du christianisme, était aussi celle de l'historien Amintore Fanfani qui, critiquant Max Weber, identifiait déjà l'esprit du capitalisme chez les marchands italiens des XIVe et XVe siècles : « Si le catholicisme a combattu à l'époque et toujours l'esprit du capitalisme, comment a-t-il pu se manifester ? » (Fanfani, 1934). Pour Fanfani, l'émergence du capitalisme était en fait une anomalie, un phénomène exceptionnel dû à des circonstances tout aussi exceptionnelles (par exemple, le développement d'une classe de marchands internationaux), qui a permis à la recherche et au cumul des richesses, condamnés par l'éthique médiévale, de devenir un jour légales et socialement louables. Pour Fanfani, ces marchands italiens ont développé un "esprit" qui n'était pas différent de celui des entrepreneurs et des banquiers hollandais et calvinistes du XVIIIe siècle décrits par Weber.

En fait, il échappe à Fanfani que le cœur de la thèse de Weber était précisément de démontrer pourquoi les entreprises calvinistes étaient très différentes de celles des commerçants italiens, une diversité que résume entièrement le mot esprit du capitalisme : « La soif de profit, l'aspiration à gagner le plus d'argent possible, n'a en soi rien de commun avec le capitalisme. Cette aspiration se retrouve chez les serveurs, les médecins, les artistes, les soldats, les bandits, à tous les âges et dans tous les pays du monde .» (Weber, 1905). L'esprit du capitalisme pour Weber est donc quelque chose de nouveau dans l'histoire de l'humanité, en tant qu'il est né de l'éthique protestante, en particulier calviniste (et des différentes traditions influencées par le calvinisme : piétistes, puritains, baptistes, méthodistes, voire quakers).

Pour Weber, l'esprit du capitalisme ne serait donc pas un parasite du christianisme (comme le dira Walter Benjamin quelques années plus tard), mais serait de nature chrétienne, même si le « fils légitime est susceptible de grandir avec des caractéristiques imprévues et non souhaitées par ses parents. » (Luther et Calvin et les autres réformateurs).

Où donc la nature de l'esprit du capitalisme se trouverait-elle selon Weber ?

Le récit classique de Weber comporte trois éléments principaux. Le premier s'articule autour du mot vocation - en allemand beruf. Dans le monde protestant, le mot vocation a très vite pris une connotation professionnelle explicite, à tel point que le mot beruf signifie à la fois vocation et profession. Dans le monde catholique, cependant, la vocation continue d'être un terme essentiellement religieux, se référant en particulier aux moines, aux moniales et aux frères. Nous trouvons ici le premier mouvement fondamental. Luther a sévèrement critiqué les vocations consacrées dans l'Église catholique (« elles étaient dictées par le diable », a-t-il dit), critique qui a rapidement conduit à la disparition presque totale des moines et des frères dans le monde protestant. L'annulation de cette deuxième "voie" de la vie chrétienne a naturellement entraîné la notion de vocation à se déplacer de la vie religieuse vers la vie civile. Expulsée des monastères, la vocation devint l'habit civil de tous les chrétiens réformés. Cette "forme de vie" radicale qui, dans le catholicisme, était et restait la prérogative de la seule vie consacrée, devient, dans le monde protestant, la forme de vie civile et laïque universelle. L'ora et labora du monastère a émigré vers les villes en devenant la règle ordinaire du christianisme protestant. La vie entière est devenue liturgie, et a donc circonscrit tout le temps de chaque jour. L'éthique du travail est devenue quelque chose de sacré, une sorte d’office (officium). Nous ne pouvons pas comprendre l'humanisme protestant sans cette ascèse vécue dans le monde. Des moines différents au milieu des villes : « L'accomplissement de son devoir en exerçant des professions au milieu du monde est devenu le plus haut contenu que l'éthique pouvait avoir » (Weber, 1905).

Le deuxième élément est la doctrine de la prédestination. L'idée de prédestination a une histoire longue et compliquée dans le christianisme, commençant, au moins, avec Augustin. Les élus ont été choisis de toute éternité par Dieu, selon des critères qui nous sont inconnus, et par conséquent aucune sainteté morale ni aucun travail ne peut changer la pré-détermination de notre destin. Une idée biblique incertaine, qui trouve un ancrage non moins incertain dans l'Écriture, exactement dans l'Épître aux Éphésiens : « Il nous a choisis avant la création du monde... nous prédestinant à être ses enfants adoptifs » (1, 4-5). Une thèse qui a conduit à des affirmations extrêmes : « Dieu n'est mort que pour les élus » (Calvin).

Cette théologie de la prédestination entraîne alors un fait psychologique déterminant : les élus ne peuvent pas savoir, subjectivement, qu'ils le sont parce qu'ils ne peuvent se distinguer des non-élus. D'où la profonde solitude de l'homme face à son destin. Le calviniste passe sa vie dans une incertitude radicale qui, pour Weber, prend la forme d'une angoisse, qui naît de l'impossibilité d'être sûr de son propre salut.

Et c'est là qu'intervient le troisième élément. Reprenant des traditions de l'Ancien Testament, la théologie calviniste franchit un cap. Dans un contexte d'incertitude et d'angoisse, la richesse devient un signe d'élection, le plus important. Parce que la richesse permet, ou du moins augmente la probabilité que naisse le sentiment d’appartenir au nombre des élus. La richesse, même dans la Bible, se présentée comme le signe de quelque chose de différent, de plus grand et d'invisible, et ce qui l’a rendue souhaitable et désirable. Dans le capitalisme calviniste, l'invisible devient le paradis.

La vocation, la prédestination et la richesse comme signe : tels sont les trois ingrédients de l'esprit du capitalisme, très différent de l'esprit du commerce médiéval.

Une toute nouvelle classe d'entrepreneurs a ainsi commencé à lire le succès économique comme une bénédiction, à vivre leur profession comme une vocation et une ascèse, et - facteur décisif - autour des entrepreneurs s'est développée l'approbation sociale de cette bénédiction de la richesse, qui n'est plus considérée comme signe de péché mais d'élection. La recherche du profit devient éthiquement acceptable et louable, ce n’est plus un vice mais une vertu.

Cette vie, donc, vécue comme une vocation et une ascèse, n’a rien de confortable ni de luxueux. Tout y est engagement, ponctualité, sévérité, elle ne laisse pas d'espace ni de temps pour les loisirs, ni pour la fête. Seuls le moine médiéval et le capitaliste détestent la fainéantise comme le plus grand mal. L'entrepreneur calviniste ne profite pas de ses bénéfices, l'argent n'est pas recherché pour être dépensé mais pour être réinvesti et devenir à nouveau de l’argent. C'est la valeur intrinsèque de la richesse qui caractérise l’origine de l’esprit du capitalisme, et qui, à ce sujet, différencie nettement l'esprit protestant de l’esprit catholique : pour celui-ci la richesse ne vaut rien si elle n'est pas étalée à la vue de tous. Le capitaliste décrit par Weber est en réalité un moine, un "consacré" qui pratique une sorte de vœu de pauvreté séculier même s’il est au sein d’un empire financier. Tout comme le moine catholique était individuellement pauvre mais vivait dans de somptueux monastères, le capitaliste calviniste est individuellement pauvre et place dans son entreprise le cumul de ses bénéfices – aussi l'analogie entre le monastère et l'industrie moderne est-elle douteuse.

Il n'est pas difficile de saisir dans la fascinante théorie de Weber quelques grandes apories (contradictions) et paradoxes du capitalisme, un système né de la transposition et de l’imitation de la vie monacale dans le monde, qui n’a cependant pas abouti au fait de ne rien posséder, mais à l’exaltation du profit.

Première contradiction. Le protestantisme est né, dans le sillage d'Augustin, d'une critique féroce de la théologie pélagienne pour qui le salut était lié aux œuvres et non pas, au contraire, seulement à la grâce. Dans l'esprit calviniste, paradoxalement, on retrouve une forme de pélagianisme : le salut est associé aux œuvres, même si les œuvres ne sont pas un moyen de salut mais seulement celui permettant de "se libérer de l'anxiété du salut" (Weber, 1905). C'est un pélagianisme de second ordre, mais sur un plan pragmatique, nous sommes très proches de l'éthique de Pélage. Ainsi, de la critique de Pélage est né un capitalisme basé sur l'idée que le salut est lié à des œuvres produisant le bien le moins "céleste" des Évangiles : mammon.

Mais ce n'est pas tout. Considérer la richesse comme signe d'élection et de bénédiction entraîne inévitablement son corollaire, à savoir que la pauvreté est signe de malédiction. Toute théorie de la bonne richesse induit aussi celle de l’exécrable pauvreté. Et si la "bonté" des riches est légitimée et consacrée par une onction religieuse, la condition des pauvres est sous le signe d’ une double malédiction : avant le manque d'argent et de biens, c’est absence de bénédiction qui carractérise la pauvreté et cette stigmatisation religieuse engendre la culpabilité et la honte.

Nous ne devons jamais oublier que la Bible a toujours vu avec suspicion l'équivalence entre la richesse et la bénédiction, car elle savait très bien que cette équivalence en entraînait immédiatement une autre, terrible et dangereuse : pauvreté = condamnation. C'est pourquoi, à côté des pages bibliques qui considèrent la richesse comme signe de justice et de prédilection (Abraham), la Bible en a rédigé beaucoup d'autres qui disaient le contraire : par exemple les livres des prophètes, l’histoire surprenante de Job, autant de textes destinés à démanteler la thèse des pauvres maudits et coupables. C'est là que se trouve le vrai sens de "bienheureux les pauvres", du chas de l’aiguille et du chameau, du choix de François et de tous ceux qui ont embrassé la pauvreté pour libérer de la malédiction ceux qui n'avaient pas choisi la pauvreté.

L'économie qui place la richesse au centre de son étrange religion, avant de qualifier les riches de bienheureux, considère les pauvres comme des maudits. Le capitalisme, qui voit dans la richesse un signe de bénédiction et une promesse, produit inévitablement un nombre infini de personnes rejetées, maudites et coupables parce qu'elles ne portent pas le sceau de l'élection sur leur front. Et si le signe des élus était plutôt le "signe de Caïn", qui continue à tuer le fragile et pauvre Abel !

Le capitalisme du 21e siècle, nous le verrons, a fait passer le signe de la bénédiction de l'entrepreneur au consommateur, mais il reste un grand mécanisme générateur de salut (imaginaire), et une grande idéologie pour appeler les pauvres maudits, puis les oublier dans nos bidonvilles, bien cachés, pour nous convaincre que nous avons enfin vaincu la pauvreté.

Le capitalisme actuel ne sait plus rien de Calvin, de la Bible ni de la doctrine de la prédestination. Mais il continue, dans l'angoisse, à rechercher le ciel et la bénédiction dans la richesse. Et la pauvreté continue d'être une malédiction, et les pauvres d'être appelés maudits. Quand apprendrons-nous à voir le signe d'Abel ?

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Oikonomia/6 - Si la consommation est un moyen de salut, les pauvres sont maudits.

Publié sur Avvenire le 16/02/2020

La naissance de l'économie capitaliste est un grand paradoxe. Comment a-t-il été possible que la recherche de la richesse, d’abord maudite, devienne une bénédiction ? Et quelles en ont été les conséquences ?

« Ce que nous savons se résume à une chose : qu'une partie de l'humanité sera sauvée et qu'une autre restera damnée. »

Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme

Une Europe anticapitaliste qui a engendré l'esprit du capitalisme, voilà l'un des phénomènes les plus mystérieux et les plus complexes de l'histoire. L'économie européenne, dans sa double version, laïque et religieuse, avait développé, dans les monastères et les villes, une vision critique de la recherche de la richesse matérielle. Mêmes si c’était pour des raisons différentes, à l'intérieur tout comme à l'extérieur des monastères et des couvents, la recherche du profit et du gain n'était ni célébrée ni encouragée.

Les religieux et les religieuse faisaient vœu de pauvreté, dans les villes commerçantes l'avarice était considérée comme l'un des principaux vices capitaux. L'Enfer de Dante regorge d'avares, soumis à la terrible garde de Pluton, une divinité païenne représentée par un loup (Chant VII). Au Moyen-Âge, l'avarice, qui consiste à considérer la richesse comme une fin et non comme un moyen, était en fait un vice privé et public, car elle entraînait la perdition morale des individus et des communautés. Comme tous les vices capitaux, rien de bon ne pouvait résulter de leur pratique - il a fallu attendre la modernité pour commencer à penser que des "vices privés" pouvaient découler des "vertus publiques". Comment donc cette louve qu’était l'avarice a-t-elle pu un jour donné naissance à l'éthique capitaliste ? Voici qu’apparaît à nouveau la métaphore du capitalisme-coucou que nous avons décrite il y a cinq semaines, au début de notre réflexion.

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Bénir le signe d'Abel

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Oikonomia/5 - Nous cherchons à retrouver des personnes cachées au coeur des biens de production.

Publié sur Avvenire le 09/02/2020

« En ce septième Jour qui est maintenant proche, la levée des sceaux et le dur labeur d’exposition des livres de l'Ancien Testament cesseront et le repos sabbatique sera vraiment accordé au peuple de Dieu. En ces jours-là, il y aura aussi de la justice et une paix abondante.»
Joachim de Flore, Les sept sceaux

L'économie franciscaine, qui n'est pas devenue la forme de l'économie du Moyen-Âge, pourrait devenir celle de l'ère des biens communs.

Le mouvement franciscain a également sa place dans la naissance de l'économie de marché. De nombreux historiens et économistes désignent le pauvre d'Assise comme un précurseur de l'économie de marché, voire du capitalisme. La première école de pensée économique médiévale a en effet été franciscaine. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les frères franciscains ont fondé les Monts de Piété, des institutions financières sans but lucratif (sine merito), à l'origine de la tradition de la finance populaire et sociale italienne et européenne. Un mouvement spirituel né du choix de Madone Pauvreté qui a donné vie à des banques et à des traités sur les monnaies a, depuis toujours, suscité la surprise, ainsi que de nombreux malentendus. En fait, comme dans le cas du monachisme, la relation entre les Franciscains et l'économie est beaucoup plus complexe qu'on ne le dit - et beaucoup plus intéressante.

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François a commencé sa révolution, même économique, en choisissant seulement l'Évangile comme forme de vie : seulement, ce n'est que dans cet adverbe limitatif que réside la nouveauté du franciscanisme. Nous ne possédons plus les clés de lecture pour comprendre ce qu'était la pauvreté de François et ensuite celle de Claire. Contrairement à celle des monastères, c'était une pauvreté tout à la fois individuelle et communautaire : non seulement les personnes, mais aussi les couvents ne devaient pas posséder de biens. Comme Hugues de Digne aimait à le dire, le seul droit des Franciscains est celui de ne rien posséder, de vivre sine proprio. Dès le début, le débat, y compris juridique, a pris la forme de la distinction entre la propriété des biens et leur usage. Les théologiens et les juristes franciscains ont tenté de convaincre l'Église qu'il était possible de vivre sans posséder aucun bien, pas même ceux nécessaires pour manger : « De même que le cheval a l'usage de facto mais pas la propriété de l'avoine qu'il mange, de même le religieux a le simple usage de facto du pain, du vin et des vêtements. » (Bonagrazia de Bergame) Pour cela, ils ont utilisé des stratégies juridiques extrêmes, telles que l'assimilation des frères à des personnes mineures, à des incapables, à des fous furieux, ou l'extension du "statut de « personne nécessiteuse » à leur état de vie ordinaire.

Alors que le Moyen-Âge chrétien suivait l'éthique économique modérée héritée de la fin de l'Empire romain, François, ses frères et sœurs, ont tenté quelque chose d'impensable qui nous laisse encore aujourd'hui sans souffle : ils sont retournés dans les rues, ont eu en héritage le premier nom des chrétiens, "ceux de la rue", de riches ils sont devenus de pauvres mendiants parmi les pauvres. François est passé par le chas de l'aiguille non pas parce qu'il l’a élargi mais parce qu'il a rétréci le "chameau", jusqu'à ce qu'il devienne très mince. "Bienheureux les pauvres" est devenu leur bonheur désiré et convoité : «Ô richesse inconnue, ô féconde bonté !Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,voulant suivre l’époux, tant leur plaisait l’épouse »(Paradis, XI, 84). Seul Dante pouvait exprimer en un seul verset le paradis de François.

La grande tentative franciscaine de distinguer la propriété et usage n'a pas abouti. En 1322, le pape Jean XXII a rectifié la thèse de son prédécesseur Nicolas III, et établi l'impossibilité de l'usage exclusif des biens en attribuant à l'ordre la propriété des biens qu'ils utilisaient. L'utopie concrète des Franciscains n'est entrée ni dans le droit de l'Église romaine, ni dans le patrimoine économico-juridique de l'Occident. Mais il n'est pas mort, car il continue de mettre à l'épreuve nos économies et nos systèmes juridiques.

L'histoire de François recoupe en plusieurs points l'histoire théologique de l'Europe chrétienne. Alors qu'à Assise commençait son oikonomia paradoxale, dans l'Église romaine, l'ancien principe théologique de l'opus operatum (ou ex opera operato) parvenait à une première synthèse. De quoi s'agit-il ? Et pourquoi est-ce pertinent pour notre propos?

Il s’agit du rapport entre la dignité, la charge et le mérite des prêtres et la validité de leurs actes et de leurs paroles. Au début du deuxième millénaire, l'Église a décrété que ce ne sont pas les conditions subjectives des hommes d'Église qui déterminaient la validité de leurs actes, car les mérites qui leur donnaient de l'efficacité n'étaient pas ceux du prêtre mais ceux du Christ. Le sacrement a sa propre efficacité intrinsèque (c'est le travail lui-même qui opère), qui n'est pas affectée par les péchés de la personne qui l'administre, ni augmentée par ses mérites – on retrouve la traduction populaire de cette théologie dans un proverbe que ma grand-mère citait souvent: « Regarde ce que dit le prêtre, et non ce qu'il fait ». Un prêtre indigne reste un prêtre, les liturgies qu’il préside et les sacrements qu’il administre restent valables et efficaces. Par la suite Luther abordera cette question dans un débat qui reste célèbre et très pertinent et la théologie de l'opus operatum sera réaffirmée par le Concile de Trente contre la critique protestante.

Le monachisme primitif, puis le franciscanisme, n'ont pas suivi la voie de l'opus operatum. L'être franciscain est une forme de vie (celle de l'Évangile), donc la non-conformité à la vie invalide la substance de l'être franciscain. Un frère qui ne vit pas comme le Christ n'est pas un frère, et une religieuse n'est pas une religieuse. Leurs actes et leurs paroles ne peuvent être séparés de leur vie. Bien sûr, même les frères peuvent être indignes, ils font des erreurs, ils pèchent, ils sont incohérents, mais leurs actes ne sont protégés par aucune théologie de l'opus operatum. C’est là un très grand dépouillement.

Il est donc vrai que même la vocation religieuse franciscaine (et d'autres charismes) a sa propre objectivité mystérieuse qui rappelle l'opus operatum (la vocation n'est pas une question morale, mais ontologique) ; mais rien ni personne ne garantit aux frères l'efficacité objective de leurs œuvres et de leurs paroles. La sainteté de la liturgie est vicaire, elle remplace celle de la personne. Personne ni rien ne peut garantir que les actes et les paroles du frère Mauro sont efficaces parce qu'ils se déroulent dans une forme de vie, parce qu'aucune forme de vie n'est en soi efficace ex opera operata - c'est aussi une explication de la raison pour laquelle ces mouvements, le monachisme et le franciscanisme, à l’origine laïcs, se sont progressivement transformés en communautés masculines composées presque entièrement de prêtres, parce que l'opus operatum leur offre l'espoir de quelque base solide sur laquelle fonder leurs paroles et leur vie fragiles. La forme de vie dit si ce sont des frères, mais elle ne produit pas objectivement des fruits franciscains, et un franciscain indigne ne trouve pas de filet de sécurité dans la liturgie. Les frères ne sont pas prêtres, même lorsqu'ils le deviennent; c’est pour cette raison également que la vie consacrée des femmes dans l'Église catholique est gardienne de la forme de la vocation et de sa plus grande pauvreté. Dans cette force et cette faiblesse paradoxales réside le mystère des vocations, celui de François et de toutes les autres, religieuses et civiles.

Toute institution humaine cherche désespérément son opus operatum, parce qu'elle désire plus que tout séparer la validité objective de ses actes des qualités subjectives de ses membres, parce qu'elle sait que cette dépendance la rend radicalement vulnérable. Nous voulons tous des hôpitaux efficaces, quelles que soient les qualités des médecins et des infirmières, des écoles qui dispensent culture et éducation sans dépendre de l'engagement et de la compétence des enseignants et des professeurs, des parlements qui font des lois indépendantes des vices de leurs politiciens.

Les charismes, cependant, ne peuvent par leur nature même atteindre ces sommets ; ils sont dramatiquement dépendants de la qualité morale de leurs membres dont ils mendient chaque jour, chaque minute la loyauté et l’amour. Une messe peut être valable même s'il ne reste plus de prêtre digne de ce nom dans la paroisse, mais une communauté religieuse meurt lorsque la dernière personne fidèle à sa forme de vie disparaît.

L'économie moderne a trouvé son opus operatum lorsque, avec le capitalisme, elle a séparé les marchandises des intentions et des qualités morales de ses producteurs. Marx l'avait prophétiquement pressenti avec sa théorie des "biens fétiches" et de l'"aliénation". Jusqu'au Moyen Âge, les produits du travail portaient la signature, même invisible, de leur auteur. La marchandise ne pouvait pas être séparée de son producteur, on pouvait remonter de l’objet jusqu'au sujet. Dans le monde médiéval, il était alors essentiel d'avoir la conviction que les produits de l'action humaine reflétaient les qualités morales de ceux qui les avaient créés, la dimension subjective des choses était inséparable de l'objet.

Avec le capitalisme, le prix et la valeur des biens font abstraction des conditions objectives de ceux qui les produisent (et les consomment). Cette valeur devient ex opera operato, elle ne dépend pas des conditions subjectives de l'agent. Les caractéristiques morales de la personne n'ont aucun effet sur la valeur des biens, au point que même légalement nous avons inventé la société anonyme, une fiction pour distinguer la société des personnes qui la composent et la gèrent. Dans la valeur d'échange des biens, il n'y a plus trace de ces personnes "cachées sous l'emballage des choses" (Le Capital).

Cette dépersonnalisation est essentielle à l'humanisme capitaliste sans quoi, si le lien entre le bien produit et son auteur avait été maintenu, la production de masse n'aurait pas vu le jour, ni la reproduction infinie des biens en vue de leur consommation.

L'opus operatum du capitalisme s'est intensifié ces dernières années. Ce sont de plus en plus les procédures et les protocoles, et non les caractéristiques des personnes, qui déterminent la qualité des biens. Des processus anonymes et dépersonnalisés (par exemple : les certifications), qui ne dépendent pas des qualités éthiques et subjectives des personnes, mais de la qualité objective des procédures. Le management et la gestion deviennent également un ensemble de techniques et d'outils qui, pour être parfaits, doivent dépendre le moins possible des dimensions subjectives des personnes – cette vieille idée de la magie ou (aujourd'hui) de la technique comme moyen de salut : un courant qui touche également les Églises et les communautés idéales.

Mais ce même capitalisme génère le dépassement de son opus operatum, et un rapprochement paradoxal avec l'économie de la forme de vie. Dans certains secteurs, en particulier l'alimentation ou le tourisme, nous ne voulons plus que les biens produits soient détachés de leurs auteurs. Aussi sommes-nous à la recherche des personnes cachées au cœur des produits que nous consommons: nous voulons connaître les parcours des agriculteurs, des entrepreneurs, des cuisiniers, leurs intentions, afin de comprendre s’ils sont vraiment authentiques et vrais, comme si le langage des produits ne nous suffisait plus. Dans le management on parle également du charisme des dirigeants, et les procédures anonymes cèdent la place au talent, à la personnalité et au génie des personnes. Dans les grandes crises, les objets meurent et la nostalgie du regard des femmes et des hommes revient en force.

Les premiers franciscains (Pietro Olivi), reprenant la prophétie de Joachim de Flore, croyaient que le Septième Jour (les derniers temps) serait celui de l’éminente pauvreté de François, qu’ils considéraient comme le prophète des derniers temps. Avec le troisième millénaire, nous sommes entrés dans l'ère des biens communs : si nous continuons à nous sentir propriétaires et maîtres de la terre, de l'atmosphère, des océans, nous ne réussirons qu'à les détruire. Nous devons sans tarder, apprendre à utiliser des biens sans en être propriétaires, nous devons rapidement apprendre l'art d’avoir l'usage des biens sans en être propriétaires. L'art de François. Et si l'économie du sine proprio était précisément celle de l'ère des biens communs ? Celle de François serait-elle l'oikonomia capable de nous sauver et de sauver la terre ?

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Oikonomia/5 - Nous cherchons à retrouver des personnes cachées au coeur des biens de production.

Publié sur Avvenire le 09/02/2020

« En ce septième Jour qui est maintenant proche, la levée des sceaux et le dur labeur d’exposition des livres de l'Ancien Testament cesseront et le repos sabbatique sera vraiment accordé au peuple de Dieu. En ces jours-là, il y aura aussi de la justice et une paix abondante.»
Joachim de Flore, Les sept sceaux

L'économie franciscaine, qui n'est pas devenue la forme de l'économie du Moyen-Âge, pourrait devenir celle de l'ère des biens communs.

Le mouvement franciscain a également sa place dans la naissance de l'économie de marché. De nombreux historiens et économistes désignent le pauvre d'Assise comme un précurseur de l'économie de marché, voire du capitalisme. La première école de pensée économique médiévale a en effet été franciscaine. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les frères franciscains ont fondé les Monts de Piété, des institutions financières sans but lucratif (sine merito), à l'origine de la tradition de la finance populaire et sociale italienne et européenne. Un mouvement spirituel né du choix de Madone Pauvreté qui a donné vie à des banques et à des traités sur les monnaies a, depuis toujours, suscité la surprise, ainsi que de nombreux malentendus. En fait, comme dans le cas du monachisme, la relation entre les Franciscains et l'économie est beaucoup plus complexe qu'on ne le dit - et beaucoup plus intéressante.

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L'économie du Septième Jour

L'économie du Septième Jour

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Oikonomia/4 - Dans les monastères, on a su inventer un autre temps, en réconciliant la tête et les bras.

Publié sur Avvenire le 02/02/2020

« Le monachisme avait réalisé dans ses monastères une gestion du temps de la vie des moines qui n’a peut-être pas d’égal dans aucune institution de l’époque moderne, pas même l'usine tayloriste. »  

G. Agamben, Homo sacer

Les entreprises modernes voudraient imiter les anciens monastères. Mais, Dieu merci, elles n’y parviennent pas encore.

Le monachisme est une racine de l'économie de marché. Abandonnant la logique économique ordinaire, les moines et les moniales ont mis en place des expériences évangéliques qui ont également engendré l'économie européenne. Le capitalisme n'a pas été engendré seulement par le monachisme, mais il n'aurait pas vu le jour sans lui. Bien avant la Réforme protestante (Max Weber), le monachisme a été le premier épisode majeur d’ « hétérogenèse des fins » dans l'économie moderne. Ce fut un mouvement considérable, surprenant, merveilleux. Il a changé l'Europe, l'a rendue plus belle et plus riche, a augmenté sa biodiversité culturelle, spirituelle, artistique, forestière, alimentaire et viticole, puis, presque par erreur, a inventé une autre économie. Il ne faut donc pas s'étonner que plusieurs auteurs (par exemple, Pierre Musso et Isabelle Jonveaux) soutiennent que les grandes entreprises modernes sont la version sécularisée des anciens monastères. Une thèse solide, qui sera en partie critiquée ici, mais qui est un bon point de départ. En fait, à l'exception de quelques expériences très rares (et tardives), comme l'Arsenal de Venise, les cathédrales ou les ateliers de grands artistes/artisans, le monde bourgeois médiéval ne connaissait pas la coopération productive vaste, stable et rationnelle de communautés entières d'hommes (ou de femmes). Dans certaines régions d'Italie et de France, il y avait des centaines de monastères, et au Moyen Âge, ils ont eu une durée moyenne de cinq siècles.

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Certains voient dans la figure de l'abbé un modèle de leadership. En réalité, le "leadership" - un mot ambigu que j'apprécie peu - de l'abbé est pondéré, équilibré et redimensionné par la règle. Celle-ci est le véritable "leader" du monastère, tous les moines observent la règle, y compris l'abbé, qui est un modèle pour les autres dans la mesure où il est fidèle à cette même règle commune. L'abbé, contrairement au fondateur de communauté, est donc un disciple et non un leader. La longévité, la résilience et la durabilité des monastères résident précisément dans la dépersonnalisation du leadership, tout comme la fragilité et la courte durée des communautés charismatiques (et des entreprises) résultent de l’importance donnée à la personne du fondateur, qui souvent personnifie le charisme d’une communauté. L'image du charisme du monastère n'est pas l'abbé, ni même saint Benoît ou saint Basile, mais la règle. A tel point que de nombreux monastères sont nés et naissent seulement autour de la règle, sans aucune figure charismatique. Ce leadership de la règle est très éloigné de la gouvernance des grandes entreprises d'aujourd'hui, même celles qui prétendent s'inspirer de la règle de Saint Benoît. Ensuite, il y a d'autres aspects du monachisme, moins évidents mais très importants par rapport à l'économie et aux affaires. Tout d'abord le travail. Ora et labora est la première phrase qui vient à l'esprit quand on pense au monachisme. Le monastère se présente, dès le début, comme un atelier (officina divinae artis). La vie du moine elle-même était considérée comme l'apprentissage d'un ars, puis d'un métier, d'une profession, et c'est ainsi qu'elle a été présentée par certains anciens fondateurs (Cassien).

Dans l’antiquité les esclaves effectuaient les travaux manuels – « Tous les artisans s’adonnent à une activité méprisable : un atelier en effet ne peut rien comporter de noble. » (Ciceron, De Officiis). Dans le monachisme les moines, souvent instruits et docteurs en théologie et autres disciplines, travaillaient aussi de leurs mains. Ce simple fait suffirait à faire comprendre ce que cette synergie entre activité manuelle et intellectuelle a signifié au regard de l'éthique du travail. Lorsqu'un fermier ou un artisan illettré voyait les moines travailler, c'est-à-dire faire les mêmes choses que lui, il comprenait immédiatement que son travail était important, qu'il ne s'agissait pas d'une affaire réservée aux serviteurs et aux esclaves. La foi en l'Incarnation avait enseigné aux moines que toucher la matière n'est pas quelque chose d'impur, qui ne convient donc qu'à l'esclave. La terre, la poussière, la nourriture, sont un signe et un sacrement de la vie elle-même. Seuls ceux qui ont utilisé leurs mains pour produire du pain et du vin savent ce qu'est réellement l'Eucharistie, car ils comprennent que le pain et le vin transformés sur l'autel grâce à l'action efficace de la parole du prêtre demeurent, d'un autre point de vue tout aussi vrai, toujours ces mêmes bonnes choses, fruits de la vigne et du travail de l'homme. Sans une nouvelle éthique du travail et de la matière, nous n'aurions pas eu l'économie de marché, et nous n'aurions pas eu cette nouvelle éthique sans les moines.

Cependant, il n'est pas facile de comprendre où se situe réellement l'innovation que le monachisme a apportée au travail. Tout d'abord, nous devons renoncer à considérer la relation entre la prière et le travail seulement comme une division pratique du temps dont nous disposons. Les moines ont dû gérer la tension entre deux versets de l’Écriture : « Priez sans cesse. » (Lc 18,1) et « Celui qui ne travaille pas ne mange pas. » (2 Tess 3,10). Mais ils l'ont résolu d'une manière prodigieuse. Le véritable coup de génie anthropologique et spirituel du monachisme a été de comprendre et de vivre la prière et le travail comme des moments de l'unique liturgie de la Règle. Dans les monastères, le temps de travail n'est pas un temps soustrait à la prière, pas plus que le temps de prière n'est pris sur celui du travail. Nous ne prions pas moins parce que nous travaillons, et nous ne travaillons pas moins parce que nous prions. Pour réaliser ce genre d'alchimie, les fondateurs du monachisme ont réalisé quelque chose d'étonnant. Tout en s'inscrivant dans une vision quantitative des douze horae du temps, ils ont inventé la pierre philosophale du temps qualitatif. Alors que l'horologium de l'officium marquait strictement la chronologie des heures, une autre horloge prolongeait ce même temps jusqu’à le faire coïncider avec l'infini. La gestion rationnelle du temps dans les monastères, qui semble anticiper de plusieurs siècles la "division du travail" de Smith et la "division des connaissances" de Hayek, doit être lue, pour être comprise, à travers la vision qualitative et liturgique qui l'a humanisée en décloisonnant les bibliothèques et les fermes. Dans un petit espace strictement limité et clôturé par les murs de l'abbaye les moines ont inventé un autre temps, ont appris à ne pas occuper l'espace pour décencher des processus (encore vivants). La liturgie de la règle a ajouté une dimension au temps de vie, et ainsi la ligne du temps est devenue une surface.

Grâce à la vision liturgique du temps et de la vie, une partie quantitative du temps d'une journée peut se transformer, qualitativement, en éternité. En fait, ce qui caractérise la liturgie, c'est sa capacité de créer un temps différent, de dépasser la dimension quantitative de la temporalité et de toucher l'infini, pour nous faire marcher à nouveau, chaque jour, dans les jardins d'Eden. Une grande innovation du monachisme a été l'invention de cette autre temps. Une expérience que nous pouvons tous vivre en passant quelques jours dans un monastère : le temps ralentit, devient plus dense, nous entrons dans un autre rythme de vie. Même si les années de vie des moines n'étaient pas, en moyenne, beaucoup plus longues que celles des personnes qui vivaient en dehors du monastère, en réalité, dans les monastères, on vivait et on vit un temps plus long et plus profond. C'est ce genre de "vie éternelle" sur terre qui a toujours fasciné et attiré de nombreuses personnes dans les monastères. Une expérience si enivrante qu'elle est devenue la grande tentation du monachisme, car elle a parfois poussé à nourrir le désir d'être immortel comme Dieu (la promesse du serpent). Si la règle coïncide avec la vie et la vie avec la règle, on peut être tellement absorbé par la liturgie qu'on ne ressent plus la vie, et vice versa. C'est en raison de cette vision liturgique permise par la règle que le travail et la prière peuvent avoir la même dignité et ne pas entrer en conflit l'un avec l'autre. Ici, le travail n'a pas besoin d'être spiritualisé par la récitation de psaumes et de chapelets pendant le temps qui lui est imparti. Ce n'est ni nécessaire, ni requis : le travail est une activité de même valeur que la prière car il fait partie de la même liturgie et donc de la même vie, les deux sont contenus dans la même règle.

Cela signifie donc que le travail a de la valeur en tant que tel, il a une valeur intrinsèque bien qu'il se présente comme une fonction nécesssaire à la vie. Telle est la laïcité paradoxale des moines. Le monachisme a connu et connaît ses crises lorsque les mains qui récoltent le grain et le raisin étaient considérées comme moins dignes et moins spirituelles que celles de ceux qui disaient la messe. Ou lorsque quelqu'un (à Cluny) pensait que les heures passées à dire la messe pouvaient remplacer celles passées dans la vigne. Mais il a connu et vécu d'autres crises lorsqu'il a voulu spiritualiser le travail, recommandant aux moines de psalmodier pendant qu'ils travaillaient, de méditer la Bible pendant les vendanges. Ces amalgames rétrécissent la prophétie du monachisme, raccourcissent le temps, tronquent ses horizons, réduisent la journée à ses 24 heures. Parce que si je prie en travaillant sous forme de prière, en réalité je prends du temps à ma journée. La prophétie du monachisme était et est de travailler pendant les heures de travail sous forme de travail, et c’était de prier et seulement de prier, en temps et sous forme de prière ; ainsi chaque moment sert et régénère l'autre, et ensemble ils forment une grande hymne à la vie , où le sacré n'est pas absorbé par le profane, parce que le profane est aussi la liturgie, et la liturgie n'est rien d'autre que la vie. Dans les monastères, la mort est vaincue lorsque, les pieds bien ancrés dans la boue des champs, on touche le ciel avec un doigt sali par le travail.

C'est cette dimension qualitative du temps qui manque dans les entreprises modernes où les pointages, les minutages, les primes, qui voudraient maîtriser le temps avec des horloges de plus en plus sophistiquées, mais qui ne connaissent pas l'autre dimension du temps, celle qui libère le travailleur des récompenses et des contrôles. Une dimension qualitative qui fait défaut, sans quoi elle mettrait toute la structure des entreprises en crise,elle qui résiste tant que le temps peut être mesuré et utilisé pour encourager et évaluer les mérites. Mais il y a encore quelque chose de plus. Si, d'un côté, les grandes entreprises modernes s'éloignent de l'humanisme des monastères, de l’autre, sans le savoir, elles s'en approchent de très près. Contrairement aux usines tayloristes du XXe siècle, auxquelles il suffisait d’avoir des bras, les entreprises du XXIe siècle rêvent de travailleurs-moines de plus en plus nombreux. La direction souhaite des travailleurs animés d’une vocation, qui adhèrent librement à la mission de l'entreprise, qui ne sont pas guidés par une motivation extérieure (trop faible) mais par un mouvement intérieur, qui ne connaissent pas la distinction entre temps libre et temps de travail, où le travail coïncide avec la vie. En substance, elles voudraient des moines qui ne travaillent pas pour un salaire ou un profit, mais qui, en raison d’une fidélité intérieure, d’une conception liturgique de la vie, n’arrêtent pas de travailler, même lorsqu'ils dorment, car le sommeil aussi est officium. Elles les voudraient comme les moines décrits par Augustin : « Que personne ne travaille jamais pour soi-même, mais que tout votre travail tende vers le bien commun, et avec un engagement plus grand et un empressement plus fervent que si chacun le faisait pour soi-même. » (Regula, 31). L’idéal des entreprises, à la différence de celui des monastères, est trop dérisoire. Pour avoir des travailleurs-moines il faudrait le paradis, un autre temps, d'autres incitations. Toutes choses que les entreprises n’ont pas, mais elles font tout pour nous convaincre du contraire. Connaître et méditer la grande tradition monastique pourrait devenir la seule véritable antidote aux fausses et séduisantes promesses de paradis.

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Oikonomia/4 - Dans les monastères, on a su inventer un autre temps, en réconciliant la tête et les bras.

Publié sur Avvenire le 02/02/2020

« Le monachisme avait réalisé dans ses monastères une gestion du temps de la vie des moines qui n’a peut-être pas d’égal dans aucune institution de l’époque moderne, pas même l'usine tayloriste. »  

G. Agamben, Homo sacer

Les entreprises modernes voudraient imiter les anciens monastères. Mais, Dieu merci, elles n’y parviennent pas encore.

Le monachisme est une racine de l'économie de marché. Abandonnant la logique économique ordinaire, les moines et les moniales ont mis en place des expériences évangéliques qui ont également engendré l'économie européenne. Le capitalisme n'a pas été engendré seulement par le monachisme, mais il n'aurait pas vu le jour sans lui. Bien avant la Réforme protestante (Max Weber), le monachisme a été le premier épisode majeur d’ « hétérogenèse des fins » dans l'économie moderne. Ce fut un mouvement considérable, surprenant, merveilleux. Il a changé l'Europe, l'a rendue plus belle et plus riche, a augmenté sa biodiversité culturelle, spirituelle, artistique, forestière, alimentaire et viticole, puis, presque par erreur, a inventé une autre économie. Il ne faut donc pas s'étonner que plusieurs auteurs (par exemple, Pierre Musso et Isabelle Jonveaux) soutiennent que les grandes entreprises modernes sont la version sécularisée des anciens monastères. Une thèse solide, qui sera en partie critiquée ici, mais qui est un bon point de départ. En fait, à l'exception de quelques expériences très rares (et tardives), comme l'Arsenal de Venise, les cathédrales ou les ateliers de grands artistes/artisans, le monde bourgeois médiéval ne connaissait pas la coopération productive vaste, stable et rationnelle de communautés entières d'hommes (ou de femmes). Dans certaines régions d'Italie et de France, il y avait des centaines de monastères, et au Moyen Âge, ils ont eu une durée moyenne de cinq siècles.

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Le rêve des travailleurs-moines

Le rêve des travailleurs-moines

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Oikonomia/3 - Riches et pauvres : c'est ainsi que le christianisme a adopté l'éthique romaine, plus à la portée de tous.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 26/01/2020

« Ils pensent posséder alors qu'ils sont possédés ; ils ne sont pas maîtres de leurs richesses, mais vendus à elles. »

Cyprien de Carthage, De lapsis

Quelle part des Évangiles est entrée dans l'éthique économique européenne ? Pas grand-chose. Le rôle décisif de Saint Augustin.

Le capitalisme fait avec le christianisme quelque chose d'analogue à ce que le christianisme avait fait avec l'Empire romain, quand, à partir du quatrième siècle, il s’est substitué à sa culture et à sa religion en s'en nourrissant. Si donc, en suivant volontiers Walter Benjamin, nous disons que le capitalisme s'est développé en tant que "parasite" du christianisme, nous devrons dire que bien des siècles plus tôt, c'est le christianisme qui s'était développé, dans le sens où nous le verrons, en tant que parasite du monde romain, en déposant son œuf dans un autre nid.

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Commençons par une question : qu'en est-il de la vision économique des Évangiles et du Nouveau Testament qui est entrée dans la christianitas médiévale et donc dans l'ethos de l'Occident ? L'éthique économique du Nouveau Testament n'est pas simple. Parce qu'il n'a jamais été facile d'associer la parabole des talents avec celle de l’ouvrier de la dernière heure, l'éthique du "bon samaritain" avec celle de "l'intendant malhonnête" - où apparaît une seule fois dans les Évangiles le mot oikonomia. Jésus appelait les pauvres "heureux", mais lui-même n'était pas stricto sensu un pauvre, et il n’excluait pas les riches parmi ses proches (Matthieu, Zachée, Joseph d'Arimathie...). Quelques considérations sur les biens et les richesses ont très vite occupé une place particulière. La première est l'histoire du "riche" (connu sous le nom de "jeune homme riche"), où Jésus, en réponse à sa demande d' "obtenir la vie éternelle", lui a indiqué la "seule chose" qui lui manque encore : « Vends tout ce que vous as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi . » Après quoi, devant son refus, il a formulé l'une de ses maximes "économiques" les plus célèbres - celle qui parle de l'homme riche, du chameau et du chas de l'aiguille (Marc 10, 18-22). Une vision critique de la richesse, qui rejoint la grande tradition prophétique biblique (Amos, Isaïe), Job et le Qoelet. En même temps, nous devons garder à l'esprit que la critique de la richesse contraste avec une autre mentalité bien présente dans la Bible, celle qui considère les biens comme une bénédiction de Dieu et comme un signe de sa justice envers des personnes (par exemple Abraham et les patriarches).

L'autre grand "lieu économique" du Nouveau Testament est le chapitre IV des Actes des Apôtres qui relate la communion des biens pratiquée par chrétiens de Jérusalem : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun. » (4,32). Ici, à propos de la communion, nous trouvons la distinction entre l'usage et la propriété des biens, qui, plusieurs siècles après, deviendra centrale avec le mouvement franciscain.

Cependant, il y a une différence importante entre la conception de la pauvreté et de la richesse qu’offre l'épisode du jeune homme riche de l'Évangile et celle présentée dans les Actes des Apôtres. Dans le premier cas, le converti à la bonne nouvelle donnait ses biens aux pauvres et entrait dans la communauté chrétienne en tant que pauvre (par choix). Dans la communauté de Jérusalem, en revanche, « Aucun d’entre eux n’était dans l’indigence, car tous ceux qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient, et ils apportaient le montant de la vente pour le déposer aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun. » (4, 34-35). Ici, les biens ne sont pas donnés aux pauvres, l'accent est mis sur leur redistribution au sein de la communauté. Plus que la pauvreté en soi, c'est la communion au sein de la communauté qui est placée au cœur de l'Église, car l'idéal était : "Que personne ne soit dans le besoin" parmi les fidèles. Enfin, les lettres de Paul. Ici, un espace important est donné à la "collecte" pour aider "les saints" (belle expression) de l'Église de Jérusalem. Sa pensée est centrée sur le concept d'égalité : « Il ne s’agit pas de vous mettre dans la gêne en soulageant les autres, il s’agit d’égalité. Dans la circonstance présente, ce que vous avez en abondance comblera leurs besoins, afin que, réciproquement, ce qu’ils ont en abondance puisse combler vos besoins, et cela fera l’égalité, » (2 Corinthiens 8 : 13-14). Nous sommes sur la même ligne que les Actes : ce n'est pas la pauvreté qui est centrale, mais la communion des biens. Par conséquent, dans le Nouveau Testament, à l'exception de la page (fondamentale) des Béatitudes, c'est l'attitude envers la richesse, et non pas tant envers la pauvreté, qui intéresse. Si l'on regarde aussi la littérature des Pères de l'Église, on trouve souvent ce double enseignement sur la richesse : se libérer des biens est une condition personnelle préalable pour commencer une nouvelle vie où les vrais biens sont autres (il faut vider les greniers pour recevoir le nouveau grain), mais la richesse elle-même est aussi nécessaire pour réduire la pauvreté dans la communauté. Clément d’Alexandrie écrit : « Le Seigneur approuve l'usage des richesses, au point de commander la communion des biens. » (Quis dives salvetur).

Une fois achevée la période initiale et charismatique de l'Église, la diffusion du christianisme a donc naturellement conduit à l'arrivée croissante de personnes riches dans les communautés. Un épisode important s'est produit à Rome entre 404 et 405 (Vita Melaniae). Deux jeunes époux chrétiens, Valerio Piniano et Melania la Jeune, avaient un grand héritage. Attirés par une vie ascétique, ils commencent à défaire de leurs énormes richesses pour mener une vie pauvre, en Sicile, puis à Jérusalem, pour imiter la vie pauvre des premiers chrétiens. Le couple a libéré 8 000 esclaves et vendu ses propriétés. Mais les esclaves ont protesté et se sont révoltés à cause de ce choix car ils se retrouvèrent sans aucune protection, et beaucoup de terres furent abandonnées. Cet épisode a alimenté le débat sur la pauvreté et la richesse et suscité la réflexion de nombreux théologiens entre le IVe et le Ve siècle. Nous sommes après l'édit de Milan, et le christianisme prenait peu à peu la place de la religion romaine au sein du peuple. Il fallait quelque chose de nouveau. Augustin va jouer un rôle important.

De retour en Afrique, Augustin s'intéressait beaucoup à l'unité du peuple chrétien, ce qui l'obligeait à une « certaine retenue dans ses relations avec les riches.» (Peter Brown), certainement plus grande que celle de Paulin de Nole, Jérôme ou Ambroise. Avec Augustin on a vu se développer une lecture morale (déjà présente chez les premiers Pères), des paraboles et des considérations de Jésus sur l’ "économie" : les richesses dont il faut se séparer sont devenues les passions mauvaises. La richesse en soi est bonne, mais elle est sujette, comme toutes les biens, à la corruption. Augustin s'intéressait avant tout à la concorde, à la philanthropie, à l'aumône, à l'ordre et à l'amor civicus romain. Il a donc repris presque intégralement l'éthique économique romaine classique, y compris l'idée que les riches étaient nécessaires à la gestion du pouvoir et à une bonne gouvernance. Pour compliquer le tout, il y a eu aussi le rôle de Pélage, un "hérétique" contre lequel Augustin a engagé une très dure bataille théologique. Bien que le thème de la grâce et du salut ait été au centre de cette grande controverse, Pélage et ses disciples ont développé, également en raison de l'influence des stoïciens, une vision radicalement négative de la richesse, qui s'est particulièrement répandue chez les élites romaines. La conséquence de cette théologie pélagienne du salut lié aux œuvres, faisait que les riches devaient renoncer à toutes leurs biens (comme Piniano et Melania) pour se sauver, et donc essayer de passer par le chas (trou) de l'aiguille : « Un riche qui reste en possession de ses richesses ne peut entrer dans le Royaume. » (De divitiis). L’œuvre qui nous sauve est la renonciation volontaire à la richesse. Et il ajoute ensuite, en s’opposant clairement à Augustin : « Et l’utilisation de sa richesse pour l'aumône ne peut lui procurer aucun mérite pour son salut. » Les Pélagiens ont également tenté une analyse de la morphologie et de l'origine de la richesse, arrivant à des conclusions très fortes : « La richesse peut difficilement être acquise sans une certaine injustice.» (De divitiis).

Cette bataille théologique fut gagnée par Augustin, et la théologie de Pélage, ainsi que sa vision de la richesse, furent défaites : « Si les riches sont vertueux, qu'ils se rassurent : quand le dernier jour viendra, ils seront dans l'Arche.» (Augustin, Sermo Dolbeau). Ainsi la maxime pélagienne – « Enlève les riches et il n'y aura également plus de pauvres.» - a été remplacée par celle d’Augustin : « Enlèvez l'orgueil et la richesse ne vous fera pas de mal. » (Disc. sur VT, sermo 39,4). Le chameau a pu passer parce que le trou de l'aiguille a été amplement élargi. Le succès d'Augustin a orienté de manière décisive la morale économique de l'Europe et donc l'histoire de l'Occident. Nous devons à présent revenir au "parasitisme" dont nous sommes partis. Ce que nous appelons la vision chrétienne de la richesse et de la pauvreté est en grande partie un héritage que le christianisme a emprunté au monde romain. En ce qui concerne l'utilisation des richesses, le christianisme médiéval a laissé les formes de la civilisation romaine (presque) inchangées. L'absence, dans les Évangiles, d'une éthique économique claire et accessible à tous (celle qui s’y trouvait fut considérée comme trop exigeante pour devenir universelle) a fait que les théologiens et les Pères ont adopté l'éthique du civisme romain qui offrait une morale accessible à tous, riches et pauvres. Alors que pour d'autres aspects de la vie et de la religion, le christianisme a apporté une grande nouveauté en Europe, l'éthique économique chrétienne s’est greffée sur l'arbre romain (et grec) et sur sa morale privée et publique. Cicéron et Sénèque l’ont assurément plus influencée que le "jeune homme riche" et la "communion des biens". L'assistance aux pauvres, l'annone (distribution gratuite de vivres), les donations et la munificence des riches, sur lesquelles la culture de la richesse et de la pauvreté s'est construite au Moyen-Âge, étaient en fait déjà présentes et opérationnelles à la fin de l'Empire romain ; les chrétiens les ont reprises et n’en ont modifié que des détails et non les aspects essentiels (par exemple, la récompense pour la bienfaisance ne consistait plus à avoir une statue sur le forum mais à obtenir le paradis). Pour être à la portée de tous, l'éthique économique chrétienne a dû en payer le prix en devenant très romaine, en "se développant comme un parasite" sur l'éthique de l'empire en dissolution.

Il y a enfin un autre aspect pertinent, sur lequel nous reviendrons. Parallèlement à l'affirmation d'une éthique accessible, conciliante et modérée de la richesse, au cours de ces mêmes siècles débutait le grand mouvement du monachisme. À cette époque, l'idée s'est imposée que la radicalité exigée par les Évangiles et les Actes des Apôtres au sujet du renoncement à la richesse et de la communion des biens pouvait enfin devenir une pratique concrète pour les moines et les monastères. On proposait aux laïcs une éthique à la portée de tous; dans les monastères, au contraire, on pouvait vivre sur le modèle des communautés charismatiques de l’Église primitive, retrouver cette antique communion des pauvres, cette "seule chose" qui manquait. Et chaque fois que, grâce à un charisme, on veut revenir à la radicalité des premiers temps du christianisme, on revit ces mêmes dynamiques, et réapparaît la "solution" de cette double orientation. Nous ne comprenons pas l'économie occidentale médiévale, la Réforme puis l'économie capitaliste moderne sans référence à cette "double voie" suivie par l'éthique économique : d'une part elle a donné vie à l'immense mouvement du monachisme qui a considérablement marqué la civilisation et l’économie européennes, et d'autre part elle était très, trop semblable à celle qui précédait le christianisme, aussi bien dans la vie privée que dans lea vie publique. Quelle est donc la part d'éthique romaine et d'éthique chrétienne dans la mentalité moderne du capitalisme ? Quelle Europe serait née si ce n'était pas l'éthique romaine mais celle de la communion des biens qui s'était affirmée ? Que serait devenue l'économie occidentale si le chameau n'était pas passé par le trou élargi de l’ aiguille?

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Oikonomia/3 - Riches et pauvres : c'est ainsi que le christianisme a adopté l'éthique romaine, plus à la portée de tous.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 26/01/2020

« Ils pensent posséder alors qu'ils sont possédés ; ils ne sont pas maîtres de leurs richesses, mais vendus à elles. »

Cyprien de Carthage, De lapsis

Quelle part des Évangiles est entrée dans l'éthique économique européenne ? Pas grand-chose. Le rôle décisif de Saint Augustin.

Le capitalisme fait avec le christianisme quelque chose d'analogue à ce que le christianisme avait fait avec l'Empire romain, quand, à partir du quatrième siècle, il s’est substitué à sa culture et à sa religion en s'en nourrissant. Si donc, en suivant volontiers Walter Benjamin, nous disons que le capitalisme s'est développé en tant que "parasite" du christianisme, nous devrons dire que bien des siècles plus tôt, c'est le christianisme qui s'était développé, dans le sens où nous le verrons, en tant que parasite du monde romain, en déposant son œuf dans un autre nid.

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Et le trou de l’aiguille s’est élargi

Et le trou de l’aiguille s’est élargi

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Oikonomia/2 - Les choses ne sont pas Dieu, mais elles peuvent contenir ses signes et ses messages.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 19/01/2020

« Le capitalisme n'est pas d'abord un système économique de distribution de la possession, mais un système global de culture et de vie. »

Max Scheler, L'avenir du capitalisme

Ce n'est pas la multiplication des biens qui multiplie la valeur de la vie et de notre richesse. La culture paysanne le savait, le capitalisme idolâtre l'a oublié.

La pensée économique de Karl Marx est encore un passage obligé pour ceux qui veulent enquêter sur le caractère sacré de notre capitalisme. Ses questions - ses réponses un peu moins - sont encore capables d'ouvrir de profonds aperçus sur l'économie de notre temps, nous faisant entrevoir des horizons élevés encore trop peu explorés, d'autant plus qu'il y a une trentaine d'années, avec l'effondrement du communisme réel, on pensait que Marx aussi s'effondrerait, comme si un auteur se réduisait à la traduction historique de sa propre pensée. Walter Benjamin, tout comme Marx, dans leur analyse de la religion capitaliste, attribuent un rôle central aux produits : aux marchandises. Marx dans " Le Capital " place au début de son raisonnement le thème du caractère fétichiste des marchandises, un des piliers méthodologiques de sa critique. Caractère fétichiste, autrement dit la marchandise en tant que fétiche.

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Le fétiche est un élément du monde sacré, caractéristique des premières étapes de la religiosité humaine. C'est un objet inanimé, auquel les communautés et les individus attribuent des propriétés magiques ou surnaturelles. Le mot portugais (feitiço) était utilisé par les navigateurs modernes pour désigner les amulettes et les totems trouvés chez les peuples africains, et plus tard il a été partiellement étendu aux objets religieux de type sacré, aux représentations des forces surnaturelles. Lorsque Marx a utilisé cette expression pour caractériser les biens dans le capitalisme, sa référence à la religion était très explicite et intentionnelle. Il écrivait en effet : « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » (Le Capital, Livre 1). Comme l'a dit l'économiste italien Ferdinando Galiani dans une note, « la valeur est une relation entre les personnes, cachée dans la coquille d'une relation entre les marchandises. »

Pour Marx, les biens sont des fétiches parce qu'ils sont des réalités inanimées qui se réfèrent à quelque chose de vivant : aux relations entre les personnes. Dans les anciens systèmes de production, relier les marchandises à leur producteur allait de soi, mais dans le système capitaliste, nous attribuons aux marchandises une existence autonome, presque magique ou mystérieuse. Voici donc la définition de la marchandise que nous donne Marx : « Une marchandise paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques ... Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, une table n’a plus rien à voir avec du bois. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. » Les biens acquièrent ainsi une existence propre par rapport aux hommes et aux femmes qui les ont produits (et aux machines et robots) : c'est là que se trouve ce que Marx appelle l'arcane. De plus, pour Marx, il est évident que ce pouvoir religieux n'est activé que dans le capitalisme : «  Dès que nous nous réfugions dans d'autres formes de production, toute le mysticisme du monde des biens, tout le charme et la sorcellerie qui entourent les produits du travail sur la base de la production de biens disparaissent. » Mysticisme, incantations, sorcellerie.

En fait, si nous prenons au sérieux l'image percutante de la marchandise comme fétiche, nous réalisons immédiatement que le terme le plus approprié au capitalisme serait l'idolâtrie, puisque les fétiches participent de l’univers sacré des cultes idolâtres, mais non pas des religions et encore moins des pratiques judéo-chrétiennes. Mais qu'est-ce que l'idolâtrie ? Et pourquoi la Bible l'a-t-elle tant combattue, ainsi que les prophètes (et les faux prophètes) qui en ont fait leur principal ennemi ? Parce que derrière leur combat théologique s'ajoute un combat anthropologique : chaque fois qu'un homme commence à adorer un objet, il devient moins homme ; parce que lorsque quelqu'un représente Dieu dans des objets ou des images, il ne pourra jamais rejoindre l'unique image vraie et légitime de Dieu sur terre : l'homme et la femme, créés "à son image". Toutes les autres images de la divinité sont des gribouillages théologiques et anthropologiques. Derrière la lutte anti-idolâtre, il y a donc un grand humanisme.

Ce même combat a conduit la Bible à critiquer radicalement toutes les présences "naturelles" de Dieu dans le monde, effaçant même de ses récits les traces des rites religieux agraires, comme les chants funèbres pour la dernière gerbe ou la dernière grappe de raisin, où les paysans, en pleurs, leur demandaient pardon pour avoir dû les "tuer", et les suppliaient de «revivre» à la nouvelle saison. Dans certaines cultures, la dernière gerbe était enterrée, le credo était récité et on s'attendait à ce qu'elle "ressuscite". Nous ne devons pas oublier que les êtres humains ont eu les premières intuitions d'une vie possible au-delà de la mort naturelle à travers le cycle mort-résurrection observé dans la nature. Et ce n'est pas un hasard si de nombreux Pères de l'Église et de nombreux évêques ont continué à réciter ces prières issues des rites agraires, en les associant aux prières chrétiennes. On en retrouve les traces dans un Pater noster allemand du XIIIe siècle, cité par Ernesto de Martino, où il est dit que le Christ « semé par le Créateur, a germé, est arrivé à maturité, a été récolté, ficelé en gerbe, transporté dans la cour de la ferme, battu, tamisé, broyé, introduit dans le four, et enfin après trois jours, retiré et mangé comme du pain ». Ce n'est peut-être pas une théologie parfaite, mais c'est un Notre Père splendide et vrai comme nos pauvres gens des campagnes.

Je me souviens encore de mes arrière-grands-parents qui, lorsque j’étais enfant, récitaient, au moment des moissons ou d’un deuil, des prières où s’entremêlaient latin, dialecte et italien. Ils ne connaissaient pas les dogmes trinitaires, ils avaient des notions très vagues sur la différence ontologique entre Jésus et la Vierge. Quand ils communiaient, ils ignoraient tout de la substance et des accidents. Mais ils savaient que ce pain était du pain, et donc qu’ il était déjà sacré parce que de lui dépendaient la vie et la mort ; et ils comprenaient que le pain de la Messe était un pain différent, et de ce fait ils s'approchaient de la communion avec une solennité et une profondeur théologique que je prie toujours de retrouver un jour, fût-ce le dernier. Bien sûr, nous trouverons toujours des théologiens et des scribes capables de fins raisonnements, avec en main des pièces justificatives tirées des documents du Magistère pour condamner les chants funèbres à la gerbe défunte et les prières de mes grands-parents, pour prendre leurs distances avec ce monde d'ignorance et de fétiches. Mais s'il y a un ciel - et il doit y en avoir un, et les pauvres doivent l'habiter - nous y entendrons aussi, avec les psaumes des anges, les chants de la vendange et de la moisson, parce qu'ils sont pétris de chair et de sang, et donc plus vrais que beaucoup de mélodies polyphoniques chantées sans les pauvres et sans douleur.

Et c'est pourquoi la Bible elle-même, tout en luttant avec acharnement contre les rites et les symboles de la fertilité et contre le culte rendu aux astres, nous offre dans ses pages poétiques et sapientielles des paroles merveilleuses sur la lune, les étoiles, sur les cieux " qui racontent la gloire de Dieu ", sur la beauté des animaux (Job), sur l'éros et la vie (Cantique des cantiques). L'homme biblique voit Dieu (sans le voir), il l'entend dans le temple, il l'écoute à travers les prophètes, il le voit et l'entend dans l’homme et la femme, mais il le voit et l'entend aussi dans la "nuée", dans la "colonne de feu", dans le feu d'Élie, "dans la brise légère du silence". Pour affirmer sa véritable diversité dans un monde dominé par une religion naturelle, la Bible a dû absolutiser sa critique de la dimension religieuse des choses, de la nature, des arbres, de la création. Mais elle ne l'a jamais effacée, parce qu’elle était vraie. Je crois qu'un prophète biblique aurait au moins compris la phrase qu'Ismaël dit en parlant de son compagnon idolâtre, Queequeg, dans Moby Dick, le chef-d'œuvre (également théologique) de Melville : « Comment pourrais-je alors me joindre à cet idolâtre sauvage pour adorer son morceau de bois ? Mais que signifie adorer ? Crois-tu vraiment, Ismaël, que le Dieu magnanime du ciel et de la terre – des païens et de tous - pourrait un jour être jaloux d'un insignifiant morceau de bois noir ? Impossible ! Alors, qu'est-ce qu’ adorer ? » Aucun vrai dialogue avec le monde des religions animistes, ni avec l'hindouisme, ne serait possible sans nourrir quelque pensée se rapprochant des propos d’ Ismaël.

Ce n'est pas par hasard que le catholicisme a développé et cultivé une vision sacramentelle de la réalité, où les "choses" peuvent contenir des signes et des messages qui disent quelque chose sur Dieu, sans être Dieu. L'Incarnation a donné une substance spirituelle à l'histoire, et donc à ce qu’elle engendre, au travail des hommes, à leurs fabrications. Ce jeune arbre de la forêt de Jérusalem, travaillé par un charpentier de la potence, ne pouvait pas le savoir, mais il est entré, avec les clous, dans le sein de la Trinité pour toujours. Cela ferait seulement sourire, si ce n'était pas dramatique, de voir aujourd'hui de grands défenseurs de la foi authentique se lancer contre l'idolâtrie (voir Synode pour l'Amazonie) à cause du syncrétisme que les pauvres ont toujours pratiqué et pratiquent, alors qu'ils ne sont pas du tout dérangés par l'idolâtrie du capitalisme, qu'en général ils applaudissent. En fait, l'idolâtrie du capitalisme est, dans son essence, beaucoup plus proche de celle combattue par la Bible. Car, contrairement aux rites campagnards de nos ancêtres, qui percevaient dans les choses la vraie présence du même Dieu, il y a dans les biens de notre société de consommation la même vacuité (hevel) que celle des épouvantails à moineaux décrits par Jérémie (ch. 10).

Les pauvres peuvent percevoir quelque chose de sacré dans le pain, dans les céréales, dans le vin, dans les plantes, dans les quelques objets... parce que à travers ce peu de choses circulaient la vie et la mort. Notre capitalisme multiplie les choses à l'infini, mais il ne multiplie pas leur valeur. Si j'ai un vêtement en bon état, un seul bon stylo, une seule bicyclette, un seul jouet et que chacun d’eux se multiplie par deux, trois, dix, la valeur du premier habit et du premier stylo n'augmente pas mais diminue de moitié, elles diminuent de plus en plus jusqu'à disparaître si le nombre (dénominateur) devient infini. Le vêtement en bon état a une valeur infinie précisément parce qu'il est unique. Et donc je le répare, je le conserve, j’en prends soin, et je ne le jette pas une fois utilisé. Aux yeux des pauvres, les choses ont une grande valeur, et la première pauvreté de l'abondance est la disparition de la valeur des biens que nous avons, qui sont tous devenus des marchandises. Lorsque la vie nous prend toutes nos énergies vitales pour survivre et faire vivre nos enfants, souvent nous savons aussi prier. Et quand nous prions, nous n'utilisons que le très peu de prières dont nous nous souvenons et que nous aimons parce qu'elles nous ont été enseignées par un parent ou une grand-mère, qui en ont garanti la vérité, non pas avec la théologie mais avec l’engagement de leur propre vie. Dans la pauvreté, les prières aussi sont peu nombreuses. Aucune prière chrétienne ne surpasse le seul cri inarticulé dans la plus grande pauvreté du Golgotha. 

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Oikonomia/2 - Les choses ne sont pas Dieu, mais elles peuvent contenir ses signes et ses messages.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 19/01/2020

« Le capitalisme n'est pas d'abord un système économique de distribution de la possession, mais un système global de culture et de vie. »

Max Scheler, L'avenir du capitalisme

Ce n'est pas la multiplication des biens qui multiplie la valeur de la vie et de notre richesse. La culture paysanne le savait, le capitalisme idolâtre l'a oublié.

La pensée économique de Karl Marx est encore un passage obligé pour ceux qui veulent enquêter sur le caractère sacré de notre capitalisme. Ses questions - ses réponses un peu moins - sont encore capables d'ouvrir de profonds aperçus sur l'économie de notre temps, nous faisant entrevoir des horizons élevés encore trop peu explorés, d'autant plus qu'il y a une trentaine d'années, avec l'effondrement du communisme réel, on pensait que Marx aussi s'effondrerait, comme si un auteur se réduisait à la traduction historique de sa propre pensée. Walter Benjamin, tout comme Marx, dans leur analyse de la religion capitaliste, attribuent un rôle central aux produits : aux marchandises. Marx dans " Le Capital " place au début de son raisonnement le thème du caractère fétichiste des marchandises, un des piliers méthodologiques de sa critique. Caractère fétichiste, autrement dit la marchandise en tant que fétiche.

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C'est ce "peu" qui a de la valeur

C'est ce "peu" qui a de la valeur

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Oikonomia/1 - Évidences et questions sur l'esprit du capitalisme et ses relations parasitaires

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 12/01/2020

« Si nous voulions définir la civilisation humaine à l’aide d’une expression concise, nous pourrions dire que c'est la capacité effective de transmuer en "valeur " ce qui par nature s’achemine vers la "mort". »

Ernesto de Martino, Mort et lamentation rituelle dans le monde antique

Nous commençons une nouvelle série d'articles sur la relation entre le capitalisme et la religion, entre le christianisme et l'oikonomia. Qu’est-il entré des valeurs chrétiennes, et dans quelles proportions, dans le capitalisme actuel ? Le christianisme n'est-il que son nid ?

Le vingtième siècle nous a laissé un débat riche et difficile sur le capitalisme. Ce fut plus et autre chose qu'un débat intellectuel ou académique. Il y a là de quoi mettre en jeu le sang et la chair, la vie et la mort, le ciel et l'enfer. Il y a toujours eu de nombreuses critiques du capitalisme, mais celui-ci a fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation aux changements de conditions. Il a pu prendre une autre forme en intégrant les exigences de ses détracteurs, et comme tous les grands empires, il s’est agrandi et fortifié en incorporant ses ennemis dans ses propres troupes et dans sa propre culture. Il a changé au point qu'aujourd'hui le mot "capitalisme" lui-même a perdu de sa force - je continue à l'utiliser faute de mieux. - Cependant, ces dernières années, certains changements globaux, dramatiques et soudains, ont compliqué les scénarios, mais ont aussi considérablement redimensionné et simplifié les débats sur l'évaluation éthique de ce capitalisme. Car il n'est que trop évident qu'au regard de certaines variables fondamentales de la vie individuelle et sociale, le capitalisme n'a pas tenu ses promesses de progrès et de bien-être. L'état de santé des biens communs, des biens relationnels et de la Terre nous dit aujourd’hui clairement et de façon concordante qu'il y a une incompatibilité radicale entre leur préservation et la logique capitaliste. Dans ces perspectives de plus en plus évidentes, ni la richesse des nations, ni le bonheur des sociétés n'augmentent. Il n'y a plus rien de sérieux à débattre à ce sujet. Il faut simplement changer de logique, il faut de nouveaux paradigmes, et surtout il faut se dépêcher : le délai d’attente est dépassé ou bien planète et les communautés humaines ont entamé la fin du match.

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Le capitalisme a également connu des évaluations très différentes au sein des Églises chrétiennes et du catholicisme. Un thème constant concernait (et concerne) la prétendue nature chrétienne de l'esprit du capitalisme. Que le capitalisme soit en quelque sorte " chrétien " relève de l’évidence vu qu’il est né et s’est développé en Europe, et, il y a à peine quelques décennies, dire Europe signifiait,renvoyait essentiellement au christianisme. Dans cette perspective, la modernité et les Lumières étaient « chrétiennes », mais aussi le fascisme et le communisme. Mais en disant cela, nous ne disons rien. Il n'est donc pas très utile, en paraphrasant le célèbre incipit de la "Théologie politique" de Carl Schmitt (1922), de dire que tous les concepts les plus prégnants de l'économie moderne sont des concepts théologiques sécularisés. Les choses commencent à devenir intéressantes lorsque nous essayons de nous poser des questions " secondaires " : qu’est-il entré du christianisme dans le capitalisme ? Qu'est-ce qui est resté en dehors ? Comment les choses se sont-elles passées ? La nouvelle série d'articles que nous commençons aujourd'hui est une tentative pour répondre à ces questions (et à d'autres). Mais nous devons d’abord prendre conscience que l'histoire des relations entre le christianisme et l'économie est très complexe, probablement plus complexe que ce que ne le laissent entendre les écrits publiés à ce sujet jusqu'à présent. Tout d'abord parce que les catégories théologiques (chrétiennes et bibliques) que la modernité a transformées, en les sécularisant, en catégories économiques, avaient été à leur tour influencées par des catégories économiques. La théologie qui a inspiré l'économie avait été auparavant inspirée par l'économie. En travaillant au cours de ces années sur l'économie, la Bible et la théologie, nous avons découvert des imbrications surprenantes et inattendues entre ces domaines, et au début, à notre très grande surprise, nous avons affirmé à plusieurs reprises que le premier homo œconomicus était homo religiosus. Le do ut des, avant d'être la règle d'or du commerce, était la loi de fer des sacrifices offerts aux dieux : « Voici mon beurre : où sont Tes dons ? », pouvons-nous trouver dans le rituel brahmanique des offrandes au temple. De nombreuses catégories sur lesquelles, s'est peu à peu fondée, au cours de la modernité, la science économique - comme le prix, l'échange, la valeur, la dette, le crédit, le mérite, l'ordre, le don, le tribut, le prix, l’oikonomia elle-même - ont été héritées de la religion et de l'humanisme judéo-chrétien médiéval ; mais si l'on creuse davantage, on se rend compte que ces mêmes catégories théologico-religieuses se sont à leur tour formées dans une interaction constante avec la vie économique des communautés. Aux racines des sociétés anciennes nous trouvons des pièces de monnaie dans les sarcophages pour accompagner les morts afin de payer le prix de leur entrée dans l'au-delà, ou le langage économique appliqué à la culpabilité, à la dette, à la pénitence. La Bible hébraïque, puis les Évangiles et Paul, utilisent beaucoup d’images et de termes appartenant au registre économique pour parler de la foi. Nous sommes au sein d'une contamination mutuelle, où il n'est pas facile de comprendre qui a influencé qui, ni quelle est la direction du lien de causalité.

La thèse la plus probable est qu'avec la révolution agraire, le commerce et les religions se sont développés conjointement, et que l’alliance entre l'économie et le sacré s’est naturellement instaurée à l'aube des grandes civilisations. La naissance et le développement des monnaies ont eu lieu autour des temples, elles étaient utilisées pour évaluer les sacrifices, les fautes et les mérites, et à partir de là leur utilisation s'est progressivement étendue à la sphère économique profane. Le latin pecus (troupeau) dont dérive la pecunia, indiquait principalement les têtes de bétail offertes en sacrifice, comptées et comptabilisées dans le commerce avec les dieux. C'était le sacré qui garantissait le contexte de confiance et de crédibilité nécessaire pour que les pièces de monnaie puissent suivre leur cours. Le premier lieu d’estimation des " biens " - animaux et plantes - destinés par nature à la mort, était l'autel : les présenter comme des offrandes rituelles les exemptait du sort ordinaire des mortels. Pour en venir aux relations entre le christianisme et le capitalisme, nous devons garder à l'esprit que l'éthique économique qui a inspiré la christianitas médiévale ressemblait beaucoup plus à la culture économique de la fin de l'Empire romain qu'aux principes économiques des Évangiles. Nous verrons que la mutation opérée par le capitalisme actuel avec le christianisme (en prenant sa place), le christianisme l'avait faite depuis le IVe-Ve siècle avec la religion et l'éthique des Romains - avec la seule différence que dans le second cas il n'y a pas eu des siècles de persécution ni de martyre : le Constantin du capitalisme était Néron ou Hérode, car il a été accueilli avec enthousiasme dès sa première apparition. Les questions deviennent alors plus compliquées : quelle éthique économique chrétienne serait alors entrée (soi-disant entrée) dans le capitalisme moderne ? Est-ce davantage celle de Cicéron ou celle de l'Évangile, l'éthique stoïque des vertus ou celle des béatitudes ?

Dans notre travail de réflexion, nous ne partirons ni de Max Weber, ni d'Amintore Fanfani ou de Giuseppe Toniolo, mais d'un philosophe allemand, Walter Benjamin, que nous avons rencontré et analysé à de nombreuses reprises au cours de ces années de recherche. Dans un texte très bref et prophétique, " Le capitalisme comme religion " (1921), contrairement à Schmitt, Benjamin ne parle pas, à propos du capitalisme, de sécularisation des catégories théologiques, mais d'une nouvelle religion : « Le capitalisme s'est développé en Occident comme un parasite sur le christianisme... Le christianisme à l'époque de la Réforme n'a pas favorisé la montée du capitalisme, mais s'est transformé en capitalisme. » Ici, nous trouvons deux concepts-images en tension. Car d'une part Benjamin dit que le capitalisme est un parasite du christianisme ; d'autre part, il dit que le christianisme est devenu, comme par métamorphose, le capitalisme. Deux images fortes, qui, bien que considérées seulement comme une première approximation, nous obligeront quand même à des exercices qui peuvent s'avérer fructueux. Fructueux et partiels, fructueux parce que partiels. En fait, on pourrait dire d'autres choses intéressantes à partir de la thèse de Weber ou d'autres auteurs plus "classiques". Le parasite et la métamorphose sont des images extrêmes et donc très discutables. Mais, comme cela arrive souvent, mais pas toujours, si elles sont bien utilisées, les métaphores extrêmes peuvent montrer des aspects plus révélateurs de la réalité que les modérées.

C'est pourquoi nous prenons la thèse de Benjamin très au sérieux, avec cependant une préférence pour la métaphore du parasite. La biologie nous apprend que la métamorphose consiste en la transformation que l'insecte (ou l'organisme) subit lui-même en passant de la phase larvaire à la phase adulte. La chenille devient un papillon, car ce processus est inscrit dans le cycle de vie de l'insecte. Le parasitisme, au contraire, est un phénomène profondément différent, qui à son tour prend de nombreuses formes. Le mot est né en Grèce pour décrire certains comportements sociaux, comme le fait de bénéficier d'avantages sans payer de contrepartie, comme les profiteurs qui se glissaient dans les banquets publics. Le parasitisme ne connaît pas la réciprocité de la symbiose. La symbiose est un " jeu à somme positive ", tandis que le parasitisme est un " jeu à somme nulle ", une relation à sens unique, car le parasite se nourrit aux dépens de son hôte, sans réciprocité ni partage des bénéfices. Le parasite n'utilise donc pas seulement son hôte pour se nourrir, mais il en fait sa propre "niche écologique" à laquelle il confie une tâche de régulation de ses relations avec le monde extérieur (le virus n’est pas équipé pour se reproduire). Dans certains cas (appelés parasitoïdes), l'asymétrie est radicale et la relation se termine avec la mort de l'hôte. Parce que les parasites n'ont pas l'intelligence nécessaire pour comprendre que tuer le corps de leur hôte va contre leur propre intérêt ; mais au cours de leur évolution, certains ont prolongé leur cycle de vie avec l'hôte - ils le tuent plus lentement : aucun profiteur intelligent ne souhaite la mort des organisateurs de banquets.

La relation entre le capitalisme et le christianisme contient les éléments de toutes ces formes de parasitisme, y compris celle qui consiste à prolonger la vie de son hôte afin de continuer à s'en nourrir ; tout comme elle contient d'autres éléments que la métaphore du parasite n’exprime pas – elle comporte aussi des aspects de réciprocité et même de filiation. La métaphore du parasite ne nous montre pas tout, mais nous permet de découvrir quelque chose de nouveau. Parmi les nombreuses formes possibles de parasitisme, celle du coucou est très utile pour comprendre le lien existant entre capitalisme et christianisme. Le coucou pratique le parasitisme de la couvée: il dépose son œuf dans le nid d'autres oiseaux (la fauvette noire ou la rousserolle effarvatte, par exemple) qui le couvent à leur insu car cet œuf étranger ressemble aux leurs. À l'éclosion, le petit du coucou se débarrasse des autres œufs du nid dont il reste le seul occupant. La mère le nourrit comme s’il était de sa propre couvée. Une des nombreuses erreurs dont tire parti la loi de la vie. Comme le coucou, le capitalisme a pondu son œuf dans de nombreux nids chrétiens (catholiques, luthériens, calvinistes, anabaptistes...). Il ne les a pas déposés dans les nids des autres religions qui l’auraient immédiatement rejeté. Le christianisme pris soin de l’œuf capitaliste parce qu'il lui ressemblait beaucoup : la grande similitude des coquilles a trompé les mères. Pendant des siècles elles l'ont couvé et protégé pendant la longue période où les œufs se ressemblaient tous. Jusqu' au moment de l'éclosion où cet oiseau différent et plus gros commence à jeter hors du nid ses autres demi-frères. Mais, ignorant cette substitution et cette ruse, la mère, qui se retrouve seule avec cet unique petit, le nourrit par instinct naturel. Parce que la vie est plus grande et donne de la valeur à ce qui devrait mourir. Ce n'est pas le petit de la fauvette, mais celui de la même forêt.

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Oikonomia/1 - Évidences et questions sur l'esprit du capitalisme et ses relations parasitaires

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 12/01/2020

« Si nous voulions définir la civilisation humaine à l’aide d’une expression concise, nous pourrions dire que c'est la capacité effective de transmuer en "valeur " ce qui par nature s’achemine vers la "mort". »

Ernesto de Martino, Mort et lamentation rituelle dans le monde antique

Nous commençons une nouvelle série d'articles sur la relation entre le capitalisme et la religion, entre le christianisme et l'oikonomia. Qu’est-il entré des valeurs chrétiennes, et dans quelles proportions, dans le capitalisme actuel ? Le christianisme n'est-il que son nid ?

Le vingtième siècle nous a laissé un débat riche et difficile sur le capitalisme. Ce fut plus et autre chose qu'un débat intellectuel ou académique. Il y a là de quoi mettre en jeu le sang et la chair, la vie et la mort, le ciel et l'enfer. Il y a toujours eu de nombreuses critiques du capitalisme, mais celui-ci a fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation aux changements de conditions. Il a pu prendre une autre forme en intégrant les exigences de ses détracteurs, et comme tous les grands empires, il s’est agrandi et fortifié en incorporant ses ennemis dans ses propres troupes et dans sa propre culture. Il a changé au point qu'aujourd'hui le mot "capitalisme" lui-même a perdu de sa force - je continue à l'utiliser faute de mieux. - Cependant, ces dernières années, certains changements globaux, dramatiques et soudains, ont compliqué les scénarios, mais ont aussi considérablement redimensionné et simplifié les débats sur l'évaluation éthique de ce capitalisme. Car il n'est que trop évident qu'au regard de certaines variables fondamentales de la vie individuelle et sociale, le capitalisme n'a pas tenu ses promesses de progrès et de bien-être. L'état de santé des biens communs, des biens relationnels et de la Terre nous dit aujourd’hui clairement et de façon concordante qu'il y a une incompatibilité radicale entre leur préservation et la logique capitaliste. Dans ces perspectives de plus en plus évidentes, ni la richesse des nations, ni le bonheur des sociétés n'augmentent. Il n'y a plus rien de sérieux à débattre à ce sujet. Il faut simplement changer de logique, il faut de nouveaux paradigmes, et surtout il faut se dépêcher : le délai d’attente est dépassé ou bien planète et les communautés humaines ont entamé la fin du match.

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Le coucou n'a pas de frères

Le coucou n'a pas de frères

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