Éditoriaux Avvenire

stdClass Object
(
    [id] => 17875
    [title] => Le travail, en vérité.
    [alias] => le-travail-en-verite
    [introtext] => 

Ce temps et ce 1er mai

de Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 01/05/2020

Quand, sans en demander la permission, notre vie ralentit son cours, on peut faire de grandes découvertes. On peut enfin entrer dans une nouvelle relation avec ces êtres vivants qui, pour être vus et « nous parler », ont besoin de temps plus lents, plus longs et plus profonds. Les personnes âgées, les malades, la nature, les plantes, les rivières sont porteurs d’une qualité de vie qui reste silencieuse si on la force à adopter les rythmes effrénés du business.

[fulltext] =>

En ces mois d’immense souffrance, nous sommes nombreux à avoir appris les premiers mots des langues des temps rallentis ; certains ont même appris à parler avec les anges, d’autres avec les démons et certains avec les deux. En parcourant chaque jour nos deux cent mètres, nous avons enfin vu, connu et reconnu l’environnement autour de chez nous ; nous avons réalisé combien de choses il y avait là, tout juste à notre porte, combien nous étions entourés par plein de vie, et nous ne le savions pas.

Ainsi précipités dans cet énorme ralentissement collectif, le travail aussi nous l’avons vu différemment et mieux. Nombreux à ne pas pouvoir travailler – ou ne pouvant pas travailler comme nous le savions ou le voulons – dans cette léthargie de l’homo faber et de l’homo œconomicus, on a libéré de la place pour d’autres dimensions de la vie. L’économie a été contrainte à reculer – elle ne l’aurait jamais fait spontanément-, obligée à devenir l’un des mots de la vie (ni le premier, ni le dernier, mais seulement un mot parmi d’autres). Et dans cet espace libéré nous avons réalisé combien de vie nous avons immolé et sacrifié à une économie qui a grandi trop rapidement et de manière déséquilibrée. Ne l’oublions pas.

Avant tout nous avons vu combien il y a de l’économie qui se déroule au sein de la maison, de la famille.
Tandis que s’éclipse l'économie politique, renaît l'économie domestique, le oikos nomos: l'administration de la maison. Tandis qu’un grand silence plane sur les usines, les bureaux et les places, la première réalité à émerger avec une force extraordinaire c’est la maison. Toutes les belles innovations que nous avons utilisées, du télétravail aux webinaires, et qui permettent à notre PIB et à nos institutions de ne pas sombrer dans des abîmes trop profonds, elles ont été possibles grâce à la présence d'un corps intermédiaire, fondamental et merveilleux, situé entre le les organisations et l'individu: la famille, et de façon toute particulière les femmes et les mères.

Regardez les pères et surtout les mères de famille travaillant à la maison ; elles ont dû coordonner une «administration» devenue beaucoup plus complexe et compliquée : accompagner l'enseignement en ligne, faire la queue dans des files d'attente devenues très longues pour faire les courses, et peut-être suivre des parents qui sont loin ou dans une structure d’hébergement ... A y regarder attentivement, nous avons vu soudain l'apport essentiel des familles, des femmes à la gestion et au dépassement de cette crise sans précédent. Nous les avons vues et nous ne devons plus l'oublier. Nous avons ainsi enfin compris où se situe vraiment le cœur du système économique. Sans ce travail essentiel mais invisible à la comptabilité nationale, les produits des usines et les services de l'école seraient incapables de créer du bien-être. Parce que les marchandises deviennent des biens à l'intérieur de nos maisons, où un paquet de pâtes et un pot de tomates pelées subissent une alchimie et deviennent un repas qui nourrit le corps, les liens et l'âme.

L'expérience de ceux qui ont vécu tout seul ces mois terribles et celle de ceux qui les ont vécus en famille ont été très, trop différentes; le joug de l'isolement est devenu plus léger et plus doux si l'isolation externe a été compensée par une compagnie interne. Ceci nous le savions "par ouï-dire" ; maintenant, pendant la lutte, nous l’avons vu "face à face", et nous ne devons plus l'oublier. Puis, à un certain moment, nous avons compris ce qu'est le travail, ce qu'il est vraiment.

Nous avons tous ensemble mieux compris la prophétie de l'article 1 de notre Constitution. Nous avons tous réalisé que nous sommes reposons vraiment sur le travail. Immobilisés, de temps en temps nous avons regardé à la fenêtre, et nous y avons vu et revu passer le travail et les travailleurs. Nous avons réalisé que nous ne pouvions pas survivre à l'intérieur de chez nous sans chauffeurs de poids lourds, sans balayeurs , sans préposés aux lignes électriques, sans policiers. Nos malades ont été soignés, non seulement grâce aux médecins, infirmières et autres travailleurs socio-sanitaires, mais aussi grâce à des centaines de milliers d’ouvriers, de transporteurs, de commis, de dockers, de plombiers. Enfin, l'intelligence des mains avait la même dignité que l'intelligence intellectuelle. Il ne m'était jamais arrivé de remercier un livreur avec l'intensité et la sincérité avec lesquelles je l'ai fait hier: dans cette main qui m'a tendu le colis, il y avait une valeur et un caractère sacré que je n'avais jamais vu auparavant ; cette main tendue m’est apparue non moins solennelle que celle qui, il y a quelques mois, me tendait la communion à l'église. Ces valeurs et ce caractère sacré ils étaient là même auparavant, mais je ne les avais jamais vus ainsi.

Il a fallu toute la souffrance des Golgothas de ces derniers mois pour «déchirer le voile» qui nous empêchait de voir et de comprendre ce qu'est vraiment le travail. Nous avions lu dans de nombreux documents de l'Église et dans les œuvres des philosophes que le travail est service, que le travail est une contribution essentielle au bien commun; nous avions mémorisé l'article 4 de la Constitution: « Tout citoyen a le devoir d'exercer, selon ses propres possibilités et choix, une activité ou une fonction qui contribue au progrès matériel ou spirituel de la société ».

Pourtant, il a fallu cette souffrance pour comprendre que, grâce au travail, progrès matériel et progrès spirituel peuvent être la même chose. Lorsque la pandémie a dévoilé le travail, nous avons pu voir le travail dans son essence, dépouillé de toutes les autres dimensions qui occupent la première place dans des conditions ordinaires. Et quand nous sommes arrivés à l'essentiel du travail, nous n'y avons trouvé ni incitations ni exploitation: nous avons trouvé un mot usé, éculé, offensant; nous avons trouvé le mot amour. C’est le souffle coupé que nous avons compris que le travail était, vraiment, cette chose qui nous rend légèrement inférieurs aux anges (Psaume 8). Le travail est la forme la plus élevée de l'amour réciproque et de la réciprocité que la civilisation moderne ait réalisée à très grande échelle.

Cette révélation du travail sera également l'un des héritages de cette grande crise. Un amour civil, qui n’a rien de romantique, parfois anonyme, mais fidèle à l'ancienne étymologie économique du mot charité - ce qui coûte, ce qui coûte cher car ayant de la valeur. Ces derniers mois, rien n'a été plus cher que le travail. Nous nous aimons de bien des manières, mais dans le domaine civil, il n'y a pas d'amour plus sérieux et plus grand que le travail, que de travailler les uns pour les autres, les uns avec les autres. Bientôt, nous oublierons une grande partie de ce temps, nous oublierons peut-être presque tout. Mais n'oublions pas le travail ainsi révélé.

Bon premier mai !

[checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [catid] => 888 [created] => 2020-05-01 11:12:02 [created_by] => 64 [created_by_alias] => Luigino Bruni [state] => 1 [modified] => 2023-04-14 16:51:26 [modified_by] => 64 [modified_by_name] => Antonella Ferrucci [publish_up] => 2020-05-09 18:12:02 [publish_down] => 0000-00-00 00:00:00 [images] => {"image_intro":"","float_intro":"","image_intro_alt":"","image_intro_caption":"","image_fulltext":"","float_fulltext":"","image_fulltext_alt":"","image_fulltext_caption":""} [urls] => {"urla":false,"urlatext":"","targeta":"","urlb":false,"urlbtext":"","targetb":"","urlc":false,"urlctext":"","targetc":""} [attribs] => {"article_layout":"","show_title":"","link_titles":"","show_tags":"","show_intro":"","info_block_position":"","info_block_show_title":"","show_category":"","link_category":"","show_parent_category":"","link_parent_category":"","show_associations":"","show_author":"","link_author":"","show_create_date":"","show_modify_date":"","show_publish_date":"","show_item_navigation":"","show_icons":"","show_print_icon":"","show_email_icon":"","show_vote":"","show_hits":"","show_noauth":"","urls_position":"","alternative_readmore":"","article_page_title":"","show_publishing_options":"","show_article_options":"","show_urls_images_backend":"","show_urls_images_frontend":"","helix_ultimate_image":"","helix_ultimate_image_alt_txt":"","spfeatured_image":"","helix_ultimate_article_format":"standard","helix_ultimate_audio":"","helix_ultimate_gallery":"","helix_ultimate_video":"","video":""} [metadata] => {"robots":"","author":"","rights":"","xreference":""} [metakey] => [metadesc] => [access] => 1 [hits] => 694 [xreference] => [featured] => 1 [language] => fr-FR [on_img_default] => 1 [readmore] => 7326 [ordering] => 80 [category_title] => FR - Éditoriaux Avvenire [category_route] => economia-civile/it-editoriali-vari/it-varie-editoriali-avvenire [category_access] => 1 [category_alias] => fr-editoriaux-avvenire [published] => 1 [parents_published] => 1 [lft] => 79 [author] => Luigino Bruni [author_email] => ferrucci.anto@gmail.com [parent_title] => IT - Editoriali vari [parent_id] => 893 [parent_route] => economia-civile/it-editoriali-vari [parent_alias] => it-editoriali-vari [rating] => 0 [rating_count] => 0 [alternative_readmore] => [layout] => [params] => Joomla\Registry\Registry Object ( [data:protected] => stdClass Object ( [article_layout] => _:default [show_title] => 1 [link_titles] => 1 [show_intro] => 1 [info_block_position] => 0 [info_block_show_title] => 1 [show_category] => 1 [link_category] => 1 [show_parent_category] => 1 [link_parent_category] => 1 [show_associations] => 0 [flags] => 1 [show_author] => 0 [link_author] => 0 [show_create_date] => 1 [show_modify_date] => 0 [show_publish_date] => 1 [show_item_navigation] => 1 [show_vote] => 0 [show_readmore] => 0 [show_readmore_title] => 0 [readmore_limit] => 100 [show_tags] => 1 [show_icons] => 1 [show_print_icon] => 1 [show_email_icon] => 1 [show_hits] => 0 [record_hits] => 1 [show_noauth] => 0 [urls_position] => 1 [captcha] => [show_publishing_options] => 1 [show_article_options] => 1 [save_history] => 1 [history_limit] => 10 [show_urls_images_frontend] => 0 [show_urls_images_backend] => 1 [targeta] => 0 [targetb] => 0 [targetc] => 0 [float_intro] => left [float_fulltext] => left [category_layout] => _:blog [show_category_heading_title_text] => 0 [show_category_title] => 0 [show_description] => 0 [show_description_image] => 0 [maxLevel] => 0 [show_empty_categories] => 0 [show_no_articles] => 1 [show_subcat_desc] => 0 [show_cat_num_articles] => 0 [show_cat_tags] => 1 [show_base_description] => 1 [maxLevelcat] => -1 [show_empty_categories_cat] => 0 [show_subcat_desc_cat] => 0 [show_cat_num_articles_cat] => 0 [num_leading_articles] => 0 [num_intro_articles] => 14 [num_columns] => 2 [num_links] => 0 [multi_column_order] => 1 [show_subcategory_content] => -1 [show_pagination_limit] => 1 [filter_field] => hide [show_headings] => 1 [list_show_date] => 0 [date_format] => [list_show_hits] => 1 [list_show_author] => 1 [list_show_votes] => 0 [list_show_ratings] => 0 [orderby_pri] => none [orderby_sec] => rdate [order_date] => published [show_pagination] => 2 [show_pagination_results] => 1 [show_featured] => show [show_feed_link] => 1 [feed_summary] => 0 [feed_show_readmore] => 0 [sef_advanced] => 1 [sef_ids] => 1 [custom_fields_enable] => 1 [show_page_heading] => 0 [layout_type] => blog [menu_text] => 1 [menu_show] => 1 [secure] => 0 [helixultimatemenulayout] => {"width":600,"menualign":"right","megamenu":0,"showtitle":1,"faicon":"","customclass":"","dropdown":"right","badge":"","badge_position":"","badge_bg_color":"","badge_text_color":"","layout":[]} [helixultimate_enable_page_title] => 1 [helixultimate_page_title_alt] => Economia Civile [helixultimate_page_subtitle] => Editoriali Avvenire [helixultimate_page_title_heading] => h2 [page_title] => Éditoriaux Avvenire [page_description] => [page_rights] => [robots] => [access-view] => 1 ) [initialized:protected] => 1 [separator] => . ) [displayDate] => 2020-05-01 11:12:02 [tags] => Joomla\CMS\Helper\TagsHelper Object ( [tagsChanged:protected] => [replaceTags:protected] => [typeAlias] => [itemTags] => Array ( [0] => stdClass Object ( [tag_id] => 61 [id] => 61 [parent_id] => 1 [lft] => 119 [rgt] => 120 [level] => 1 [path] => 1-maggio [title] => 1° maggio [alias] => 1-maggio [note] => [description] => [published] => 1 [checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [access] => 1 [params] => {} [metadesc] => [metakey] => [metadata] => {} [created_user_id] => 609 [created_time] => 2020-05-01 11:12:02 [created_by_alias] => [modified_user_id] => 0 [modified_time] => 2020-08-10 13:35:27 [images] => {} [urls] => {} [hits] => 3986 [language] => * [version] => 1 [publish_up] => 2020-05-01 11:12:02 [publish_down] => 2020-05-01 11:12:02 ) ) ) [slug] => 17875:le-travail-en-verite [parent_slug] => 893:it-editoriali-vari [catslug] => 888:fr-editoriaux-avvenire [event] => stdClass Object ( [afterDisplayTitle] => [beforeDisplayContent] => [afterDisplayContent] => ) [text] =>

Ce temps et ce 1er mai

de Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 01/05/2020

Quand, sans en demander la permission, notre vie ralentit son cours, on peut faire de grandes découvertes. On peut enfin entrer dans une nouvelle relation avec ces êtres vivants qui, pour être vus et « nous parler », ont besoin de temps plus lents, plus longs et plus profonds. Les personnes âgées, les malades, la nature, les plantes, les rivières sont porteurs d’une qualité de vie qui reste silencieuse si on la force à adopter les rythmes effrénés du business.

[jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-odd )
Le travail, en vérité.

Le travail, en vérité.

Ce temps et ce 1er mai de Luigino Bruni Publié sur Avvenire le 01/05/2020 Quand, sans en demander la permission, notre vie ralentit son cours, on peut faire de grandes découvertes. On peut enfin entrer dans une nouvelle relation avec ces êtres vivants qui, pour être vus et « nous parler », ont be...
stdClass Object
(
    [id] => 17892
    [title] => Une étoile à l’orient de nos dons
    [alias] => une-etoile-a-l-orient-de-nos-dons
    [introtext] => 

Épiphanie de Jésus - Celui qui sait donner n'occupe pas les lieux, il les libère. Il ne s'approprie pas le temps de la réciprocité. Et il n'emporte avec lui qu'une "très grande joie".

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 05/01/2020

La fête de l'Épiphanie de Jésus nous dit beaucoup de choses, toutes importantes. Elle nous parle également de la nature du don, de ce que signifie honorer et du lien qui existe entre le don et la mort.

Le don est l'une des formes les plus élevées de la liberté humaine. Il s'agit donc d'une expérience tragique. La visite des mages, racontée dans l'Évangile de Matthieu, comporte de nombreux éléments pour comprendre la nature du don. Ces sages sont appelés magoi par Matthieu, une expression pour désigner probablement des prêtres zoroastriens. Des sages, astronomes et astrologues, venus d'Orient et d'un monde mythique hérité du passé mais encore très présent dans la culture biblique et donc chez l'évangéliste. Ce n'étaient pas des bergers, mais des hommes de science, experts en astronomie. Elle est belle cette présence de la sagesse et de la science dans la crèche, une bénédiction nécessaire en ce temps de crise ; et il est également beau de voir des hommes capables de faire des dons : Hérode est un homme, les mages sont aussi des hommes, hier et aujourd'hui.

[fulltext] =>

Des sages venus d'Orient, probablement de Perse, aujourd'hui l’Iran, en accomplissant le plus beau des pèlerinages. Ils n'adoraient pas le même Dieu que l'évangéliste. Certains les appelleraient simplement des idolâtres, parce que trop proches des magiciens et des devins égyptiens, assyriens et babyloniens très combattus par la Bible. Et au lieu de cela, Matthieu place au début de son Évangile la visite de ces hôtes et amis porteurs de bénédictions, venus de loin, chargés de dons, pour honorer l'enfant. Il ne suffit pas de croire en d'autres dieux pour être des ennemis de la foi biblique. Les premiers adversaires des prophètes et du peuple d'Israël étaient les faux prophètes, qui croyaient et adoraient YHWH lui-même, qui connaissaient parfaitement la Loi et la citaient par cœur. La visite des mages nous dit donc que Dieu reste vrai et unique même si chacun le nomme différemment. Nous ne sommes pas les maîtres du nom de Dieu, qui est toujours plus grand et pluriel que nos vaines tentatives pour l'emprisonner dans notre religion. Et il nous rappelle, avec le Samaritain, cet autre grand "voyageur" des Évangiles, que le prochain n'est pas le voisin : les mages furent les prochains de l'enfant tout en étant, pour de nombreuses raisons, loin de lui. Ces hommes se mirent en route vers l'ouest, guidés par "une étoile", pour "adorer" un enfant, sachant qu’il était "le roi des Juifs" (Mt 2, 2).

Voici les deux premiers éléments proprement constitutifs du don : il y a un chemin et il y a une étoile. Le chemin suppose de l’engagement et du temps, les ingrédients fondamentaux de tout véritable. Nous n'acceptons pas et nous n'apprécions pas un cadeau dont nous savons qu'il est recyclé précisément parce qu’il y manque l'engagement et le temps. Les cadeaux ne demandent pas beaucoup de temps, nous en faisons beaucoup en quelques heures ; ce qui n’est pas le cas du don. Il n'y a pas de don sans chemin, sans déplacement physique ou spirituel. Nous nous levons, nous allons voir cette personne que nous avons décidé d'honorer par notre visite et par notre don. Presque tout ce que nous voulons dire à cette personne, nous le lui disons en lui rendant visite : c'est notre corps en mouvement qui lui manifeste ce qui est le plus important. Le don, l'objet que nous pouvons offrir, est un signe, un sacrement qui rend explicite et renforce ce que nous avions déjà exprimé par notre visite, par notre marche. Le premier don des mages fut de se mettre en marche. Quelquefois les voyages ne sont que spirituels : lorsque nous voulons (et devons) écrire le mot qui accompagne un présent, nous consacrons du temps à la recherche de mots qui naissent seulement si nous leur laissons le temps de s'épanouir dans notre âme, en voyageant intérieurement en compagnie de ceux que nous allons honorer par ce présent.

Vient ensuite l'étoile. A l’occasion des dons, surtout les plus importants, nous ne nous mettons pas en route sans l'apparition d'une " étoile ", sans une voix, sans un signe, sans une convocation. Nous partons parce que quelqu'un ou quelque chose nous appelle - parfois c'est un cri. Voilà pourquoi chacun de nous sait reconnaître les quelques dons qu'il a reçus au cours de sa vie : car quelqu'un a suivi une étoile pour lui. Le premier don (la vie) est presque toujours arrivé ainsi : deux personnes ont vu et suivi l'étoile de l'autre. Ce que nous sommes aujourd'hui dépend de nombreux facteurs, mais surtout de l’étoile qui est à l’orient de nos dons.

L'Évangile nous dit que les mages, une fois arrivés auprès de l'enfant, « éprouvèrent, à la vue de l’étoile, une grande joie » (2,10). La joie est la réciprocité qui accompagne ces présents, une joie intense et toute spéciale : celle-ci ne se manifeste que si nos dons sont suscités par une étoile. Cela pourrait sembler des dons à sens unique, mais ce n'est pas vrai, car cette " très grande joie " est le signe d’une profonde réciprocité. Encore plus grande que celle relatée dans l'Évangile arabe (apocryphe) de l'enfance de Jésus, selon lequel « Marie leur donna quelques langes de l'enfant Jésus. »

Dans le récit de Matthieu, Hérode est la première personne que les mages rencontrent à Jérusalem. Le roi, troublé, cherche à être informé au sujet de ce supposé nouvel enfant-roi. Il les convoque et leur dit : « Allez vous renseigner sur l'enfant, et quand vous l'aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que je vienne moi aussi l'adorer » (2,8). Pour que moi aussi, je vienne l'adorer. Dans notre monde, l’adoration des mages et celle d'Hérode continuent de coexister : des visites auprès d’ enfants pour célébrer leur vie, d’autres pour célébrer leur mort. Et la vie sur notre terre se poursuit jusqu'à ce que les visites des mages soient plus nombreuses que celles d'Hérode.

L'entretien des mages avec Hérode entraîne, involontairement, la première mort rapportée par le Nouveau Testament : le massacre des innocents. On se souvient des mages à cause de leurs présents, mais aussi à cause du massacre d'Hérode. Tout cela nous renvoie du même coup à une réalité déterminante, qui traversera les quatre Évangiles, les Lettres de Paul et l'humanisme chrétien : le don n’est pas sans lien avec la mort. Celui-ci se traduit de plusieurs manières, et toutes ne sont pas positives. Il y a des cadeaux qui engendrent la mort parce qu'ils sont empoisonnés (gift), parce que sous des dehors chatoyants il n'y a que la volonté de contrôler et la manifestation de la force et du pouvoir. Ce sont les cadeaux mortifères des mafieux, des rois et des pharaons qui ont recours à des pseudo-dons pour tenir leurs distances, pour nous dire qu'ils restent les proprétaires de leurs cadeaux, tout comme de nos personnes. Mais dans cette proximité de la mort et du don, de dòro et thànatos, il y a aussi d'autres mots. Le don est ambivalent, car s'il ne l'était pas, il ne serait pas l'un des plus beaux et des plus nobles mots que l'on puisse penser et prononcer sous le soleil.

Celui qui connaîtt la nature foncièrement bonnne du don, qui naît de notre inaliénable vocation à la gratuité, sait que le don touche la blessure et la mort parce qu'il se situe au centre de notre vie et de celle des autres, à commencer par le premier don, pour finir avec le dernier, quand, dans cet ultime « me voici », les mots don et mort n’en formeront plus qu’un seul. Le don naît et agit à la frontière de deux et plusieurs vies, et pour cette raison il a la capacité de les affecter et de les marquer. C'est comme la parole : elle crée, change, laisse son empreinte, enseigne, blesse - qu'est-ce qui peut nous faire plus de mal qu'un cadeau rejeté et piétiné ?

La Bible est loin d’ignorer l'ambivalence du don, et c'est la raison pour laquelle elle en parle peu, et si elle s’y prête (Isaïe), elle le fait presque toujours pour nous mettre en garde contre les cadeaux empoisonnés que sont les dons dépourvus de gratuité. Mais surtout elle nous en parle en faisant commencer l'histoire de l'humanité par l’offrande de Caïn que Dieu-Élohim n’a pas agréée, un don refusé qui a entraîné le premier meurtre fratricide du monde. Hérode est l'anti-don, le nouveau Caïn, celui qui est incapable d’ "adorer" et ne sait pas donner. Les mages sont comme Abel, ce frère plein de douceur, capable d’une offrande authentique, qui s'est mis en route à travers les champs, et dont le sang imprègne la Terre de la Bonne Nouvelle. Dieu continue à respirer son parfum.

Les mages offrent en don « l'or, l'encens et la myrrhe » (2, 11). Ceux-ci symbolisent respectivement la royauté (l’or), la divinité (l’encens), et la corporéité (la myrrhe). La grammaire et la syntaxe du don continuent de se révéler. Dans la rencontre occasionnée par chaque vrai don , j’affirme que tu as la dignité d'un roi, la divinité d’ un dieu et que tu es un être humain, et que par conséquent ta finitude et ta mort future ne sont pas une malédiction, ni une condamnation, mais un accomplissement. Ces éléments, à condition d’être réunis, caractérisent le vrai don qui consiste à honorer.

« En entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie sa mère, se prosternèrent et l'adorèrent » (2,11). Il y a aussi Marie dans cette visite des mages, une surprise et une joie qui viennent s’ajouter à leur émerveillement. Et en Marie, nous pouvons revoir un autre personnage biblique, ami des mages : la Reine de Saba, qui a fait un long voyage, chargée de nombreux présents, pour connaître et honorer la sagesse. Le don des mages est un autre Magnificat des Évangiles, et la visite de Marie à Élisabeth est l'épisode qui lui ressemble le plus. Marie a accueilli chez elle les mages en toute confiance, elle les a fait entrer dans sa maison, les a reconnus comme des hôtes emplis de bonté, elle a pleinement accepté le don de leurs offrandes.

Enfin, les mages aussi, tout comme Marie et Élisabeth, après l’offrande de leurs dons, ont pris le chemin du retour. C'est la dernière caractéristique de l'art du don, qui ne se termine pas avec son acceptation, mais qui suscite un nouveau départ. Ceux qui connaissent cet art, parce qu'ils s’y sont exercés toute leur vie, savent qu’en retournant chez eux «  ils parachèvent » leur don : voilà qui exprime la chasteté, qualité essentielle de tout don, sœur jumelle de la gratuité. Celui qui sait donner n'occupe pas les lieux, il les libère. Il est discret. Il se met vite en route, il sait prendre le temps de la visite, puis s’en retourner rapidement. Il ne s'approprie pas le temps de la réciprocité. Et il n'emporte avec lui que cette « très grande joie ».

[checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [catid] => 888 [created] => 2020-01-04 22:27:41 [created_by] => 64 [created_by_alias] => Luigino Bruni [state] => 1 [modified] => 2023-04-13 08:51:20 [modified_by] => 64 [modified_by_name] => Antonella Ferrucci [publish_up] => 2020-01-08 02:27:41 [publish_down] => 0000-00-00 00:00:00 [images] => {"image_intro":"","float_intro":"","image_intro_alt":"","image_intro_caption":"","image_fulltext":"","float_fulltext":"","image_fulltext_alt":"","image_fulltext_caption":""} [urls] => {"urla":false,"urlatext":"","targeta":"","urlb":false,"urlbtext":"","targetb":"","urlc":false,"urlctext":"","targetc":""} [attribs] => {"article_layout":"","show_title":"","link_titles":"","show_tags":"","show_intro":"","info_block_position":"","info_block_show_title":"","show_category":"","link_category":"","show_parent_category":"","link_parent_category":"","show_associations":"","show_author":"","link_author":"","show_create_date":"","show_modify_date":"","show_publish_date":"","show_item_navigation":"","show_icons":"","show_print_icon":"","show_email_icon":"","show_vote":"","show_hits":"","show_noauth":"","urls_position":"","alternative_readmore":"","article_page_title":"","show_publishing_options":"","show_article_options":"","show_urls_images_backend":"","show_urls_images_frontend":"","helix_ultimate_image":"","helix_ultimate_image_alt_txt":"","spfeatured_image":"","helix_ultimate_article_format":"standard","helix_ultimate_audio":"","helix_ultimate_gallery":"","helix_ultimate_video":"","video":""} [metadata] => {"robots":"","author":"","rights":"","xreference":""} [metakey] => [metadesc] => [access] => 1 [hits] => 1054 [xreference] => [featured] => 1 [language] => fr-FR [on_img_default] => 1 [readmore] => 10115 [ordering] => 67 [category_title] => FR - Éditoriaux Avvenire [category_route] => economia-civile/it-editoriali-vari/it-varie-editoriali-avvenire [category_access] => 1 [category_alias] => fr-editoriaux-avvenire [published] => 1 [parents_published] => 1 [lft] => 79 [author] => Luigino Bruni [author_email] => ferrucci.anto@gmail.com [parent_title] => IT - Editoriali vari [parent_id] => 893 [parent_route] => economia-civile/it-editoriali-vari [parent_alias] => it-editoriali-vari [rating] => 0 [rating_count] => 0 [alternative_readmore] => [layout] => [params] => Joomla\Registry\Registry Object ( [data:protected] => stdClass Object ( [article_layout] => _:default [show_title] => 1 [link_titles] => 1 [show_intro] => 1 [info_block_position] => 0 [info_block_show_title] => 1 [show_category] => 1 [link_category] => 1 [show_parent_category] => 1 [link_parent_category] => 1 [show_associations] => 0 [flags] => 1 [show_author] => 0 [link_author] => 0 [show_create_date] => 1 [show_modify_date] => 0 [show_publish_date] => 1 [show_item_navigation] => 1 [show_vote] => 0 [show_readmore] => 0 [show_readmore_title] => 0 [readmore_limit] => 100 [show_tags] => 1 [show_icons] => 1 [show_print_icon] => 1 [show_email_icon] => 1 [show_hits] => 0 [record_hits] => 1 [show_noauth] => 0 [urls_position] => 1 [captcha] => [show_publishing_options] => 1 [show_article_options] => 1 [save_history] => 1 [history_limit] => 10 [show_urls_images_frontend] => 0 [show_urls_images_backend] => 1 [targeta] => 0 [targetb] => 0 [targetc] => 0 [float_intro] => left [float_fulltext] => left [category_layout] => _:blog [show_category_heading_title_text] => 0 [show_category_title] => 0 [show_description] => 0 [show_description_image] => 0 [maxLevel] => 0 [show_empty_categories] => 0 [show_no_articles] => 1 [show_subcat_desc] => 0 [show_cat_num_articles] => 0 [show_cat_tags] => 1 [show_base_description] => 1 [maxLevelcat] => -1 [show_empty_categories_cat] => 0 [show_subcat_desc_cat] => 0 [show_cat_num_articles_cat] => 0 [num_leading_articles] => 0 [num_intro_articles] => 14 [num_columns] => 2 [num_links] => 0 [multi_column_order] => 1 [show_subcategory_content] => -1 [show_pagination_limit] => 1 [filter_field] => hide [show_headings] => 1 [list_show_date] => 0 [date_format] => [list_show_hits] => 1 [list_show_author] => 1 [list_show_votes] => 0 [list_show_ratings] => 0 [orderby_pri] => none [orderby_sec] => rdate [order_date] => published [show_pagination] => 2 [show_pagination_results] => 1 [show_featured] => show [show_feed_link] => 1 [feed_summary] => 0 [feed_show_readmore] => 0 [sef_advanced] => 1 [sef_ids] => 1 [custom_fields_enable] => 1 [show_page_heading] => 0 [layout_type] => blog [menu_text] => 1 [menu_show] => 1 [secure] => 0 [helixultimatemenulayout] => {"width":600,"menualign":"right","megamenu":0,"showtitle":1,"faicon":"","customclass":"","dropdown":"right","badge":"","badge_position":"","badge_bg_color":"","badge_text_color":"","layout":[]} [helixultimate_enable_page_title] => 1 [helixultimate_page_title_alt] => Economia Civile [helixultimate_page_subtitle] => Editoriali Avvenire [helixultimate_page_title_heading] => h2 [page_title] => Éditoriaux Avvenire [page_description] => [page_rights] => [robots] => [access-view] => 1 ) [initialized:protected] => 1 [separator] => . ) [displayDate] => 2020-01-04 22:27:41 [tags] => Joomla\CMS\Helper\TagsHelper Object ( [tagsChanged:protected] => [replaceTags:protected] => [typeAlias] => [itemTags] => Array ( ) ) [slug] => 17892:une-etoile-a-l-orient-de-nos-dons [parent_slug] => 893:it-editoriali-vari [catslug] => 888:fr-editoriaux-avvenire [event] => stdClass Object ( [afterDisplayTitle] => [beforeDisplayContent] => [afterDisplayContent] => ) [text] =>

Épiphanie de Jésus - Celui qui sait donner n'occupe pas les lieux, il les libère. Il ne s'approprie pas le temps de la réciprocité. Et il n'emporte avec lui qu'une "très grande joie".

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 05/01/2020

La fête de l'Épiphanie de Jésus nous dit beaucoup de choses, toutes importantes. Elle nous parle également de la nature du don, de ce que signifie honorer et du lien qui existe entre le don et la mort.

Le don est l'une des formes les plus élevées de la liberté humaine. Il s'agit donc d'une expérience tragique. La visite des mages, racontée dans l'Évangile de Matthieu, comporte de nombreux éléments pour comprendre la nature du don. Ces sages sont appelés magoi par Matthieu, une expression pour désigner probablement des prêtres zoroastriens. Des sages, astronomes et astrologues, venus d'Orient et d'un monde mythique hérité du passé mais encore très présent dans la culture biblique et donc chez l'évangéliste. Ce n'étaient pas des bergers, mais des hommes de science, experts en astronomie. Elle est belle cette présence de la sagesse et de la science dans la crèche, une bénédiction nécessaire en ce temps de crise ; et il est également beau de voir des hommes capables de faire des dons : Hérode est un homme, les mages sont aussi des hommes, hier et aujourd'hui.

[jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
Une étoile à l’orient de nos dons

Une étoile à l’orient de nos dons

Épiphanie de Jésus - Celui qui sait donner n'occupe pas les lieux, il les libère. Il ne s'approprie pas le temps de la réciprocité. Et il n'emporte avec lui qu'une "très grande joie". par Luigino Bruni publié dans Avvenire le 05/01/2020 La fête de l'Épiphanie de Jésus nous dit beaucoup de choses,...
stdClass Object
(
    [id] => 17893
    [title] => Le cri de la Terre et des pauvres appelle des rêves et une nouvelle prophétie
    [alias] => le-cri-de-la-terre-et-des-pauvres-appelle-des-reves-et-une-nouvelle-prophetie
    [introtext] => 

Éditoriaux - L'humanisme des "trois F" de la jeunesse et le pari de l'année à venir : associer écologie et économie intégrales.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 31/12/2019

50 ans après 1968 et les idéologies, les jeunes sont à nouveau le premier élément de changement et de vrai renouveau social et politique.

En cette fin d’année 2019 deux nouveautés historiques, intimement liées l'une à l'autre, resteront dans les mémoires : un nouveau protagonisme des jeunes et des adolescents et une prise de conscience globale du caractère dramatique et irréversible de la crise environnementale. Les jeunes, cinquante ans après 1968, sont redevenus le premier élément de changement et de véritable innovation sociale et politique. Il leur a fallu quelques décennies pour trouver leur place dans le "nouveau monde". Après la fin des idéologies, ils ont connu une éclipse citoyenne et culturelle, ils ont été réduits au silence et écrasés comme dans un long " samedi saint ", entre un monde qui se terminait et un autre qui tardait trop à venir. Ils ont été choqués par le deuil de leurs parents et grands-parents, et se sont rabatttus sur de petites choses - jeux vidéo ou smartphones – en raison de la disparition des grandes. Car s'il est vrai que nous sommes tous sortis désorientés et déçus du XXe siècle, les jeunes ont souffert et souffrent de plus en plus profondément de l’absence de récits collectifs, d’utopies, de grands rêves. Les adultes peuvent résister longtemps sans rêver ensemble, mais les jeunes beaucoup moins, car l'utopie est la première nourriture de la jeunesse.

[fulltext] =>

Mais la fin de l'u-topie - non-lieu au sens étymologique - a engendré un nouveau lieu, le lieu par excellence, celui de tous : la Terre. Ainsi, après une longue période de dépaysement, ils ont retrouvé la Terre, qui est devenue la nouvelle eu-topie – l’heureux endroit - pour se remettre à écrire une grande histoire collective. Au chevet de laTerre, leur mère souffrante, ils ont trouvé un nouveau lien, une nouvelle fraternité et une nouvelle religion, et, pour beaucoup, un nouveau sens du sacré. Le premier sacré est né, à l'aurore des civilisations, de l'expérience du mystère et du tressaillement, liée à la découverte de l'existence de quelque chose d’infranchissable et d'inviolable. Pour beaucoup de ces jeunes garçons et filles la maladie de la Terre a été le nouveau frémissement, le nouveau mystère et la nouvelle limite infranchissable ; donc une nouvelle hiérophanie (manifestation du sacré), l'épiphanie d'une expérience originale et fondatrice, d’un nouveau mythe de l'origine qui les a liés à la Terre et entre eux. Il y a beaucoup de religieux et de sacré dans ces mouvements écologistes, même s'il leur manque, ainsi qu’à nous tous, les catégories pour le comprendre. Ils ont senti s’écrouler sous leurs pieds la " terre des idées", et au lieu de se laisser enfoncer, ils se sont retrouvés sur une terre nouvelle, qu'ils ont ressentie et vécue comme la terre promise pour laquelle il valait la peine de continuer à marcher dans le désert sans se rendre. Ils ont découvert la terre promise dans la Terre de tous. Chaque nouveau commencement est multiforme et ambigu ; de la brume de ce beau matin encore flou pourra naître une saison de spiritualité authentique, héritière et continuatrice des grands récits religieux et de l'humanisme biblique judéo-chrétien. Mais nous pouvons aussi nous retrouver dans un pays peuplé de totems et de tabous post-modernes, géré par des chamanes et des faux-prêtres âpres au gain. Nous ne pouvons pas l’affirmer maintenant ; ce qui est certain, c'est que la fin des idéologies ne consacre pas le processus de "désenchantement du monde". Celui-ci est encore capable de nous enchanter si nous savons le contempler à travers le regard des jeunes. Le sens religieux des années à venir dépendra aussi de la façon dont les religions traditionnelles sauront lire et interpréter ce nouveau printemps spirituel, se laisser guider par la confiance et non par la peur.

Il n'est donc pas surprenant que le courant passe entre ces jeunes et un octogénaire, le pape François, perçu par la majorité d’entre eux comme un ami et un point de référence éthique. En effet, alors qu'en 1968 l'Église faisait partie de ce vieux monde que l'on voulait voir s'effondrer, aujourd'hui l’Église de François est partie prenante de la nouveauté qui s’annonce. Laudato si’ a anticipé ces mouvements de jeunes et a fourni à nombre d’entre eux le cadre culturel et spirituel de référence pour la nouveauté en train d’émerger. Sur cette Terre, laissée à l’abandon après le crépuscule des idéologies, beaucoup d'entre nous ont pensé combler cet énorme vide en prônant trois mots auprès des jeunes " - anglais, informatique, affaires - ; mais ils nous ont signifié que ces objectifs étaient trop petits, et ils ont inventé l'humanisme des "trois F" - FridaysForFuture. Mais les nouvelles générations de 2019 nous lancent aussi d'autres messages, même si les signaux qu'elles émettent sont encore faibles - les signaux faibles sont toujours les plus importants -. Ce qui se passe au Chili, au Liban, en France, en Italie, nous dit, entre autres, que l'inégalité est une autre forme de CO2 qui, au-delà d’un certain niveau, n'est plus tolérable. Même si la dimension économique de ce mouvement de jeunesse aux multiples facettes est moins mise en avant que sa dimension écologique, le grand défi du 21ème siècle sera de les maintenir ensemble. Et c'est là que l'événement The Economy of Francesco (L'Économie de François, fin mars 2020) prend tout son sens : un processus lancé pour offrir aux jeunes une patrie idéale (Assise) à partir de laquelle ils peuvent trouver un rapport intégral avec l'oikos. Une nouvelle écologie n'est possible qu'avec une nouvelle économie - si l'oikos forme un tout, une écologie intégrale n'est ni concevable ni réalisable sans une économie intégrale.

Le développement durable du capitalisme a plusieurs dimensions : à celle plus strictement écologique, il faut donc ajouter immédiatement la dimension de l'inégalité et donc des différentes formes de pauvreté qui continuent à réclamer justice. Nous ne pouvons donc pas nous concentrer uniquement sur l'aspect le plus urgent et le plus visible, celui du caractère non durable de l’environnement naturel et oublier les autres, dont, en fin de compte, il dépend. Par exemple, pour les organisations de la société civile qui sont nées au cours des dernières années et décennies autour des défis de la pauvreté et de l'inclusion sociale, il est aujourd'hui plus facile de survivre et de se développer en accédant au financement public de la lutte contre le changement climatique : elles risquent donc de subir une mission shift (un changement d'objectifs) résultant de sollicitations publiques et privées. Le cri de la Terre ne peut et ne doit pas couvrir celui des pauvres, mais l'amplifier. Le développement durable de notre monde est donc multiple : en plus du CO2 de l'inégalité, il y a aussi la croissance non-durable d'une certaine culture et des pratiques de gestion des grandes institutions économiques et financières. Si, d'une part, on annonce, souvent sincèrement, une politique d'entreprise plus attentive à l'environnement naturel et, parfois aussi, à l'inclusion sociale, dans le même temps, les travailleurs sont écrasés par un management qui leur demande de plus en plus de temps, d'énergie et de vie : avec les nouvelles technologies disparaissent toutes les frontières entre le temps de travail et le temps libre , les entreprises cherchent et obtiennent souvent le monopole de l'âme de leurs employés. Cette nouvelle génération ne pourra pas résister longtemps : en effet d'un côté elle demande au système une nouvelle durabilité et un ralentissement de l'exploitation de la Terre pour la laisser " respirer " et d'un autre , lorsqu'elle entre dans le monde du travail, elle est soumise à des rythmes insoutenables et accélérés qui ne lui laissent pas le temps de respirer.

Il ne suffit pas d'abandonner ou de freiner la « maximisation des profits » pour être durable ; même si l'entreprise décide de valoriser d'autres aspects que le profit, tant qu'elle ne libérera pas de l'espace et du temps pour ses travailleurs, elle n’offrira jamais le cadre d’une vie à dimension vraiment humaine, respectueuse des personnes et de la Terre. Le principal problème de la " maximisation du profit " est le concept de maximisation, qui reste un problème même lorsque d'autres aspects sont maximisés. Par conséquent, si, au sein des entreprises, on n’assouplit pas les relations de travail , si on ne libère pas du temps et si on ne redonne pas vie aux travailleurs, si les entreprises ne se retirent pas des territoires des âmes qu'elles ont occupés pendant ces années, il est impossible qu'elles puissent respecter et sauver la planète. La qualité durable des relations, profondément liée à celle de la vie spirituelle des personnes (l'esprit ne vit que s'il peut préserver des lieux de liberté et de gratuité " non maximisés "), sera un grande thématique du monde du travail dans les années à venir. Il y a un verset du prophète Joël souvent cité par le Pape François en cette fin d’année : « Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions. » (3,1). Une phrase splendide que seul un prophète pouvait écrire ! Aujourd'hui, nous pourrions aussi la lire ainsi : les jeunes feront des prophéties si les anciens font des rêves. Nous n'avons pas seulement laissé à nos fils et à nos filles une planète pillée, surchauffée et polluée, nous leur avons aussi laissé un monde privé de grands rêves collectifs. Le premier cadeau que nous pouvons offrir à nos jeunes est de recommencer à rêver. C'est de cette richesse dont ils ont vraiment besoin.

[checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [catid] => 888 [created] => 2019-12-31 08:42:04 [created_by] => 64 [created_by_alias] => Luigino Bruni [state] => 1 [modified] => 2023-04-13 14:32:45 [modified_by] => 64 [modified_by_name] => Antonella Ferrucci [publish_up] => 2020-01-06 08:42:04 [publish_down] => 0000-00-00 00:00:00 [images] => {"image_intro":"","float_intro":"","image_intro_alt":"","image_intro_caption":"","image_fulltext":"","float_fulltext":"","image_fulltext_alt":"","image_fulltext_caption":""} [urls] => {"urla":false,"urlatext":"","targeta":"","urlb":false,"urlbtext":"","targetb":"","urlc":false,"urlctext":"","targetc":""} [attribs] => {"article_layout":"","show_title":"","link_titles":"","show_tags":"","show_intro":"","info_block_position":"","info_block_show_title":"","show_category":"","link_category":"","show_parent_category":"","link_parent_category":"","show_associations":"","show_author":"","link_author":"","show_create_date":"","show_modify_date":"","show_publish_date":"","show_item_navigation":"","show_icons":"","show_print_icon":"","show_email_icon":"","show_vote":"","show_hits":"","show_noauth":"","urls_position":"","alternative_readmore":"","article_page_title":"","show_publishing_options":"","show_article_options":"","show_urls_images_backend":"","show_urls_images_frontend":"","helix_ultimate_image":"images\/2023\/04\/13\/Tramonto_2019_ant2.jpg","helix_ultimate_image_alt_txt":"","spfeatured_image":"","helix_ultimate_article_format":"standard","helix_ultimate_audio":"","helix_ultimate_gallery":"","helix_ultimate_video":"","video":""} [metadata] => {"robots":"","author":"","rights":"","xreference":""} [metakey] => [metadesc] => [access] => 1 [hits] => 1118 [xreference] => [featured] => 1 [language] => fr-FR [on_img_default] => [readmore] => 8707 [ordering] => 81 [category_title] => FR - Éditoriaux Avvenire [category_route] => economia-civile/it-editoriali-vari/it-varie-editoriali-avvenire [category_access] => 1 [category_alias] => fr-editoriaux-avvenire [published] => 1 [parents_published] => 1 [lft] => 79 [author] => Luigino Bruni [author_email] => ferrucci.anto@gmail.com [parent_title] => IT - Editoriali vari [parent_id] => 893 [parent_route] => economia-civile/it-editoriali-vari [parent_alias] => it-editoriali-vari [rating] => 0 [rating_count] => 0 [alternative_readmore] => [layout] => [params] => Joomla\Registry\Registry Object ( [data:protected] => stdClass Object ( [article_layout] => _:default [show_title] => 1 [link_titles] => 1 [show_intro] => 1 [info_block_position] => 0 [info_block_show_title] => 1 [show_category] => 1 [link_category] => 1 [show_parent_category] => 1 [link_parent_category] => 1 [show_associations] => 0 [flags] => 1 [show_author] => 0 [link_author] => 0 [show_create_date] => 1 [show_modify_date] => 0 [show_publish_date] => 1 [show_item_navigation] => 1 [show_vote] => 0 [show_readmore] => 0 [show_readmore_title] => 0 [readmore_limit] => 100 [show_tags] => 1 [show_icons] => 1 [show_print_icon] => 1 [show_email_icon] => 1 [show_hits] => 0 [record_hits] => 1 [show_noauth] => 0 [urls_position] => 1 [captcha] => [show_publishing_options] => 1 [show_article_options] => 1 [save_history] => 1 [history_limit] => 10 [show_urls_images_frontend] => 0 [show_urls_images_backend] => 1 [targeta] => 0 [targetb] => 0 [targetc] => 0 [float_intro] => left [float_fulltext] => left [category_layout] => _:blog [show_category_heading_title_text] => 0 [show_category_title] => 0 [show_description] => 0 [show_description_image] => 0 [maxLevel] => 0 [show_empty_categories] => 0 [show_no_articles] => 1 [show_subcat_desc] => 0 [show_cat_num_articles] => 0 [show_cat_tags] => 1 [show_base_description] => 1 [maxLevelcat] => -1 [show_empty_categories_cat] => 0 [show_subcat_desc_cat] => 0 [show_cat_num_articles_cat] => 0 [num_leading_articles] => 0 [num_intro_articles] => 14 [num_columns] => 2 [num_links] => 0 [multi_column_order] => 1 [show_subcategory_content] => -1 [show_pagination_limit] => 1 [filter_field] => hide [show_headings] => 1 [list_show_date] => 0 [date_format] => [list_show_hits] => 1 [list_show_author] => 1 [list_show_votes] => 0 [list_show_ratings] => 0 [orderby_pri] => none [orderby_sec] => rdate [order_date] => published [show_pagination] => 2 [show_pagination_results] => 1 [show_featured] => show [show_feed_link] => 1 [feed_summary] => 0 [feed_show_readmore] => 0 [sef_advanced] => 1 [sef_ids] => 1 [custom_fields_enable] => 1 [show_page_heading] => 0 [layout_type] => blog [menu_text] => 1 [menu_show] => 1 [secure] => 0 [helixultimatemenulayout] => {"width":600,"menualign":"right","megamenu":0,"showtitle":1,"faicon":"","customclass":"","dropdown":"right","badge":"","badge_position":"","badge_bg_color":"","badge_text_color":"","layout":[]} [helixultimate_enable_page_title] => 1 [helixultimate_page_title_alt] => Economia Civile [helixultimate_page_subtitle] => Editoriali Avvenire [helixultimate_page_title_heading] => h2 [page_title] => Éditoriaux Avvenire [page_description] => [page_rights] => [robots] => [access-view] => 1 ) [initialized:protected] => 1 [separator] => . ) [displayDate] => 2019-12-31 08:42:04 [tags] => Joomla\CMS\Helper\TagsHelper Object ( [tagsChanged:protected] => [replaceTags:protected] => [typeAlias] => [itemTags] => Array ( ) ) [slug] => 17893:le-cri-de-la-terre-et-des-pauvres-appelle-des-reves-et-une-nouvelle-prophetie [parent_slug] => 893:it-editoriali-vari [catslug] => 888:fr-editoriaux-avvenire [event] => stdClass Object ( [afterDisplayTitle] => [beforeDisplayContent] => [afterDisplayContent] => ) [text] =>

Éditoriaux - L'humanisme des "trois F" de la jeunesse et le pari de l'année à venir : associer écologie et économie intégrales.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 31/12/2019

50 ans après 1968 et les idéologies, les jeunes sont à nouveau le premier élément de changement et de vrai renouveau social et politique.

En cette fin d’année 2019 deux nouveautés historiques, intimement liées l'une à l'autre, resteront dans les mémoires : un nouveau protagonisme des jeunes et des adolescents et une prise de conscience globale du caractère dramatique et irréversible de la crise environnementale. Les jeunes, cinquante ans après 1968, sont redevenus le premier élément de changement et de véritable innovation sociale et politique. Il leur a fallu quelques décennies pour trouver leur place dans le "nouveau monde". Après la fin des idéologies, ils ont connu une éclipse citoyenne et culturelle, ils ont été réduits au silence et écrasés comme dans un long " samedi saint ", entre un monde qui se terminait et un autre qui tardait trop à venir. Ils ont été choqués par le deuil de leurs parents et grands-parents, et se sont rabatttus sur de petites choses - jeux vidéo ou smartphones – en raison de la disparition des grandes. Car s'il est vrai que nous sommes tous sortis désorientés et déçus du XXe siècle, les jeunes ont souffert et souffrent de plus en plus profondément de l’absence de récits collectifs, d’utopies, de grands rêves. Les adultes peuvent résister longtemps sans rêver ensemble, mais les jeunes beaucoup moins, car l'utopie est la première nourriture de la jeunesse.

[jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-odd )
Le cri de la Terre et des pauvres appelle des rêves et une nouvelle prophétie

Le cri de la Terre et des pauvres appelle des rêves et une nouvelle prophétie

Éditoriaux - L'humanisme des "trois F" de la jeunesse et le pari de l'année à venir : associer écologie et économie intégrales. par Luigino Bruni publié dans Avvenire le 31/12/2019 50 ans après 1968 et les idéologies, les jeunes sont à nouveau le premier élément de changement et de vrai renouveau...
stdClass Object
(
    [id] => 17912
    [title] => Pas la peau du serpent
    [alias] => pas-la-peau-du-serpent
    [introtext] => 

Éditorial - Contre des religions réduites à l'éthique et à la technique.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 17/08/2019

La relation entre la santé physique et la spiritualité est complexe et ambivalente. Les religions se sont toujours préoccupées de la personne tout entière, et donc, en parlant du salut de l'âme, elles se sont préoccupées de celui du corps. Les prophètes, puis Jésus-Christ, annoncèrent un autre Royaume, mais entre-temps ils soignaient les malades, guérissaient les lépreux, ressuscitaient les morts, nourrissaient les pauvres. La piété populaire, surtout dans les pays latins, est une merveilleuse histoire de saints et de saintes aimés par le peuple aussi parce qu'ils ont guéri, libéré de la peste, des tremblements de terre et des maladies, protégé les enfants et les animaux domestiques.

[fulltext] =>

La demande de grâces et de guérisons, les miracles, sont des dimensions très enracinées dans l'expérience ordinaire de la foi de nombreuses personnes, qui ne peuvent et ne doivent pas être classées simplement comme des résidus pré-modernes - sous le soleil, il n'y a pas d'actes humains plus vrais que la prière d'une mère qui, devant le tabernacle ou au pied de la statue d'un saint, implore la guérison de son enfant. Les religions contiennent la promesse de vaincre la mort - peut-être à la "fin" - mais pour la vaincre elles doivent la contenir. Chaque religion le promet à sa manière, mais c'est l'idée même de religion qui exige un horizon de vie plus large que le cycle naturel de l'individu. Aujourd'hui, donc, les études montrent de nombreuses preuves empiriques sur la plus grande longévité et le plus grand bien-être psychophysique des personnes qui ont une foi et une pratique religieuse.

Mais c'est précisément autour de ces preuves que les nuages denses s'épaississent. La religion judéo-chrétienne a engendré une culture de la vie parce qu'elle avait appris à appeler maladie et mort par leur nom. Elle nous a appris à vivre parce qu'elle nous a appris à mourir. J'ai eu le don d'accompagner mes grands-parents en fin de vie, et ces moments silencieux m'ont appris à mieux vivre ma vie ; et si j'ai eu le don d'accompagner mes parents, qui sont encore des enfants de cette même culture millénaire, je sais que je vais en sortir encore mieux et plus amoureux de la vie. Ma génération a plutôt oublié l'art de mourir et de vieillir. Et cet oubli sans précédent qui caractérise notre époque, fait le lit des cultes anciens de l'immortalité et de la jeunesse éternelle.

Si la religion est réduite à une technique ou à une éthique en vue de vivre mieux et plus longtemps, elle perd sa dimension la plus profonde et la plus spécifique - la gratuité - et nous revenons aux cultes idolâtres païens et naturels dont l'humanisme biblique a essayé de toutes ses forces de se distinguer et de se séparer. La religion peut peut-être aussi améliorer la qualité (et peut-être la quantité) de la vie si la grâce et le don gratuit subsistent ; quand au contraire elle veut devenir simplement ou principalement un instrument pour conjurer la mort et la maladie, elle peut même réussir, mais elle ne nous offre plus son don infiniment plus précieux : le sens et le goût de la vie. Quand nous quittons cet horizon de gratuité, la foi redevient une affaire commerciale entre les hommes et un dieu, qui devient le premier homo oeconomicus d'une religion transformée en un repère de voleurs.

L'expérience religieuse authentique donne plus de profondeur spirituelle aux années que nous vivons maintenant et que nous vivrons demain. Elle ne nous offre aucune garantie de vivre en meilleure santé ou plus longtemps, mais seulement des jours de vie où à tout moment nous pouvons percer le plafond de la maison et toucher l'infini. La foi authentique prolonge et élargit la vie parce qu'elle rend les jours que nous vivons et vivrons plus profonds et plus larges, et non parce que leur nombre augmente. La vie éternelle est la qualité de nos jours, et non leur quantité.

La foi judéo-chrétienne nous dit que les hommes ne sont pas Dieu parce qu'ils sont mortels. Mais puisque la religion nous donne un accès et une vraie relation avec le Dieu immortel, le désir éternel de l'homme est de voler son immortalité à Dieu.

Et dans les désirs, comme nous le savons, se cachent aussi les tentations; dans les désirs les plus grands, les plus grandes tentations. Le serpent se faufile toujours entre les désirs les plus vrais. Les fausses promesses de la jeunesse éternelle nous séduisent parce qu'en nous il y a un véritable désir d'éternité : nous sommes faits pour l'éternité, et donc nous la cherchons même là où elle n'est pas. Dans le jardin d'Éden (livre de la Genèse), deux arbres spéciaux sont nommés : l'arbre de vie et celui de connaissance du bien et du mal. Il est seulement interdit à l'homme et à la femme de manger les fruits du second arbre, mais après la transgression, Dieu s'exclame : « … Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! » (Genèse 3, 22). Alors il le chasse d'Éden, et c'est ainsi que l'histoire humaine a commencé. La mortalité est la condition humaine, comme nous le dit aussi l'ancien mythe sumérien de Gilgamesh : ce héros trouve au fond de l'abîme la plante de l'éternelle jeunesse, et pendant qu'il la transporte pour l'apporter aux personnes âgées de sa ville, un serpent la mange, la plante meurt et renouvelle la peau du serpent. L'humanisme judéo-chrétien, révélant un Dieu vivant, le Dieu des vivants, nous dit que nous ne sommes éternels que dans le moment présent, quand dans la vraie prière nous vivons l'infini dans la finitude de la vie ordinaire.

Quand, au contraire, la foi de gourous commence à nous promettre l'élixir de l'éternelle jeunesse, nous sommes déjà retournés aux fleuves de Babylone et sur les hauteurs du pays de Canaan pour célébrer les cultes des dieux de la fertilité et de la jeunesse, et bientôt le sacrifice des jeunes filles et des enfants. Et c'est ce qui se passe déjà. Une nouvelle saison de cultes païens s'épanouit en effet autour de nouvelles sectes et communautés qui se rassemblent, par dizaines de milliers, autour de guérisseurs ou de médecins "alternatifs" qui, comme il y a trois mille ans, promettent de nouveaux "arbres de vie" à ceux qui vont goûter leurs plantes parce que immortelles - "Vie 120" est juste une de ces nombreuses expériences de nouvelles "religions" de santé et de vie (presque) éternelle, qui sont destinées à se multiplier dans un avenir proche. Non loin de là se trouve le scénario, craint par le futurologue Yuval N. Harari (dans son best-seller Homo deus), d'un monde où la véritable et radicale inégalité ne se jouera plus au niveau des biens matériels et de la richesse, mais sur l'écart de la durée de la vie. Les quelques super-milliardaires auront la chance de vivre jusqu'à 150 ou 200 ans, en remplaçant leurs organes vitaux plusieurs fois dans leur vie : naître avec une espérance de vie de deux siècles est un substitut crédible à la vie éternelle. Les riches vivent en moyenne déjà plus longtemps que nous, et l'argent a toujours été un moyen efficace pour vaincre la mort ou la chasser.

Mais jamais comme aujourd'hui, et plus encore demain, la perspective d'une vie (presque) éternelle devient la nouvelle promesse autour de laquelle se construisent de nouvelles religions sans Dieu. De nouvelles religions athées qui nourrissent et nourriront un énorme business, parce qu’avec cette idée qu’on peut vaincre la mort, on ne fait plus attention aux dépenses - n'oublions pas le mythe antique où il est question de "vendre son âme au diable", pour de telles promesses. La plante de l'éternelle jeunesse ne renouvelle que la peau du serpent, de l'argent du dieu et de ses "prêtres". En fait, le chiffre d'affaires de ces nouvelles "sectes de la santé" est impressionnant, elles font des profits faramineux en promettant cet élixir d’un autre temps à des gens qui ont perdu tout discernement et qui prennent le charlatanisme pour de vraies promesses. Les gens n'ont plus le sens simple et véritable de la foi, ils croient n’importe quel bonimenteur de passage qui simule et agite des symboles dans un but lucratif ou électoral. C'est, entre autres, un autre signe fort de la nature idolâtre de notre capitalisme postmoderne, qui continue à se développer en détruisant d'abord les religions traditionnelles, puis en les remplaçant par des religions à but lucratif. De nouvelles "destructions créatrices" qui, contrairement à ce que Schumpeter avait théorisé pour les marchés, ne jouent aucun rôle positif pour la civilisation, mais nous ramènent à la culture idolâtre archaïque dont l'humanisme biblique nous avait libérés. C'est l'idolâtrie, et non l'athéisme, qui est la note dominante du 21ème siècle – aussi les athées sont-ils beaucoup plus proches des croyants, contrairement à ces fétichistes.

L'Occident vieillit. Nous voyons notre propre corps et celui des autres se décomposer. Nous avons oublié d'appeler l'ange de la mort par son nom. La tentation de croire en de nouveaux faux-prophètes qui nous font miroiter leur terre promise devient de plus en plus forte. Nous voulions à tout prix nous libérer du Dieu judéo-chrétien, et aujourd'hui, au crépuscule des dieux sérieux, nous nous trouvons dans une terre peuplée de fétiches stupides, dont nous devenons jour après jour de parfaits dévots. Seule peut nous sauver une nouvelle saison de vraie et sérieuse spiritualité.

[checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [catid] => 888 [created] => 2019-08-19 09:04:15 [created_by] => 64 [created_by_alias] => Luigino Bruni [state] => 1 [modified] => 2020-08-11 03:54:56 [modified_by] => 609 [modified_by_name] => Super User [publish_up] => 2019-08-27 09:16:29 [publish_down] => 0000-00-00 00:00:00 [images] => {"image_intro":"","float_intro":"","image_intro_alt":"","image_intro_caption":"","image_fulltext":"","float_fulltext":"","image_fulltext_alt":"","image_fulltext_caption":""} [urls] => {"urla":false,"urlatext":"","targeta":"","urlb":false,"urlbtext":"","targetb":"","urlc":false,"urlctext":"","targetc":""} [attribs] => {"article_layout":"","show_title":"","link_titles":"","show_tags":"","show_intro":"","info_block_position":"","info_block_show_title":"","show_category":"","link_category":"","show_parent_category":"","link_parent_category":"","show_associations":"","show_author":"","link_author":"","show_create_date":"","show_modify_date":"","show_publish_date":"","show_item_navigation":"","show_icons":"","show_print_icon":"","show_email_icon":"","show_vote":"","show_hits":"","show_noauth":"","urls_position":"","alternative_readmore":"","article_page_title":"","show_publishing_options":"","show_article_options":"","show_urls_images_backend":"","show_urls_images_frontend":"","helix_ultimate_image":"images\/2019\/08\/19\/Pelle_Serpente_ant.jpg","helix_ultimate_image_alt_txt":"","helix_ultimate_article_format":"standard","gallery":"","helix_ultimate_audio":"","helix_ultimate_video":"","link_title":"","link_url":"","quote_text":"","quote_author":"","post_status":""} [metadata] => {"robots":"","author":"","rights":"","xreference":""} [metakey] => [metadesc] => [access] => 1 [hits] => 1154 [xreference] => [featured] => 1 [language] => fr-FR [on_img_default] => [readmore] => 8998 [ordering] => 82 [category_title] => FR - Éditoriaux Avvenire [category_route] => economia-civile/it-editoriali-vari/it-varie-editoriali-avvenire [category_access] => 1 [category_alias] => fr-editoriaux-avvenire [published] => 1 [parents_published] => 1 [lft] => 79 [author] => Luigino Bruni [author_email] => ferrucci.anto@gmail.com [parent_title] => IT - Editoriali vari [parent_id] => 893 [parent_route] => economia-civile/it-editoriali-vari [parent_alias] => it-editoriali-vari [rating] => 0 [rating_count] => 0 [alternative_readmore] => [layout] => [params] => Joomla\Registry\Registry Object ( [data:protected] => stdClass Object ( [article_layout] => _:default [show_title] => 1 [link_titles] => 1 [show_intro] => 1 [info_block_position] => 0 [info_block_show_title] => 1 [show_category] => 1 [link_category] => 1 [show_parent_category] => 1 [link_parent_category] => 1 [show_associations] => 0 [flags] => 1 [show_author] => 0 [link_author] => 0 [show_create_date] => 1 [show_modify_date] => 0 [show_publish_date] => 1 [show_item_navigation] => 1 [show_vote] => 0 [show_readmore] => 0 [show_readmore_title] => 0 [readmore_limit] => 100 [show_tags] => 1 [show_icons] => 1 [show_print_icon] => 1 [show_email_icon] => 1 [show_hits] => 0 [record_hits] => 1 [show_noauth] => 0 [urls_position] => 1 [captcha] => [show_publishing_options] => 1 [show_article_options] => 1 [save_history] => 1 [history_limit] => 10 [show_urls_images_frontend] => 0 [show_urls_images_backend] => 1 [targeta] => 0 [targetb] => 0 [targetc] => 0 [float_intro] => left [float_fulltext] => left [category_layout] => _:blog [show_category_heading_title_text] => 0 [show_category_title] => 0 [show_description] => 0 [show_description_image] => 0 [maxLevel] => 0 [show_empty_categories] => 0 [show_no_articles] => 1 [show_subcat_desc] => 0 [show_cat_num_articles] => 0 [show_cat_tags] => 1 [show_base_description] => 1 [maxLevelcat] => -1 [show_empty_categories_cat] => 0 [show_subcat_desc_cat] => 0 [show_cat_num_articles_cat] => 0 [num_leading_articles] => 0 [num_intro_articles] => 14 [num_columns] => 2 [num_links] => 0 [multi_column_order] => 1 [show_subcategory_content] => -1 [show_pagination_limit] => 1 [filter_field] => hide [show_headings] => 1 [list_show_date] => 0 [date_format] => [list_show_hits] => 1 [list_show_author] => 1 [list_show_votes] => 0 [list_show_ratings] => 0 [orderby_pri] => none [orderby_sec] => rdate [order_date] => published [show_pagination] => 2 [show_pagination_results] => 1 [show_featured] => show [show_feed_link] => 1 [feed_summary] => 0 [feed_show_readmore] => 0 [sef_advanced] => 1 [sef_ids] => 1 [custom_fields_enable] => 1 [show_page_heading] => 0 [layout_type] => blog [menu_text] => 1 [menu_show] => 1 [secure] => 0 [helixultimatemenulayout] => {"width":600,"menualign":"right","megamenu":0,"showtitle":1,"faicon":"","customclass":"","dropdown":"right","badge":"","badge_position":"","badge_bg_color":"","badge_text_color":"","layout":[]} [helixultimate_enable_page_title] => 1 [helixultimate_page_title_alt] => Economia Civile [helixultimate_page_subtitle] => Editoriali Avvenire [helixultimate_page_title_heading] => h2 [page_title] => Éditoriaux Avvenire [page_description] => [page_rights] => [robots] => [access-view] => 1 ) [initialized:protected] => 1 [separator] => . ) [displayDate] => 2019-08-19 09:04:15 [tags] => Joomla\CMS\Helper\TagsHelper Object ( [tagsChanged:protected] => [replaceTags:protected] => [typeAlias] => [itemTags] => Array ( ) ) [slug] => 17912:pas-la-peau-du-serpent [parent_slug] => 893:it-editoriali-vari [catslug] => 888:fr-editoriaux-avvenire [event] => stdClass Object ( [afterDisplayTitle] => [beforeDisplayContent] => [afterDisplayContent] => ) [text] =>

Éditorial - Contre des religions réduites à l'éthique et à la technique.

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 17/08/2019

La relation entre la santé physique et la spiritualité est complexe et ambivalente. Les religions se sont toujours préoccupées de la personne tout entière, et donc, en parlant du salut de l'âme, elles se sont préoccupées de celui du corps. Les prophètes, puis Jésus-Christ, annoncèrent un autre Royaume, mais entre-temps ils soignaient les malades, guérissaient les lépreux, ressuscitaient les morts, nourrissaient les pauvres. La piété populaire, surtout dans les pays latins, est une merveilleuse histoire de saints et de saintes aimés par le peuple aussi parce qu'ils ont guéri, libéré de la peste, des tremblements de terre et des maladies, protégé les enfants et les animaux domestiques.

[jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
Pas la peau du serpent

Pas la peau du serpent

Éditorial - Contre des religions réduites à l'éthique et à la technique. par Luigino Bruni publié dans Avvenire le 17/08/2019 La relation entre la santé physique et la spiritualité est complexe et ambivalente. Les religions se sont toujours préoccupées de la personne tout entière, et donc, en p...