Le paradoxe de la fidélité

Les voix des jours / 12 – La vie se fane quand elle s’arrête aux projets de jeunesse

Par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 29/05/2016

Fiore Filippine rid rid« Sauve-moi, mon Dieu, de l’excès de paroles »

Sant’Agostino, De Trinitate

Les effets les plus marquants de nos actions sont non intentionnels, suscités sans qu’on y pense, alors que nous voulions le contraire peut-être. Cet écart entre intention et résultat est dû à notre incapacité de contrôler les processus libres et complexes auxquels nous donnons vie. Chacun de nos actes est une semence qui fleurit, croît et meurt selon des lois qui nous échappent. Si les résultats de ce que nous générons étaient dépendants de notre volonté et de notre intelligence, le monde serait trop triste et pauvre pour y vivre, privé des plus grandes surprises qui soient "sous le soleil".

La vraie vie est liberté ; elle ne suit pas les règles que nous lui imposons, ne se laisse pas mettre en cage et dominer par notre volonté.

Les effets non intentionnels de nos actions sont toujours importants ; ils sont particulièrement décisifs dans les organisations à mouvance idéale et dans les communautés et mouvements nés de charismes ou de valeurs spirituelles. Les issues les plus heureuses y naissent d’événements imprévus, et les pires résultent de choix et de règles qui visaient, avec les meilleures intentions, de futurs développements et succès.

C’est surtout dans le rapport réciproque entre les fondateurs et les futures générations que les effets des actions dépassent les intentions. Qui donne vie à une organisation ou communauté idéale perçoit fortement à un moment donné le profond besoin de rédiger une "règle". Cette règle a diverses fonctions. C’est une carte d’identité de cette communauté nouvelle et unique, comportant photo et généralités. Mais c’est aussi une constitution qui contient les règles de gouvernance pour que les rapports entre les membres soient en cohérence avec la spécificité du charisme, et que le "vin nouveau" trouve de "nouvelles outres" capables de le contenir et de le faire mûrir.

Le premier but de toute bonne règle est d’assurer la fidélité au charisme de ceux qui viennent après. C’est justement autour de cette grande parole, fidélité, que se joue la qualité idéale, humaine, communautaire et spirituelle des futures générations. Dans la vie, dans toute vie, tout est affaire de fidélité. Elle est confiance, alliance, pacte nuptial, comme le disent les noms français et portugais de l’anneau nuptial – alliance, aliança – qu’en italien on appelle fede (foi).

Comme dans toute foi, la fidélité est un libre cheminement à la suite d’une voix qui un jour nous a appelés vers une terre promise et une grande libération. C’est un exode, un pèlerinage vers un mont qui s’élève au-dessus de nous, inconnu et mystérieux, un lieu de régénération et de salut personnel et collectif. C’est un aller d’où on ne revient jamais parce que la maison qui nous attend au retour est toujours nouvelle et différente. Jamais on ne la reconnaît ; il nous faut apprendre à la revoir et à la réentendre avec une âme toujours nouvelle après chaque voyage ; une âme qui grandit en cheminant jusqu’à coïncider un jour avec la terre entière et tout le ciel. La maison gardienne d’une vraie grande alliance change mille fois au cours de la vie, et, quelle que soit sa grandeur, elle devient toujours trop petite. Aucune maison née d’un appel ne coïncide avec la mesure de notre cœur, même si la tentation est toujours forte d’en abaisser le toit et d’en rapetisser les pièces pour l’habiter confortablement.

La fidélité n’est pas un processus simple, pas même cette première fidélité à nous-mêmes que tous nous cherchons et qui nous échappe, car le jour où nous l’acquerrions ne serait que le début d’une "grande trahison". Nous sommes fidèles à nous-mêmes tant que, grâce à une énergie morale qui nous est inconnue, nous rentrons à la maison après l’énième trahison et ouvrons la porte aux visiteurs toujours nouveaux qui viennent nous honorer, sans que la souffrance d’avoir laissé entrer quelqu’un par erreur ne ferme pour toujours la porte de notre cœur.

La fidélité au fondateur et au charisme est elle aussi délicate, sentier semé de dangers et d’embûches dans un bois merveilleux. Les premiers pièges sont disséminés par le fondateur lui-même tout au long du chemin, malgré sa volonté de bien faire et sa certitude morale de créer les conditions de salut du futur. Leur peur inévitable et nécessaire que la tradition du charisme ne se transforme en trahison conduit presque toujours les fondateurs à insérer dans leur règle des dispositifs de protection qui se transforment en pièges. Ils agissent comme ces épouses ou ces maris qui, par crainte d’être trahis, élaborent un système de contrôle de la vie du conjoint qui tue la mutuelle liberté et bientôt le couple lui-même. Or celui-ci vit et grandit tant que reste réelle et concrète l’option de la trahison que chaque fois librement on élimine.

La seule bonne gestion de la crainte naturelle des trahisons est l’accueil de l’absolue vulnérabilité de toute authentique fidélité. La construction d’une fidélité invulnérable est la première trahison de toute alliance, même si elle n’est ni voulue ni pensée. Nous ignorons si nous sommes fidèles tant que nous ne sommes pas au seuil de la mauvaise porte et découvrons que nous pouvons encore rentrer chez nous. Blinder une règle pour la protéger de possibles abus est le sûr chemin vers la stérilité spirituelle de la communauté. Chaque vulnus (blessure) est aussi une fissure et une possible fécondité. Une bonne alliance communautaire commence avec une règle qui ne craint ni la vulnérabilité ni le risque d’abus de confiance et de foi.

Cependant, même quand le fondateur a composé de bonnes règles courageuses et vulnérables, la responsabilité des futures générations n’est pas plus facile, en raison des pièges qu’elles-mêmes construisent au long de la route. L’un d’eux est l’interprétation du verbe "se souvenir". Dans l’Évangile se trouve un merveilleux passage qui devrait inspirer la gestion de la fidélité dans chaque communauté. Dans son dernier discours aux disciples après la résurrection, Jésus dit : « Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous ; le Paraclet, l’Esprit Saint… vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean 14,25-26).

Dans le temps d’après les fondateurs l’Esprit assume trois fonctions essentielles : il est paraclet, il enseigne, il fait se ressouvenir. L’esprit est le Paraclet, c’est-à-dire l’avocat, le défenseur, celui qui est de notre côté, qui nous protège et nous sauve. Il est ensuite celui qui nous enseigne "toutes choses", il est le maître dans le temps qui suit le fondateur, il est le charisme même. Cet enseignement s’accomplit par l’exercice d’une dimension particulière de la mémoire. Se souvenir est une opération fondamentale, pas un acte mnémotechnique mais un événement spirituel essentiel pour comprendre dans le temps présent l’esprit des paroles antiques, par delà la lettre. Se souvenir des paroles fondatrices est un processus complexe et pluriel, qui implique plusieurs protagonistes distincts et coessentiels : les premières paroles historiques, l’Esprit, et une communauté capable de se souvenir dans l’Esprit.

Une erreur fréquente consiste à confondre le "se souvenir" dans l’Esprit avec la reconstruction exacte des paroles prononcées. Cette erreur bloque les communautés au nom d’une fidélité absolue aux paroles et elle en fait perdre l’Esprit, qui est défense et créativité. La parfaite et totale fidélité devient totale et absolue trahison. Les documents des ipsissima verba des fondateurs n’aident pas à vivre fidèlement le souvenir spirituel ; ils finissent au contraire par empêcher le bon souvenir qu’assure le Paraclet. Dans le livre de Job, au chapitre 19, Job invoque le Paraclet pour qu’il le défende contre l’injuste condamnation d’Élohim. L’esprit défend les communautés vis-à-vis des fondateurs, en leur rappelant les seuls faits et paroles qui font vivre ici et maintenant.

Il n’est pas nécessaire de se souvenir dans l’Esprit de toutes les paroles. Les hérésies naissent souvent de paroles effectivement prononcées par un fondateur, mais non souvenues dans l’esprit. Tout bon souvenir est partiel, parce que la vie et le salut sont dans le souvenir des quelques paroles que seul peut générer un processus communautaire sage et risqué ; il est création de paroles vivantes et incarnées ; il n’est jamais le souvenir nostalgique des événements passés ; bien se souvenir, c’est revivre le même miracle du commencement avec des paroles antiques et nouvelles.

Les communautés vivantes et fécondes sont celles où chaque génération a osé décider de quelles paroles se souvenir et lesquelles laisser reposer dans l’attente du moment propice. Quand manque au contraire ce travail du souvenir partiel – qui frôle toujours la trahison et parfois la traverse – les bonnes intentions de fidélité inconditionnelle génèrent involontairement les pires résultats. Les évangiles ne sont pas un passage en revue de toutes les paroles de Jésus, mais seulement de celles rappelées dans l’Esprit. Chaque charisme vit tant que la communauté ne prétend pas se souvenir de toutes les paroles du fondateur, tant qu’elle affronte les risques du souvenir spirituel partiel, même quand le fondateur avait recommandé de se souvenir de tout. Les paroles de vie ne sont pas si nombreuses.

Tel est le beau paradoxe de toute tradition et de toute fidélité. Il n’est pas de plus grande trahison que celle d’un fils qui décide d’adhérer parfaitement aux projets de ses parents. Il n’est pas de rencontre plus banale que celle qui satisfait pleinement nos attentes, ni pire travailleur que l’exécuteur parfait des consignes. La vie adulte se fane quand elle se limite aux projets de jeunesse.


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