Le double miracle du pain

Les voix des jours / 11 – Le travail quotidien est le levain de tout parcours vocationnel

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 22/05/2016

Pane rid« La tension de l’existence, l’aiguillon intérieur qui nous pousse à la vivre, tient au fait que chaque étape est nouvelle, inédite et unique, et qu’elle ne se répétera jamais. Quand nous ne sentons plus cet aiguillon, un sentiment de monotonie nous envahit, qui peut conduire au désespoir. »

Romano Guardini, Les âges de la vie

La dimension spirituelle de la vie est aussi réelle et concrète que la condition physique et psychique. Nous n’aurions jamais contemplé les étoiles, écrit un poème, honoré nos morts, si ne nous habitait, en plus de la chair et des os, un souffle invisible qui nous échappe et nous aime. L’honneur, la sincérité, la beauté, la douceur et toutes les béatitudes, sont affaires spirituelles, que ni le sang ni la chair ne peuvent nous révéler.

Les âges de la vie sont aussi ceux de l’esprit, qui croît, évolue, change chaque matin, et se réveille différent de la veille. Une des plus grandes pauvretés de notre temps est la négation de la vie spirituelle ou sa réduction au biologique ou au psychique. Et comme on ne reconnaît plus l’esprit dans la chair et les émotions, il ne se trouve plus de maîtres capables de distinguer une dépression spirituelle d’une dépression psychologique. Nous sommes aveugles aux maladies de l’esprit, que nous confondons avec d’autres qui leur ressemblent. Nous ne les soignons pas et c’est ainsi qu’il y a dans le monde trop de souffrance spirituelle incomprise et non aimée.

La vie de l’esprit aussi a ses saisons, différentes pour chacun, comme et plus que pour le corps. Dans l’évolution spirituelle des personnes se passent des événements importants et cruciaux. L’un d’eux est ce qu’on appelle la vocation, fait moins rare qu’on pense, et que révèle un jour dans l’esprit de la personne l’irruption d’une voix qui l’appelle par son nom. Un événement imprévu, inattendu, toujours surprenant, qui change la vie pour toujours. Ces vocations prennent parfois des formes et des langages religieux, d’autres fois elles en prennent d’autres.

On ne comprend pas grand-chose à la vie si l’on pense que la vie spirituelle n’est qu’un fait religieux, alors qu’elle est avant tout et fondamentalement une réalité anthropologique. Beaucoup entendent en eux une voix qui les appelle, et ne savent pas ou ne veulent pas l’appeler Dieu. La voix existe et elle appelle, même quand on ne sait pas d’où elle vient. Dans l’humanisme biblique l’homme suit une voix qu’il ne voit pas, au nom imprononçable. Seules les idoles ont des noms et des visages bien visibles, mais muets.

Quand quelqu’un vit une authentique rencontre spirituelle, sa traversée des saisons de la vie s’enrichit et se complique. D’abord, quel que soit l’âge où advient cette rencontre, elle lui fait toujours faire une expérience de jeunesse. Rien autant qu’une vocation adulte nous fait redevenir jeunes. C’est le seul élixir de jeunesse qui soit sous le soleil, bien plus radical et puissant que tomber amoureux, ou devenir grands-parents. Elle nous nourrit vraiment du fruit de l’arbre de vie. Cette jeunesse d’esprit a des effets immédiats au plan psychologique, et parfois corporel. Les limites ne se font plus sentir, mélancolie et cynisme disparaissent, on veut changer le monde et le rendre meilleur. Les yeux, surtout, se mettent à briller d’une lumière typique, incomparable, d’une beauté plus frappante que celle de la jeunesse, et qui devient merveilleuse dans les jeunesses de l’esprit. En ce sens toute vocation est un baptême, c’est mourir et ressusciter, c’est renaître, c’est retourner en adulte dans le sein d’une autre mère.

La vocation - et la jeunesse qui la caractérise - est cependant particulièrement délicate chez les jeunes selon l’état civil. La jeunesse du corps couplée à celle de l’esprit libère une puissante énergie, pour les plus grandes et les plus folles actions, que seul un jeune touché dans son esprit peut entreprendre. Elle produit une générosité illimitée, une docilité infinie. On peut et l’on veut tout faire. Cette combinaison de deux jeunesses différentes produit cependant un autre effet : elle allonge la durée réelle de la jeunesse. Qui reçoit une vocation quand il/elle est jeune, reçoit aussi le don d’une plus longue jeunesse. Le lumineux enchantement des yeux dure longtemps, et accorde pendant de nombreuses années le don de rester réellement jeunes, enfants de l’évangile, de rester comme des ‘enfants’ toute la vie. Une jeunesse d’autant plus longue que l’appel a été plus fort et que les talents naturels et moraux de la personne ont été plus grands. Et cette longue et belle jeunesse naturelle-spirituelle génère presque toujours une belle et longue vie adulte et une vieillesse plus tardive et bonne. Elle constitue les arrhes d’un grand don à venir. Elle retarde la venue de la vie adulte, qui sera d’autant plus belle et féconde.

La possibilité que se maintiennent dans l’avenir les promesses de la longue et splendide jeunesse vocationnelle dépend beaucoup en réalité de la façon dont son infinie générosité sera utilisée par les responsables de communautés, organisations, mouvements à mouvance idéale ou charismatique. Qui se trouve en situation de responsabilité et d’autorité vis-à-vis d’une personne de cet âge, a un rôle difficile et délicat. Il doit en entretenir l’enchantement, parce que la jeunesse peu réaliste, émerveillée, idéaliste et inexperte est un bien commun rare et précieux. Mais il lui faut faire très attention, parce que si le développement humain et psychologique est bloqué durant la jeunesse spirituelle, il arrive un jour qu’après avoir été longtemps jeune la personne se réveille vieille avant d’avoir été adulte.

C’est dans ce "risque éducatif" que s’insère le discours sur le travail. La générosité et l’héroïsme typique de ces jeunes les portent souvent à négliger ou à ne pas s’intéresser aux études ou à la profession antérieure ou future, car est très fort en eux le désir de se consacrer totalement à la nouvelle réalité. Alors la vocation, au lieu de servir et de potentialiser les talents humains et professionnels, se transforme trop souvent en une sorte de profession en soi, qui absorbe tout le reste.

Ce n’est pas par hasard que "ora et labora" était dans l’ADN des premières expériences monastiques. Les premiers franciscains aussi vivaient de leur travail. La plupart des réformes de la vie monastique concernaient le travail, parce que ‘ora’ tendait peu à peu à manger ‘labora’. ‘Ora’ aide ‘labora’, mais le travail aussi aide la vie spirituelle, parce qu’il est en lui-même une activité spirituelle et charismatique. Qui est parvenu à sauver et développer une activité professionnelle tout en vivant dans une communauté charismatique le sait très bien. Il le sait si c’est un vrai travail qu’il a exercé, parce qu’il est difficile de vraiment travailler quand on développe sa vocation au sein de communautés idéales. On fait des petits ‘boulots’ pour subvenir aux besoins ou pour s’occuper, mais rarement on travaille vraiment, assumant les horaires, les responsabilités, la discipline et les fatigues d’un travail professionnel.

La racine de cette erreur, grave et fréquente dans la formation des jeunes vocations, est la vision aristocratique et gnostique selon laquelle les activités "spirituelles" sont supérieures à l’exercice d’un travail professionnel, comme si une liturgie ou une Messe étaient toujours, par nature, des activités plus morales et dignes qu’une simple heure de travail – thèse parfois soutenue par des exégèses originales du passage de l’évangile concernant "Marthe et Marie". Il n’est donc pas étonnant qu’une des crises fréquentes et sous-évaluées de la vie religieuse adulte est due à l’insuffisance de l’activité ‘travail’ dès les jeunes années. Cela est dû au fait qu’on considère le travail comme un mal nécessaire, qui vole du temps précieux au seul bon "travail" de la mission. Or quand une profession (comme enseigner ou soigner) est inhérente à la mission, il est encore plus important que la dimension travail soit distincte, cultivée, soignée, jamais instrumentalisée aux buts de la mission et ainsi dénaturée. Seul un travail aimé et respecté peut un jour être quitté, quand la vie appellera ailleurs. On "s’attache" à un travail mal fait dont on devient "esclave" ou "patron". Mais si le travail est au contraire vu et reconnu pour ce qu’il est réellement, on le quitte avec la même douloureuse dignité qu’en laissant un fils libre de suivre une route qu’on n’avait pas prévue pour lui.

Travailler réellement est vraie laïcité, expression du fait qu’on est tout simplement hommes et femmes. Le travail est la possibilité de sentir et d’écouter battre le cœur de sa ville, de son temps, des gens avec qui l’on vit.

Il n’est pas toujours possible de travailler réellement dans la vie. Mais il faut vivre le non-travail comme une indigence, non comme un privilège ou une élection ; il faut souffrir de ne pas être devenus travailleurs, et parfois, grâce à cette souffrance, s’en trouver guéris. Un responsable de communauté qui a réellement travaillé, ou qui a souffert de ne pas l’avoir pu, fera en sorte que les jeunes qui arrivent dans les communautés en raison d’une vocation puissent avoir la chance d’exercer une réelle activité professionnelle, peut-être pour quelques années, pour peu de temps, mais un vrai travail, pas des "petits boulots".

Un jour on sortant d’une Messe, j’ai vu un ouvrier réparer un dégât dans les égouts. Tandis que je le remerciais pour son travail, j’ai ressenti que cette gratitude avait la même saveur eucharistique (eu-charis). Quand nous séparons le pain de l’autel du travail qui l’a produit, nous brisons le pont entre le temple et la ville, et nos cultes ne sauvent personne. Le pain et le vin peuvent devenir sacrement de mort et de résurrection parce qu’ils étaient déjà morts et ressuscités quand notre travail les a faits nourriture et boisson. Quand au contraire l’eucharistie n’est plus gratitude à l’égard du vrai travail, on ne la comprend plus, le pain ne se multiplie pas et ne rassasie plus les foules.

Une société qui ne voit plus le travail manque de repères anthropologiques et spirituels pour comprendre le mystère de l’Eucharistie. Qui connaît la fatigue et la beauté du travail qui transforme en pain et vin le raisin et la farine, comprend comme il est beau de les porter sur l’autel. L’Eucharistie est un événement authentiquement humain et social tant qu’elle reste un fruit de la terre, de la vigne et du travail de l’homme. Et si à travers les saisons de la vie nous avons perdu le sens de l’Eucharistie, nous pouvons le retrouver en réapprenant à travailler. Le levain de tout pain, c’est notre travail quotidien.


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