Les grandes ailes de la vie

Capitaux narratifs / 7 - La mauvaise culture chasse la bonne existence

de Luigino Bruni

Publié dans Avvenire le 24/12/2017

171223 Capitali narrativi 07 rid« Mais, lorsque Céphas (Pierre) vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s’était mis dans son tort. […] Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : “Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en Juifs ?” »

Saint Paul, Épître aux Galates

La vie possède sa plénitude qui, à elle seule, nous comble et nous rassasie. La lune, l’aurore, le coucher du soleil, la souffrance, l’amour, un regard, un enfant, sont des paroles incarnées plus concrètes et plus authentiques que les paroles que nous utilisons pour les décrire. Si tel n’était pas le cas, nous ne comprendrions pas pourquoi la plupart des personnes, aujourd’hui comme hier, sont incapables de composer des poésies ou des essais de théologie et parviennent pourtant à toucher du doigt la vie avec la même profondeur que le poète et le philosophe. C’est cet accès direct au mystère de l’existence qui nous rend tous vraiment égaux sous le soleil, avant les nombreuses différences et inégalités bonnes ou mauvaises. Peut-être est-ce lui encore qui nous rend parfois capables de percevoir une vraie fraternité universelle entre nous et les animaux, les plantes et la terre, que nous sentons vivants, comme nous. Hélas, même cette infinie richesse peut se transformer, dans certains cas, en une forme de pauvreté.

Le primat de la vie acquiert une force et une portée particulières dans les réalités collectives générées par les idéaux et/ou charismes. La vie passe toujours en premier ; cependant, lorsque cette vie se remplit d’esprit et donne naissance à des communautés équilibrées, l’expérience peut nous combler au point de nous faire croire que, dans la vie, seul nous suffit ce que nous sommes déjà en train de vivre.

« Les belles choses, on les fait d’abord, ensuite on les pense » (Don Oreste Benzi) : une phrase magnifique et exacte. Lorsque la vie suit son cours et que les communautés grandissent grâce à cette beauté originelle, vient le moment de commencer à penser les choses belles que l’on est en train de faire ; et, pour pouvoir bien effectuer cette tâche, il faut des catégories culturelles aussi « belles » que la vie que l’on construit. Or, souvent, dans l’ivresse de la plénitude de la vie présente, on passe facilement du primat juste et naturel de la vie à l’absolutisation de la dimension de son expérience ; on finit alors par empêcher cette même vie de s’exprimer dans toute sa beauté, dans toute sa force et sa durée. La plénitude du présent vide l’avenir de son contenu.

C’est précisément à l’intérieur de cette dynamique entre la-vie-et-rien-d’autre et la vie vivante au point qu’elle cherche à s’épanouir en culture, que l’on se heurte à des défis et à des pièges de taille, souvent décisifs. La vie suffit, certes ; cependant, dans les expériences idéales collectives, la vie suffit vraiment à condition qu’elle devienne aussi culture. L’histoire nous enseigne également que, pour qu’une nouveauté collective puisse perdurer au-delà de sa fondation, il ne suffit pas de continuer à vivre cette nouveauté. Il faut la penser afin de pouvoir la raconter en recourant aux catégories et aux paroles justes, qui doivent présenter le même degré de nouveauté que les faits vécus.

Lors des premiers temps, la personnalité des fondateurs, l’énergie vitale presque infinie et la lumière aveuglante de la nouveauté parviennent à masquer l’indigence des catégories et du langage adéquats ; pendant longtemps, on vit et grandit avec la conviction que l’on n’a pas besoin d’effectuer un travail culturel et encore moins théorique. Or, en réalité, dès le départ les communautés ne peuvent se passer des catégories et des langages pour vivre et parler. Alors, soit elles décident d’essayer de « fabriquer » les instruments qu’elles ne possèdent pas encore, soit, plus simplement, elles les achètent ou les empruntent. Or, plus une expérience est originale, moins elle trouvera de bons instruments existant déjà sur le marché, entre autre parce que, lorsqu’une nouveauté communautaire apparaît, cette nouveauté est une nouveauté de vie, mais aussi une nouveauté culturelle. Pourtant, contrairement à la-vie-et-rien-d’autre, les nouveautés culturelles ne mûrissent pas spontanément : un travail intentionnel et spécifique doit être réalisé pour les faire émerger, et ce travail est rarement fait.

On ne s’étonnera donc pas que, dans la plupart des cas au cours de l’histoire, les innovations apparues grâce aux communautés et aux mouvements idéaux aient été absorbées par la tradition. En effet, le recours à des catégories erronées et/ou dépassées que l’on trouve sur le marché aboutit simplement à la réorganisation de la nouveauté vécue. La mauvaise culture chasse ainsi la bonne vie.

De nombreuses communautés spirituelles (mais également certaines belles entreprises civiles et coopératives) risquent aujourd’hui de disparaître car elles n’ont pas effectué en temps voulu un travail culturel spécifique sur leur propre identité ; en racontant mal leur nouveauté sur le plan culturel, peu à peu elles perdent de leur force, y compris sur le plan vital. Les catégories culturelles erronées se transforment en un lit de Procuste : elles sont amputées des nouveautés qui n’entrent pas dans le moule trop étroit. Ainsi, ce qui reste à l’extérieur est fatalement l’excédent entre l’ancien et le nouveau, c’est-à-dire les innovations les plus grandes et originales dont ces communautés ou entreprises étaient porteuses. Pour toutes ces raisons (et il y en a d’autres), lors des expériences communautaires idéales le vin nouveau de la vie finit dans de vieilles outres narratives et s’en trouve gaspillé. De magnifiques expériences sont ainsi racontées dans un langage inadapté.

Certaines erreurs sont caractéristiques des OMI qui ont bien saisi combien il est important de construire de nouvelles catégories culturelles. La première consiste à confondre les catégories et le langage culturels avec les catégories et le langage spirituels. Après avoir entamé un premier travail, on s’arrête trop vite au langage et aux principes spirituels ou religieux, qui sont en général les premiers langages apparaissant en même temps que l’expérience. Or, le travail culturel devrait consister à transformer et à universaliser aussi bien l’expérience que son langage spirituel ou religieux, ce qui, dans ces cas-là, ne se produit pas, parce que l’on confond le début et l’issue du processus. C’est ainsi que la nouveauté ne se développe pas, confinée qu’elle est dans des lieux et des langages trop étroits.

La culture a besoin de l’esprit et de la chair, du caractère entier de la vie, si l’on veut que cette vie se développe et porte ses fruits. Dans ce type de travail, il est primordial de calculer le temps qu’il faudra, car il est bien plus difficile de corriger de fausses catégories culturelles que de partir de zéro. En outre, si on laisse passer trop de temps, les catégories que l’on a empruntées s’introduisent dans la chair du « charisme », ce qui rend la tâche extrêmement ardue.

Une seconde erreur consiste à penser que ce travail culturel doit être confié à une élite d’intellectuels ou de professeurs. On oublie ainsi que la culture va bien au-delà du travail intellectuel, parce qu’elle a besoin de la vie et de la pensée de chaque membre de la communauté, y compris la vie et la pensée populaire, celle du travail et des pauvres. Cela crée des catégories et un langage qui ne sont pas au service de la vie et qui, au final, font fuir et excluent les personnes moins outillées intellectuellement, jusqu’à favoriser la création de nouvelles castes.

Il existe enfin des communautés qui commencent par définir au préalable ce que les experts devront étudier afin de les asseoir et de les consolider culturellement, sans pour autant les remettre en question. On ne travaille donc pas dans cette liberté d’esprit que tout vrai travail culturel exige, et l’on finit par se contenter de réaffirmer les convictions pré-culturelles que l’on connaissait déjà, convaincu d’avoir effectué un travail culturel qui, en réalité, n’a jamais commencé. Dans l’histoire du christianisme, il a fallu des siècles pour que les vérités et les dogmes naissent d’un travail culturel libre et non dogmatique, du dialogue et de la confrontation âpre avec les hérétiques et les schismatiques, dans le creuset de la dialectique où existaient des visions très variées. Dès le début, les récits des vérités de la foi chrétienne ont été nombreux et différents les uns des autres. Quatre évangiles, les épîtres de Paul et celles de Jacques et Pierre, dans la continuité d’une Bible hébraïque où coexistaient Job et le Cantique des cantiques, Daniel et Qohélet. L’Ancien et le Nouveau Testament ne se sont pas transformés en une idéologie stérile parce qu’ils étaient pluriels et pluralistes, parce qu’ils ont exprimé par des voix différentes et en conflit entre elles, des vérités plus grandes et complexes que celles qu’un unique récit aurait pu exprimer. Sans les disputes entre Paul et Pierre, antérieures à la rédaction des évangiles, ces évangiles auraient été bien plus pauvres, et peut-être se seraient-ils même perdus au milieu des nombreux textes idéologiques, apocalyptiques et gnostiques de Palestine et de Syrie.

De nombreuses OMI, quant à elles, œuvrent à la médiation culturelle du message idéal à travers un mandat d’orthodoxie des vérités non négociables ; l’indispensable élaboration du langage et des catégories finit alors par devenir un exercice pauvre car monotone, qui provoque un rapetissement de la vie, au lieu d’incarner son universalisation et son épanouissement. Elle se transforme en un lasso qui empêche le charisme de voler librement ou le confine dans le périmètre de sa cage. Un seul évangile ne pourrait suffire aux OMI pour raconter leur propre miracle.

Le bon travail culturel n’est jamais une simple transposition d’une réalité déjà existante en une réalité fondamentalement identique mais racontée dans un autre langage : ce phénomène est caractéristique des opérations idéologiques et de ses « intellectuels organiques ». Le travail culturel n’est pas une technique, mais la révélation de nouveautés que l’on ne percevait pas auparavant et que l’on ne verrait pas en son absence. Il consiste à découvrir que des réalités qui semblent tout à fait nouvelles étaient en fait déjà présentes dans la tradition ; il vient démasquer les infiltrations des idéologies, ce qui arrive très fréquemment au sein des OMI et qui, sans un exercice culturel systématique en toute liberté, finit par étouffer les idéaux et la vie. Saint Paul ne s’est pas contenté de traduire la première annonce chrétienne, pas plus que Bonaventure et Thomas ont simplement traduit les charismes de François et Dominique : ils ont innové et fondé des structures que nous n’aurions jamais eues sans leurs « charismes ». Ils ont donné aux idéaux de leurs fondateurs des ailes plus grandes pour leur permettre de voler plus haut et de parvenir ainsi jusqu’à nous. Toute vraie opération culturelle recèle toujours le risque de l’hérésie et de la trahison, un risque qui, souvent, bloque dès le début le travail culturel véritable et nécessaire.

Pour tenter d’exprimer la très grande nouveauté de la première nuit de Noël, ni les récits des bergers, ni ceux de Marie et des premiers disciples n’auraient pu suffire. Sans l’apparition de nouveaux charismes, sans un certain laps de temps et un travail fourni, personne n’aurait pu écrire que « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous ». L’Évangile a su enchanter et changer le monde entre autres parce qu’il s’agit d’un récit merveilleux. La première outre nouvelle contenue dans l’Évangile est l’Évangile lui-même.

Le désir de Noël ne s’est jamais éteint sur terre. C’est nous qui avons renoncé depuis bien longtemps à le raconter avec la beauté capable aujourd’hui d’enchanter nos collègues, nos amis et nos enfants. Pourtant, ils n’attendent que de s’entendre dire, avec des paroles nouvelles, que Dieu est devenu enfant dans le sein d’une femme, qu’il est né pauvre dans une grotte et qu’il est ressuscité d’entre les morts. Joyeux Noël !


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