De la révolution des soins opérée par le covid, nous sortirons en payant mieux les soins eux-mêmes et en réapprenant à nous pencher sur les victimes, car nous sommes encore capables de sentir nos entrailles remuer devant la douleur du monde.
de Luigino Bruni
publié sur Il Messaggero di Sant'Antonio d’avril 2021
La Bible pourrait aussi se raconter à travers ses monnaies. A partir des quatre cents sicles d’argent payés par Abraham pour acheter aux Hitites la tombe de sa femme Sarah, le premier contrat monétaire dont on ait trace dans la Bible (Gen 23). Toujours dans le livre de la Genèse, le mot profit (bècà), emprunté au lexique commercial de l’époque, fait son apparition dans l’épisode de la vente de Joseph par ses frères : « Quel profit y aurait-il à tuer notre frère ? ». Ainsi, après l’avoir jeté dans une citerne, les frères écoutèrent Juda et « vendirent Joseph pour vingt sicles d’argent » (Gen 37, 28) à des marchands en route vers l’Égypte.
Des frères qui vendent un frère, et des marchands qui l'achètent. Le profit des marchands entre immédiatement en conflit avec la valeur de la fraternité. Vingt sicles c’était le prix d'un esclave ou d'une paire de sandales (Amos), vingt fois moins que les quatre cents sicles d'Abraham. Cette somme dérisoire versée pour un frère dit le mépris de la vie et de la fraternité. Joseph, ensuite (chap. 37), donnera à son jeune frère Benjamin 300 sicles, soit douze fois plus que le prix payé pour sa vente, un don dépassant douze fois le bénéfice. Cette entrée du profit dans la Bible pourrait suffire à comprendre l'origine de l'ambivalence de l'argent dans l'humanisme biblique. Le christianisme a donc repris et développé cette ambivalence, à partir des Évangiles eux-mêmes, où les pièces de monnaie abondent, présentes dans des textes décisifs, de la drachme perdue à l'ouvrier de la dernière heure, sans oublier les dettes et les débiteurs présents jusque dans le Notre Père.
Jésus expulse les changeurs du temple de Jérusalem, présente la religion de l'argent ("Mammon") comme une alternative à la sienne ; mais ensuite Luc nous raconte une parabole, celle des talents - considérée, entre autres, parmi les rares probablement racontées par le Jésus historique -, où la logique du Royaume des Cieux est confiée à deux « procureurs » loués parce qu'ils ont investi l'argent reçu, tandis que le troisième se voit reprocher d'être paresseux et avare. Mais les deniers les plus célèbres de la Bible chrétienne sont sans aucun doute les trente de Judas. L'évangile de Jean nous montre Judas réprimandant la femme de Béthanie qui avait gaspillé de l'huile sur Jésus : « Pourquoi n'as-tu pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres ? » (12,5). Pour nous dire que Judas en plus d'être un traître était aussi un mauvais commerçant, pour avoir vendu pour quelques deniers le Christ, qui avait une valeur immense.
Mais la présence de l'argent dans l'Évangile ne s'arrête pas là. Il y a aussi les deux deniers que le bon Samaritain paie à l'aubergiste, en ajoutant cette belle phrase : « Prends soin de lui ». (Lc 10, 35). Ces deux deniers payés pour les soins nous apprennent beaucoup de choses. Le Samaritain aurait pu invoquer sa propre gratuité pour l'aubergiste également, mais il ne le fait pas : il le paie, et reconnaît ainsi la valeur de son travail de soins. Alors payer un prix peut être un bon outil pour les soins. Ce n'est pas seulement le don gratuit qui est le bon langage des soins. En même temps, le contrat avec l'aubergiste est pleinement chrétien et humain car il est précédé par les soins différents et gratuits du Samaritain, qui, par un « mouvement des entrailles », prend soin de la victime qui est tombée sous les coups des brigands. Aujourd'hui, les soins ne manquent pas d'être payés, mais ils le sont toujours trop peu, car ils ne sont pas valorisés socialement. De la révolution des soins opérée par le covid, nous sortirons en payant mieux les soins eux-mêmes (et donc les femmes, qui sont souvent celles qui s'y consacrent), et en réapprenant à nous pencher sur les victimes, parce que nous sommes encore capables de sentir nos entrailles remuer devant la douleur du monde.
Credits Foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA